Les campus virtuels, du siècle des Lumières à l'économie du savoir
Gaëtan Tremblay1
En décembre 1999, le magazine Time proclamait Jeff Bezos, fondateur d'Amazon.com, personnalité de la dernière année du deuxième millénaire. Par ailleurs, depuis plus d'un an, le Nasdaq ne cesse de briser record après record, dopé par la croissance débridée de la valeur boursière de tout ce qui touche au commerce en ligne. En cette fin de décennie marquée par l'expansion fulgurante de l'internet, le commerce électronique a le vent en poupe (36 milliards de dollars en 1999, selon une étude du Boston Consulting Group2) et l'administration américaine prévoit l'émergence d'une nouvelle économie, la digital economy, dont elle cherche déjà à imaginer les caractéristiques (Margherio et alii, 1998 ; Henry et alii, 1999).
L'idée de campus virtuel est certes moins connue du grand public. Elle n'en constitue pas moins l'un des thèmes dominants du discours sur la société et l'économie du savoir (expressions qui, en Amérique du Nord, ont pris le pas ces dernières années -sans les avoir pour autant remplacées- sur celles de sociétés ou d'autoroutes de l'information). La formation continue et la modernisation du système scolaire ne sont-elles pas identifiées comme des exigences fondamentales des temps nouveaux par l'ensemble des énoncés de politiques qui s'intéressent au développement des technologies de l'information et de la communication depuis le début des années 19703 ? Nouveaux instruments de diffusion du savoir, les campus virtuels seraient destinés à devenir des institutions centrales de la nouvelle économie numérique, dont le commerce électronique constitue actuellement la manifestation la plus spectaculaire.
On a aussi ambitionné, en d'autres temps, de fonder le développement collectif sur la connaissance et le savoir. Sans remonter jusqu'à Platon, rappelons que les hommes et les femmes du siècle des Lumières ont rêvé de faire de la Raison le principe universel de la conduite individuelle comme de la vie collective et ceux et celles du xixe siècle ont cru qu'un progrès continu résulterait des avancées de la science et de la technologie. L'histoire a malheureusement apporté son lot de déception aux uns comme aux autres. En ce début du xxie siècle, l'économie du savoir, fondée entre autres sur la multiplication des campus virtuels, saura-t-elle davantage combler les aspirations ?
Les philosophes des Lumières proposaient certes de construire la connaissance sur la rationalité et de la rendre accessible à tous. Ils ne limitaient cependant pas leur ambition à la formation individuelle et aspiraient à étendre les bienfaits des Lumières à l'exercice du pouvoir et à la gestion du bien commun. La démocratie devait donc être guidée par l'exercice public de la raison et les citoyens devaient faire l'apprentissage des valeurs nécessaires pour y participer.
Il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître que, malheureusement, la formation et l'expression de l'opinion publique ne correspondent que très rarement à cet idéal. Jusqu'à présent pourtant, le système d'éducation, de l'école primaire jusqu'à l'université, reste le lieu principal de formation de l'esprit civique. Qu'en adviendra-t-il avec l'émergence et le développement des campus virtuels, modes de transmission du savoir à distance qui, en cette époque de libéralisation du commerce, ignorent de plus en plus les frontières ? Si l'esprit civique animait le siècle des Lumières, ne doit-on pas craindre que l'économie du savoir ne soit un peu trop exclusivement motivée par le sens des affaires ? Comment assurer la socialisation aux valeurs nécessaires à la vie collective dans un univers électronique ?
Ces questions appellent un débat de fond qui ne peut cependant être poursuivi avant d'avoir déployé la complexité du phénomène que recouvre la notion de campus virtuel, dans ses dimensions académiques et pédagogiques tout autant qu'économiques et politiques. Ce texte propose donc une amorce de réflexion sur la réalité émergente et encore floue des campus virtuels, qu'on ne saurait réduire à de simples instruments économiques et commodes de transmission des connaissances. Dans un premier temps, il fait un premier tri entre tout ce qui se réclame de l'appellation. Dans un deuxième, il évoque la révolution pédagogique attendue de la création des campus virtuels. Dans un troisième, il situe le contexte de mondialisation, d'industrialisation et de marchandisation dans lequel s'insère le développement de ces institutions électroniques. Enfin, dans un quatrième temps, il interroge la manière dont ces modes d'apprentissage prendront ou non en compte la formation à la citoyenneté.
Les types de campus virtuels
Certains philosophes, comme Pierre Lévy (1998), ont décortiqué le sens du virtuel et de ses rapports au réel. Quel que soit l'intérêt de telles analyses, elles nous seront de peu d'utilité ici. Comme on le verra ci-dessous, l'expression campus virtuel revêt les formes les plus diverses, mais toutes renvoient simplement, sans prétention philosophique, à l'offre de services éducatifs "en ligne", par opposition à celle de services dispensés en un lieu physique déterminé, dans un collège ou une université géographiquement situés.
J'ai procédé, au cours des derniers mois, avec l'aide de Claire Roberge, étudiante à la maîtrise en communication de l'UQAM, à une recherche systématique mais non exhaustive des sites web qui se présentent comme des campus virtuels d'enseignement supérieur. L'imprécision des termes, la grande variété des expériences qui se réclament de cette appellation et l'évolution très rapide de la situation rendent vaine, pour l'instant, toute tentative d'inventaire complet.
Dans cet amas multiforme de quelques centaines de sites, on peut distinguer cinq manières de comprendre l'expression "campus virtuels" :
Premier cas de figure, les universités entièrement virtuelles, qui offrent ou aspirent à offrir une formation complète "en ligne". Elles se recrutent presque toutes parmi les institutions spécialisées depuis plusieurs années dans la formation à distance. Ce sont l'Open University de Londres, la Télé-université du Québec, l'Athabasca University de l'Ouest canadien, etc. Malgré l'évolution rapide de la situation, elles sont en fait encore peu nombreuses. Une enquête de la Distance Education and Training Council (DETC) des Etats-Unis, effectuée en février 1998 auprès des 61 institutions qui y sont accréditées, révèle que, si le courrier électronique est utilisé dans 72 % des cas comme moyen pédagogique, seulement 11 % des cours requièrent du temps d'utilisation d'internet et 3 % y diffusent leur contenu.
Les universités partiellement virtuelles sont plus nombreuses et prolifèrent rapidement. Ce sont pour la plupart des universités au sens classique du terme, qui offrent leurs programmes en présentiel et voient dans l'internet un moyen de mieux servir leurs étudiants et une possibilité d'élargissement de leurs clientèles. Proportionnellement, elles ne dispensent encore que peu de leurs cours à distance mais leur rythme de croissance est déjà difficile à suivre. A court et à moyen terme, cependant, ces universités resteront principalement des universités sur campus et très partiellement à distance.
Les modèles hybrides sont plutôt rares mais leur caractère expérimental présente un intérêt certain. Ils se distinguent des universités partiellement virtuelles en ce que ce sont des expériences qui conjuguent divers dispositifs pédagogiques (vidéoconférence, cours en ligne, multimédia, cours en présentiel), soit de manière provisoire parce qu'elles ne peuvent encore tout offrir sur multimédia "en ligne", soit parce qu'elles essaient de mettre au point un nouveau modèle pédagogique. On peut citer l'exemple de l'Ecole de technologie de l'information, créée conjointement par l'Ecole de technologie supérieure (ETS), la Télé-université (TELUQ), l'Institut national de recherche scientifique (INRS) et l'Université du Québec à Montréal (UQAM) ; et divers cours expérimentaux.
Certaines universités ne dispensent que des services administratifs (information, inscription, etc.) en ligne et se prétendent tout de même virtuelles. Ce niveau minimal, qui devient de plus en plus une exigence de base pour toutes les universités, ne justifie guère le recours à l'expression "campus virtuels" et son utilisation est quelque peu abusive.
Enfin, certaines universités qualifient leur site de campus virtuels simplement parce qu'il utilise un logiciel qui autorise une visite virtuelle de leur campus.
Nous ne retiendrons pas ici les deux dernières acceptions, qui ne font guère qu'ajouter à la confusion d'un phénomène aux contours déjà fort imprécis. Il reste donc trois types de campus virtuels : les universités entièrement virtuelles, les universités partiellement virtuelles et les modèles hybrides. Hasardons un premier pronostic. Le deuxième type est déjà le plus fréquent et continuera sans doute de s'affirmer tel au cours des prochaines années. Le premier continuera vraisemblablement à desservir une clientèle n'ayant que difficilement accès aux campus physiques et l'avenir du troisième dépendra tout autant de sa viabilité financière que de sa performance pédagogique.
Mais pourquoi donc cet engouement pour la création de campus virtuels ? S'entremêlent, comme nous allons le voir rapidement dans les deux prochains points, des motifs pédagogiques et économiques.
Une révolution pédagogique ?
Nul doute que les administrateurs universitaires, tout autant que les professeurs et les étudiants, souhaitent que les technologies de l'information et de la communication (Tic) se révèlent des moyens d'améliorer l'accessibilité et la qualité de la formation. A cet égard, les promoteurs mettent habituellement de l'avant quatre avantages majeurs pour l'étudiant qui s'inscrit à une formation dans un campus virtuel :
l l'intérêt que stimule l'interactivité.
Ces attentes, aujourd'hui projetées sur le multimédia, la vidéoconférence et l'internet, ne sont guère nouvelles. Depuis ses origines, l'enseignement à distance cherche à satisfaire des besoins similaires. En atteste, par exemple, le texte de présentation du site internet du DETC, dont les affiliés sont, répétons-le, des institutions qui utilisent surtout les techniques anciennes que constituent le courrier et le téléphone :
Unlike most distance education courses offered by "traditional" colleges and universities which are semester and classroom oriented, with courses offered by DETC-accredited institutions you can study any time and any where. Distance education is specially suited for busy people who wish to increase their knowledge and skills without giving up their jobs, leaving home, or losing income. You learn while you earn. Many courses provide complete vocational training, others prepare you for upgrading in you present job, without losing wages, experience or seniority. You receive individual attention, and you work at your own pace.
Les universités recherchent donc, à travers l'utilisation des TIC et la création de campus virtuels, une amélioration de la qualité et de la productivité de l'ensemble de leurs services. Mais leurs discours dépassent souvent le niveau des préoccupations purement utilitaristes. Il n'est pas rare, loin de là, qu'ils prédisent une véritable révolution pédagogique, consécutive à l'utilisation des TIC et à la création des campus virtuels. Retenons-en deux exemples, parmi beaucoup d'autres, l'un au Québec, le second en Australie.
Dans son "Plan d'action pour l'implantation des technologies de l'information dans la formation", l'UQAM affirme : "Les enjeux pédagogiques sont accentués par l'hypothèse d'un changement de paradigme en éducation, via les TIC, changement qui pourrait être aussi profond que l'invention de l'imprimé par Gutenberg" (p. 23). Comparaison à l'imprimerie maintes fois reprise, qui fait désormais partie des évidences, jamais démontrées, comme cette autre, qui promeut les changements consécutifs à l'introduction des TIC au rang de troisième révolution industrielle !
Et le document poursuit en présentant une typologie des universités selon leurs modalités d'utilisation des TIC : l'université campus, l'université multimédia et l'université à distance. Chacune est caractérisée selon son type d'enseignement, son modèle pédagogique, ses modes d'apprentissage, et ses méthodes d'encadrement.
L'objectif de la comparaison présentée au tableau n° 1 est à peine voilé. Il s'agit de montrer la supériorité des modèles faisant appel aux TIC sur le premier, l'université de type classique. Un rapide coup d'½il permettra de noter la richesse des types université multimédia et université à distance par rapport à celui de l'université campus. Chacun des deux premiers comporte trois situations d'enseignement alors que le dernier se limite à une seule, la classe traditionnelle. Tout découle de cette première approximation. La classe traditionnelle ne peut accueillir, dans cette perspective, qu'un seul modèle pédagogique, le cours magistral où les interactions entre professeurs et étudiants, ou entre étudiants eux-mêmes semblent interdites. Simplification outrancière de ce qui se passe réellement dans une salle de classe universitaire de nos jours !
Le site d'OTEN, en Australie, qui se présente comme un campus virtuel en technologies de l'information, offre divers services de formation à distance. Dans sa bibliothèque, on peut trouver des textes de recherche et de réflexion sur le campus virtuel. Celui de WEBB (1997) propose une comparaison en onze points de la stratégie d'apprentissage par internet (Internet Learning Strategy) et celle d'apprentissage en classe (Classroom Learning Strategy). L'objectif ici est plus modeste. Le tableau comparatif n° 2 ne tente pas de démontrer la supériorité du campus virtuel ; il se contente de faire voir qu'il possède presque toutes les ressources nécessaires pour en faire un équivalent acceptable de la situation en présentiel, tout en autorisant plus de souplesse par rapport aux contraintes de temps et d'espace.
On le voit à partir de ces deux exemples : les possibilités que recèlent les TIC sont diversement appréciées et les espérances de transformation qu'elles suscitent sont plus ou moins élevées. Les projets de campus virtuels n'en véhiculent pas moins presque toujours de fortes ambitions pédagogiques, dont plusieurs s'articulent sur le thème de l'autonomie de l'apprenant que favoriserait le recours aux TIC (Moeglin, 1998). L'espace manque toutefois ici pour aborder cette importante question.
Mondialisation, industrialisation, marchandisation
"Find out how to get rich on the internet. Own a virtual university". Tel est le conseil que prodique Hugh Holub, le créateur d'un site intitulé Genuine Diploma Mill (Authentique fabrique de diplômes)4 et qui affiche une grande variété de formations en ligne.
Le site est humoristique et l'intention sarcastique. Mais David Nobel (1998), auteur d'un article sur ce thème, publié dans une revue électronique, ne prend pas la menace à la rigolade. Pierre Moeglin et moi-même (1999a ; 1999b) avons d'ailleurs montré, dans deux articles récents de Sciences de la société, que la création des campus virtuels participe bel et bien de la marchandisation et de l'industrialisation de la formation universitaire.
Les motifs pédagogiques ne sont pas les seuls qui expliquent l'engouement actuel pour les campus virtuels. La rationalisation des coûts, l'augmentation des clientèles et l'amélioration de la productivité constituent des incitatifs puissants auprès de plusieurs administrations universitaires aux prises, depuis quelques années avec une réduction de leurs ressources financières. L'aveu en est explicitement fait dans le document déjà cité de l'UQAM (voir par exemple en pages 21 et 22). Se servir des TIC pour retenir les clientèles actuelles et en attirer de nouvelles (en particulier dans le vaste secteur de la formation continue), mieux cibler l'offre de services pour rejoindre des groupes aux besoins spécifiques, éditer une partie des contenus pour diminuer les coûts de production, utiliser les télécommunications pour réduire les frais de transport, de location et d'entretien de locaux, voilà autant d'avantages économiques qu'on espère retirer de la création de campus entièrement ou partiellement virtuels.
Le recrutement de nouvelles clientèles -l'accroissement de l'accessibilité à la formation universitaire, dans un langage plus politiquement correct5- constitue sans doute une stratégie d'avenir pour les institutions universitaires, tant sur le marché national qu'international. Dans une économie qui repose de plus en plus sur la maîtrise de connaissances scientifiques et techniques de haut niveau, la formation continue devient une nécessité pour un nombre grandissant de travailleurs.
Les espoirs d'amélioration de la productivité sont plus problématiques, tout au moins à court terme. C'est le paradoxe de Solow (Triplett, 1998) : contrairement aux prévisions de la théorie, les statistiques démontrent que la productivité dans les services s'est détériorée depuis l'invention de la micro-informatique au début des années 1970. On avance trois types d'explication de ces résultats surprenants : 1) Les statistiques ne sont pas adaptées et ne mesurent pas correctement la productivité dans les services ; 2) Les entreprises n'ont pas encore apporté les changements organisationnels qu'autorisent les TIC ; 3) Le phénomène est encore trop récent pour que l'impact en soit mesurable (Castells, 1998). Nous pourrions, en ce qui nous concerne ici, en ajouter une quatrième : la nature du service éducatif se prête mal à une analyse en termes de productivité (Tremblay, 1999a ; 1999b).
Dans la plupart des pays occidentaux, l'éducation est conçue davantage comme un service public que comme une activité commerciale, même si la loi autorise souvent l'existence d'un secteur privé plus ou moins étendu. Mais en cette époque de globalisation, aucune activité ne semble à l'abri de l'ouragan néo-libéral. La reprise des négociations dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, en décembre 1999, en donne des signes évidents : le secrétariat avait préparé une vingtaine de documents sur le secteur des services. L'éducation était du nombre.
En 1995, selon les calculs de l'OMC, le marché international en matière d'éducation supérieure pouvait être estimé à 27 milliards de dollars US (WTO, 1998: 9). L'organisation ne se fait guère d'illusion sur les niveaux primaire et secondaire, dont elle pense qu'ils vont rester en grande partie du domaine public. L'enseignement supérieur (collégial6 et universitaire) et l'éducation aux adultes lui apparaissent en revanche comme des créneaux intéressants pour de futures avancées commerciales, d'autant plus que le développement technologique en facilite les possibilités d'exportation.
La résistance à l'expansion tous azimuts des règles du commerce libéral à l'échelle de la planète s'est faite de plus en plus perceptible à l'approche de la reprise des négociations, à tel point que les discussions de Seattle n'ont rien donné de concret. On aurait cependant tort d'en conclure à un échec définitif. Les services ne sont pas à l'abri des tendances globalisantes.
Les universités n'ont d'ailleurs pas attendu les délibérations de l'OMC pour exporter leurs programmes. Un nombre croissant d'entre elles, parmi les plus prestigieuses comme les moins connues, proposent déjà leurs services à l'étranger, seules ou en partenariat, à des tarifs souvent supérieurs à ceux exigés dans leur pays d'origine. Nul doute qu'elles y voient un terrain fertile à la prolifération des campus virtuels.
Education et citoyenneté
On s'accorde généralement à reconnaître que l'école, institution de socialisation centrale dans nos sociétés modernes, remplit trois types de fonctions. Elle sert à former des personnes, des travailleurs et des citoyens. J.-L. Derouet (1989, 1992), en a tiré trois logiques : la logique civique, la logique domestique et la logique industrielle. Se fondant sur ces distinctions, Yolande Combès en vient, au terme de sa réflexion, à la conclusion suivante :[?]
la question de la citoyenneté est, dans les faits, occultée au profit du développement personnel de l'individu. Cette valorisation de la sphère privée par rapport à la sphère publique éclaire différemment la place accordée à la logique domestique, au sein du système éducatif, dans notre société [?] Au terme de cette réflexion, nous constatons donc qu'à l'affaiblissement de la logique civique dans l'éducation correspond la montée d'une logique domestique coïncidant avec la montée de l'individualisme. Celle-ci favorise un retour sur l'individu qui prépare, en quelque sorte, le terrain à la logique industrielle. (COMBES, 1993 : 46-49).
On peut craindre que la prolifération des campus virtuels ne renforce cette tendance. Les campus universitaires ont souvent été, dans plusieurs pays, des lieux de pratique démocratique intense, où la critique et la contestation ont pu s'exprimer plus librement qu'ailleurs. Advenant que s'accentue l'offre internationale de services éducatifs, comment la formation civique sera-t-elle assumée dans les campus virtuels ? Le courrier électronique et les chats sauront-ils remplacer avantageusement les débats en amphithéâtre ou sur la place publique ? Certains en sont convaincus et font miroiter un paradis démocratique électronique. Mais par delà ce délire technophile, les études sérieuses sur l'utilisation démocratique de l'internet sont encore peu nombreuses et si l'on soupçonne qu'il a compté dans certaines situations -par exemple, dans l'opposition internationale à l'Accord multilatéral sur les investissements (AMI)- on en connaît encore mal le rôle exact.
Seuls quelques futurologues plus ou moins sérieux prédisent que les campus physiques sont appelés à disparaître et que la formation universitaire se donnera à l'avenir essentiellement à distance, par campus virtuels interposés. Il est davantage probable que ces derniers continueront surtout à servir de palliatifs à ceux qui peuvent difficilement accéder, pour des raisons professionnelles ou familiales, en vertu de contraintes de distance ou de temps, à la formation sur place dans le cadre des campus universitaires classiques. On peut cependant raisonnablement penser que cette population est appelée à croître sensiblement au cours des prochaines années, en particulier dans les contrées (régions ou pays) ou l'offre de formation universitaire sur place est réduite ou déficiente. N'est-ce pas le cas de plusieurs pays économiquement peu développés ? Comment se feront alors l'apprentissage des réalités locales et la formation civique dans ces pays où un grand nombre d'étudiants prendront leur formation sur des campus virtuels alimentés et gérés de l'étranger ?
Conclusion
Les campus virtuels constituent des réalités émergentes, aux profils encore vagues. Il est fort probable que certains modèles se consolideront et connaîtront un développement important au cours des prochaines années, sans aller toutefois jusqu'à remettre en cause la suprématie des campus physiques traditionnels. Les expériences en cours laissent d'ailleurs deviner que ce seront souvent les mêmes institutions qui gèreront les uns comme les autres. S'il est une leçon à tirer de l'évolution actuelle, c'est que l'enseignement à distance ne sera plus désormais le monopole d'institutions spécialisées.
Les questions que soulève un tel développement ne sont pas que pédagogiques. J'ai essayé de faire entrevoir rapidement que, pour bien comprendre les enjeux que représente l'émergence des campus virtuels, il faut d'une part les situer dans le contexte de la libéralisation et de la mondialisation et, de l'autre, analyser leur rôle dans les processus de marchandisation et d'industrialisation des services de formation. On pourra ainsi mieux soupeser les transformations qui en découleront pour l'ensemble du système éducatif. Peut-être également pourra-t-on identifier les conditions auxquelles ces campus virtuels et autres applications technologiques pourraient contribuer à la diffusion des Lumières autant qu'à l'expansion de l'économie du savoir.
GRICIS, Université du Québec à Montréal (UQAM).
La Presse, "1999, l'année du commerce en ligne aux Etats-Unis", le 21 décembre 1999.
Par exemple, le National Information Infrastructure (NII) du vice-président Al Gore, le rapport du Comité consultatif canadien sur l'autoroute de l'information (Le défi de l'autoroute de l'information, ministère des Approvisionnements et Services, Canada, Ottawa, 1995) ; le rapport Bangemann (The Bangemann Committe Report, Europe and the Global Information Society, Recommendations to the European Council, Brussels, 1994), le rapport du ministre danois de la Recherche et la technologie de l'information (From Vision to Action. Info-Society 2000, Denmark, 1995) ; le rapport japonais du Ministry of International Trade and Industry (Program for Advanced Information Infrastructure, Tokyo, 1994) ; le rapport japonais du Ministry of Posts and Telecommunications (Reforms towards the Intellectually Creative Society of the 21st Century, Tokyo, 1994).
Welcome to America's only genuine diploma mill :(http://www.bandersnatch.com/gduedu.htm).
Mais de quelle accessibilité s'agit-il ? Rend-elle la formation universitaire d'un accès plus égalitaire ? Gladieux and Swail (1999) en doutent : "Not all students have equal access to computers and the Internet. In fact, there is evidence that students with the greatest need get the least access" (p. 17) et "The most advantaged citizens -and schools- are most able to benefit from cutting-edge technologies. Advantage magnifies advantage" (p. 20).
Au Québec, le collège correspond aux deux années qui suivent le secondaire et précèdent immédiatement l'entrée à l'université.