Richard Stallman est un des fondateurs du projet GNU destiné à protéger et renforcer le logiciel libre en développant un système d'exploitation complet et ouvert. Il est connu dans le monde du logiciel comme le créateur de l'éditeur "à tout faire" Emacs. Mais il a surtout contribué à popoulariser le logiciel libre et ses prises de position parfois radicales ont clarifié certains enjeux.
Terminal : Aujourd'hui, les logiciels libres arrivent à un tournant stratégique de leur histoire. Les succès enregistrés durant la période récente ont contribué à faire connaître et à séduire un nombre croissant de nouveaux utilisateurs. C'est un marché de masse qui s'ouvre aujourd'hui. De ce fait à la communauté des utilsateurs-développeurs il faut ajouter aujourd'hui une communautÉ de simples utilisateurs qui ne s'impliquent pas dans le modèle de production coopératif. Est-ce que cette bi-partition de la catégorie des utilisateurs ne risque pas de favoriser les comportements opportunistes et, à terme de mettre en péril le modËèe du développement coopératif?
Richard M. Stallman : Non, il n'y a qu'une communauté, qui contient deux genres d'utilisateurs. Les besoins sont différents mais nous faisons déjà des grands efforts pour les besoins des utilisateurs ordinaires non-hackeurs. La communauté peut continuer unie.
Terminal : Dans ces conditions, est-il encore soutenable pour les développeurs de voir les fruits de leurs efforts profiter à des utilisateurs qui en tireront tous les bénéfices sans aucune contrepartie. Comment peut-on admettre une telle situation?
RMS : L'existence d'un grand nombre de personnes qui ne feraient que dire merci ne nous gÍne pas. Il y a toujours eu une grande majorité d'utilisateurs qui n'ecrivaient aucune amelioration. Ce n'Était pas un problème dans le passé. Pourquoi cela le deviendrait maintenant ?
Il y a au moins dix millions d'utilisateurs de logiciels libres, mais cela n'empeche personne qui veut Écrire du logiciel libre de le faire. Tant que les utilisateurs qui contribuent sont assez nombreux, le programme s'ameliore toujours. Je crois que vous vous inquietez pour problËme qui n'existe pas.
Terminal : Le logiciel libre attire de plus en plus d'acteurs du monde marchand, qui mettent en place des modèles de licence intermédiaires ou hybrides du CopyRight et du CopyLeft. Dans quelle mesure la cohabitation entre des logiques opposées sur le fond, vous paraît-elle jouable de manière durable, et n'est-ce pas là l'un des prémisses d'une évolution du modèle du développement coopératif vers un modèle à la rémunération pécuniaire ne serait pas absente? Comment pourrait fonctionner un tel modèle?
RMS : Il y a plusieurs points dans votre question.
Je voudrais d'abord souligner que vouloir opposer logiciel libre et système marchand est une erreur. Il y a toujours eu de la rémuneration dans le monde du logiciel libre. Dès 1985 j'ai vendu des bandes de GNU Emacs pour $150. La rémunération est présente dans le developpement cooperatif depuis presque 15 ans.
La vraie opposition est entre le logiciel libre et le logiciel propriétaire. Mais la relation entre cette opposition et la remuneration n'est pas simple.
Ensuite, vous parlez des entreprises comme Sun ou d'Apple qui proposent des licences qui ne remplissent pas les critères du logiciel libre. Donc leurs logiciels ne contribuent en rien à notre communauté.
Une remarque : nous pensons aussi au fait que ces licences risquent de transformer ce qui est une nouvelle façon de produire du logiciel (les entreprises peuvent contribuer au logiciel mais elles ne dirigent pas son évolution) en un outils marketing (et technique) pour les entreprises.
RMS : Je comprends ce que vous avez voulu dire. C'est ici le risque du mouvement "open source", qui ne juge les logiciels que d'après des critère techniques et qui met en avant les bienfaits pratiques de l'ouverture des logiciels. Il est tentant pour des utilisateurs d'évaluer un programme uniquement par ses fonctionnalités et de faire passer au deuxième plan les questions de liberté.
Une des missions du mouvement "logiciel libre" est de garder à l'esprit et de rappeler l'importance de la question de la liberté.
Terminal : Le succès emporté par Linux n'est-il pas en train de conduire à l'émergence d'un standard de fait, non propriétaire certes, mais qui constituerait la seule alternative significative (en termes de part de marchÉ et donc d'externalités de réseau) à l'hégémonie de Microsoft. Qu'en est-il alors de la prÉservation de la variété?
RMS : Ce succes est attribué par erreur à Linux seul ; en vérite, c'est la combinaison du noyau Linux et du système d'exploitation GNU qui a du succËs.
Je me bats pour la liberté, l'Égalité et la fraternité ; pas pour la variété. Le mot "libre" dans "logiciel libre" veut dire que chacun est libre de proposer des changements et de les utiliser. Peut-etre que plusieurs versions d'un logiciel seront populaires, peut-etre que non. Tant que les utilisateurs ont la liberté de choisir, je ne vois pas de problème à ce qu'ils choisissent tous la meme version. Votre question est intéressante, parce que le plus souvent les gens me demandent le contraire : comment empecher la variété, qu'ils considèrent comme un problème, comment assurer qu'il n'y ait qu'une version. Mais je ne vois pas de grand problème à ce que les utilisateurs ne choisissent pas tous la meme version.
Terminal : Les questions de propriété intellectuelle sont particulièrement d'actualité, avec l'offensive menée par les partisans de la brevetabilité. Sur la base de quels arguments peut-on défendre le caractère public d'algorithmes de programmation qui permettent de les considérer comme de la connaissance pure, donc non appropriable. Est-ce que l'évolution actuelle vers des industries fondées sur la science et une économie fondée sur la connaissance, ne risque pas de généraliser ce problème bien au delà des technlogies de l'information? En quoi les logiciels libres apportent-ils une vision anticipatrice de ces questions?
RMS : Les éditeurs, les juristes et les économistes aiment à décrire le "copyright" comme étant un type de "propriété intellectuelle". Ce terme a un sens caché : l'idée que la façon la plus naturelle d'analyser le problème de la copie est de s'appuyer sur une analogie avec les objets matériels et sur l'idée que nous nous en faisons en terme depropriété.
Mais cette analogie empèche de comprendre la différence fondamentale qu'il y a entre un objet matériel et l'information : l'information peut être copiée, partagée quasiement sans effort, ce qui n'est pas le cas pour les objets matériels. Baser sa réflexion autour de la copie du logiciel sur une telle analogie revient à ignorer cette différence. Meme le système juridique des États Unis ne reconnait pas complètement cette analogie, puisqu'il ne traite pas le "copyright" comme le droit des biens physiques. Si vous ne voulez pas vous limiter à cette façon de penser, il est préférable d'éviter le terme "propriété intellectuelle" dans vos propos et dans votre réflexion. L'autre problème que pose ce terme est que c'est une tentative pour regrouper sous un terme générique plusieurs systèmes légaux, comme le "copyright", les brevets et les marques qui ont bien plus de différences que de similarités. À moins que vous ayiez étudié cette branche du droit et que vous connaissiez ces différences, les agréger vous conduira certainement à des généralisations incorrectes.Pour éviter ces confusions, il est préférable de ne pas chercher une définition alternative au terme "propriété intellectuelle". Parlez plutot de copyright, de brevet, bref, du système légal qui vous pose problème. Si nous parlons des brevets, l'histoire de l'informatique montre qu'il y avait beaucoup d'innovations avant l'apparition des brevets. Il n'y a aucune preuve que les brevets sur les logiciels aient permis une augmentation de l'innovation aux États-Unis. Ce qui est certain c'est qu'ils ont rendu plus difficile l'utilisation de l'innovation. Les brevets sur le logiciel imposent des restrictions à chaque utilisateur de l'ordinateur pour préserver le privilège de quelques-uns.
Nous n'avons pas besoin d'un quelconque argument pour refuser cette atteinte à notre liberté. La charge de la preuve est du coté de ceux qui veulent nous encadrer et nous controler ; il faut qu'ils montrent que la société a un besoin urgent de telles restrictions. Sinon, on ne devrait pas leur donner un tel pouvoir.
Sur le sujet des brevets, je vous invite à consulter le site http://www.freepatents.org ; vous y trouverez des informations sur les dangers qu'il y a à introduire des brevets sur le logiciels en Europe et sur les actions que vous pouvez entreprendre pour l'empecher.