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L'impensé des mutations des télécommunications
Bernard Miège*
Engagées depuis maintenant une douzaine d'années, les mutations des télécommunications nous apparaissent désormais sous des formes aisément identifiables. Elles nous semblent d'autant plus faciles à appréhender qu'inspirées dès l'origine par la situation nord-américaine, elles ont donné lieu régulièrement à la production de textes par les instances européennes (directives et prescriptions diverses) qui, avec insistance, ont rappelé les orientations stratégiques qu'il convenait de poursuivre.
Ce qui était prescription est devenu norme ; et il est assez largement admis (pour l'instant ceux qui résistent à l'imposition de cette norme nouvelle se trouvent être surtout des personnels de l'opérateur public des télécommunications) qu'il convenait de déréglementer le secteur de façon à permettre à des capitaux privés de pouvoir se placer et d'inciter à la concurrence. En bref, la plupart des observateurs et des analystes identifient l'évolution en cours à :
- l'ouverture aux capitaux privés (soit au sein de l'opérateur public partiellement privatisé et dont le capital reste cependant majoritairement public, soit au sein de sociétés nouvellement constituées) ;
- l'émergence de la concurrence (une concurrence qui se limitera du reste à quelques groupes nationaux ou transnationaux, peu soucieux
a priori de laisser la place à quelques nouveaux venus choisissant une stratégie de "créneaux") ;
- la remise en cause d'acquis du service public (auquel les directives de l'Union Européenne préfèrent substituer la notion de "service universel", aussi imprécise que contestable) ;
- la tendance à la "marchandisation" des services offerts (qui se traduit avant tout par la recherche d'une certaine "vérité des prix", c'est à dire par la préoccupation de faire payer les communications à partir de critères d'ordre commercial).
On n'a pas tort de faire correspondre à la déréglementation, l'ouverture au capital privé + la concurrence + la remise en cause du service public + la mise sur le marché des télécommunications. Et ce sont bien ces "formes" prises par la déréglementation qui éclairent aussi bien les mesures et décisions politico-administratives d'une part, les critiques, les contestations et les mouvements revendicatifs d'autre part. Mais les mutations des télécommunications (et au delà d'elles celles du secteur de la communication) sont loin d'être achevées, et il n'est pas sûr qu'elles puissent se résumer aux caractérisations que nous venons de rappeler. D'où viennent-elles ? Où risquent-elles de nous conduire ? Il n'est peut-être pas trop tard pour tenter de mettre à jour certains des mouvements de longue durée dans lesquelles s'insèrent les mutations précitées et qui donnent un éclairage, non pas différent, mais moins conjoncturel aux stratégies des acteurs dominants, publics et privés.
Car la situation présente est faite de paradoxes, et même de contradictions évidentes. Trouve-t-on facilement une explication au fait que France Télécom, tout en annonçant des résultats d'exploitation fort confortables (parmi les plus confortables des entreprises présentes sur la place boursière de Paris), s'efforce timidement de changer les modalités de la tarification des communications de base, se montre de plus en plus réticente face aux cabines publiques (qu'elle a pourtant contribué à installer plus que tout autre opérateur européen), et fasse preuve d'une grande fébrilité face à ses nouveaux concurrents, au point de chercher à changer précipitamment sa "culture" interne et celle de ses personnels en l'orientant massivement vers la satisfaction des demandes de ses clients ? Assurément, ces changements ne se résument pas à l'ouverture des
marchés ; ils peuvent être interprétés comme des réactions stratégiques, face à des mouvements de plus grande ampleur que maîtrise mal ou ne maîtrise plus un opérateur qui fonctionne désormais dans un cadre qui déborde celui qui avait assuré son développement (tout particulièrement dans les années 70).
Le changement de "cadre" peut s'analyser de plusieurs façons. Pour notre part, nous avons tendance à privilégier trois mouvements de longue durée qui s'imposent à des acteurs-clé (comme France Telecom) autant qu'ils expliquent leurs orientations stratégiques. Les regards se portent rarement vers eux lorsqu'on cherche à interpréter les mutations en cours ; il se pourrait bien qu'ils interviennent profondément et que par delà les explications les plus couramment avancées, ils influent fortement sur la gestion des télécommunications et son devenir.
Sans prétendre qu'ils soient à eux seuls "structurants", ces mouvements nous paraissent en tout cas intervenir activement dans les mutations des télécommunications. Nous traiterons donc successivement :
- d'abord de l"informationnalisation" des activités économiques et sociales ;
- ensuite de l'industrialisation de l'information, de la culture et des échanges sociaux ;
- enfin de l'individualisation des pratiques sociales et de la tendance (concomitante) à la médiatisation de la communication ordinaire, dans un espace public de plus en plus fragmenté.
L"informationnalisation" progressive des activités
économiques et sociales
Ce néologisme n'est vraisemblablement pas très heureux sur un plan lexicographique, mais il semble à bien des égards préférable à des expressions généralement employées, mais qui sont source d'ambiguïtés, de confusions ainsi que d'abusives généralisations, telles que informatisation de la société, révolution informationnelle ou société de l'information. Il permet de montrer que la production et l'échange d'informations sont devenus/tendent à devenir essentiels au fonctionnement des organisations productives, à celui des institutions sociales ainsi qu'à la vie relationnelle (et même à l'agir communicationnel) d'une partie de la population, sans pour autant que cette évolution soit placée sous l'emprise du seul changement technique, ni qu'elle ait déjà contribué à bouleverser les traits fondamentaux des sociétés contemporaines. En outre, il met l'accent sur le fait majeur qu'il s'agit d'un procès social, non plus seulement de changements se produisant au niveau des relations interindividuelles, et qui va jusqu'à donner lieu comme nous le verrons ci-après à une production marchande, un procès qui s'appuie largement sur les ressources de la communication (réseaux, outils mais aussi savoir faire et méthodologies), au point que ce qui relève de l'information et ce qui relève de la communication, tout en demeurant conceptuellement distincts, sont de plus en plus difficiles à dissocier pratiquement.
C'est d'abord dans la sphère de la production de biens et de services, et dans l'acheminement des produits vers les consommateurs finaux que l'information est devenue une donnée fondamentale. La mise en réseau du travail, l'émergence lente mais réelle du télétravail (sous des formes diverses : délocalisation, travail pendulaire, etc.), l'essor des formules de management du travail associant la mobilisation des "ressources humaines" et la mise en uvre de systèmes d'information et de documentation et même de systèmes d'incitation au travail coopératif (tous classés depuis peu sous la catégorie "Intranet"), la liste est longue des modalités de l'organisation du travail qui sont fondées sur une gestion systématique de l'information.
Il convient d'ajouter que ces formules ne doivent pas être tenues seulement pour des moyens de favoriser la mobilisation des travailleurs autour de tâches plus ou moins collectives, en vue d'accroître la productivité et d'améliorer la rentabilité des organisations productives ; elles participent également, et de façon très active, à la mise en place d'articulations nouvelles entre production et distribution. Le phénomène est connu et a été abondamment commenté, à propos de la production dite à flux tendus ou à propos du "toyotisme" : dans les nouvelles chaînes de production largement automatisées, où la mise en production est censée succéder à la vente du produit, il est indispensable de s' appuyer sur des "flux d'information" d'un genre nouveau (remontant rapidement du commercial vers le productif) et plus facilement disponibles grâce aux réseaux et aux techniques nouvelles de l'information et de la communication. En d'autres termes, l'information produite "en interne", ou achetée sur les marchés spécialisés, participe tout autant au management du travail qu'à la mise en place de nouvelles formes du procès de production.
La production semi-automatisée de biens industrialisés est sans doute le domaine où les évolutions sont les plus marquantes, en tout cas les plus spectaculaires ; mais les mêmes réorganisations s'observent dans le travail de bureau (on commence à percevoir leurs conséquences sur l'emploi dans les banques ou les compagnies d'assurances), dans les transports ou la logistique ; et les changements sont encore plus rapides dans certaines PME, notamment celles employant des personnels qualifiés. Cependant si la sphère de la production est le lieu d'innovations certaines (d'autant plus remarquées qu'elles sont annoncées et attendues... depuis longtemps), c'est finalement l'ensemble des activités sociales qui, de proche en proche, commence à fonctionner en ayant recours à de l'information spécialisée : la production, la gestion, la circulation et l'appropriation de l'information tendent à devenir des opérations communes à tous les secteurs d'activités (le processus est largement engagé dans les administrations publiques ou même les associations, et concerne également la vie privative, en particulier dans une population jeune, diplômée et travaillant dans des emplois qualifiés). Et ce qui, antérieurement, s'effectuait dans le cadre de relations de face à face, dans le cadre d'une communication essentiellement à base orale, que l'écrit (par exemple par le biais des notes de services) contribuait à formaliser, tend dorénavant à prendre de plus en plus la forme d'une information produite, accessible principalement via des réseaux et fonctionnant selon des codes encore en formation.
L'informationnalisation n'a pas suivi le cours rapide qui lui était assigné voici deux décennies et plus, par les publicistes annonçant la société post-industrielle. Son émergence a été longue, et même si elle connaît depuis le début des années 90 une croissance nette, celle-ci est très inégalement distribuée selon les champs sociaux et professionnels ; et il est bien difficile de connaître son rythme d'avancée. Tout se passe en effet comme si sa nature même intéressait moins que les canaux qu'elle utilise ou les matériels auxquels elle fait appel ; on lui porte intérêt lorsqu'elle concerne le "grand public", c'est à dire une cible a priori non captive, ou lorsqu'elle concerne des contenus dits "stratégiques" ou liés à la prise de décision, mais, pour l'essentiel, elle demeure comme un flux à la signification indécise ou secondaire (car portant surtout sur un domaine mi-public, mi-privé).
Or, ce qui est notable au cours de la dernière période, c'est :
- l'accélération de la vitesse de circulation des informations professionnelles et spécialisées ;
- l'accroissement régulier du volume de cette catégorie d'informations (un peu partout l'échange de données croît plus rapidement que la communication vocale) ;
- la transnationalisation des tendances précédentes (dans les pays dominants au moins, les frontières nationales ont vu leur importance se réduire fortement et les "communications internationales" constituent même l'essentiel des marchés ouverts à la concurrence et intéressant les nouvelles firmes de télécommunication) ;
- seulement le développement médiatisé (par toute une série d'outils techniques, moins sophistiqués qu'on ne le prévoyait) des échanges professionnels et sociaux.
L'informationnalisation, en tant que procès social à l'uvre dans l'ensemble des champs sociaux et professionnels, concerne donc de près les opérateurs de télécommunications. Non pas seulement comme on a tendance à le dire un peu rapidement parce que les entreprises et les professionnels (en raison de l'importance croissante de leurs factures de communication) exercent une pression pour obtenir une baisse des coûts de base, mais surtout parce que ces mêmes opérateurs se trouvent au centre d'une fonction sociale primordiale, tant du point de vue des échanges que du fonctionnement économique.
Le temps n'est plus où le téléphone se développait avec lenteur et complétait le dispositif de transmission du courrier postal, avec une base tarifaire entièrement conçue à partir de motifs d'ordre politique (le département/ la nation/ l'inter-nations). Il n'est même plus celui ( à la fin des années 70) où le "monopole naturel" a permis rapidement un équipement presque généralisé, à la fois professionnel et privatif, d'une qualité technique appréciée, et au rendement financier propre à satisfaire les ministres des Finances. Les télécommunications, contrairement à une appréhension encore dominante, ne sauraient aujourd'hui être réduites à la téléphonie vocale (même si au réseau commuté du téléphone il importe de joindre la téléphonie mobile, qui connaît présentement des taux de croissance élevés) ; elles ne se contentent plus de connecter des interlocuteurs, elles sont à l'origine d'activités multiples, tissant des réseaux professionnels comme des réseaux sociaux, et surtout organisant, grâce à toute une gamme de services "intelligents", des actions où la communication est difficilement dissociable de "contenus" diffusés ou programmés.
C'est pourquoi la conception selon laquelle il conviendrait de séparer les infrastructures de transmission des messages des services diffusés est de moins en moins défendue par les spécialistes. Non seulement cette conception repose sur une approche technicienne et "positiviste" des relations entre matériel et immatériel, entre réseaux et services. Mais elle apparaît assez impraticable, et serait, si elle était mise en uvre, source de conflits et de difficultés d'interprétation ;
Au total, l'informationnalisation progressive de la société, ne remet pas en cause la nécessité d'un service public des télécommunications. Mais les mutations intervenues, et en cours, devraient amener à se poser la question des missions nouvelles d'un service public rénové. La question est d'autant plus impérieuse qu'en France, la confusion entre l'existence d'un monopole public et la notion même de service public a longtemps tenu lieu de réflexion sur les missions que ce service public doit assurer. On doit également se demander jusqu'où une activité aussi stratégique et appelée à devenir centrale dans le fonctionnement de l'économie et de la vie sociale, peut être gérée par les autorités publiques (les cas de l'eau, de l'énergie ou de l'aviation civile sont, à y bien regarder, difficilement comparables). Nous y reviendrons après avoir traité d' autres évolutions majeures.
L'industrialisation de l'information, de la culture et des échanges sociaux
L'information et la culture se présentent à nous, partiellement, sous la forme de biens industriels depuis plus d'un siècle. Les conditions de l'industrialisation de l'une comme de l'autre, sont spécifiques ; et les auteurs n'ont eu de cesse d'insister sur ces spécificités, et même sur les difficultés rencontrées de façon récurrente par ceux qui entendaient valoriser du capital dans les branches industrielles qu'elles constituent, voire sur le caractère aléatoire de toute valorisation dans le cas de la culture. En d'autres termes, elles sont, comme d'autres champs sociaux, assez résistantes à la pénétration du capital (moins cependant que l'éducation).
Au cours de la dernière période, tant au niveau national que transnational, on a pu observer une certaine tendance au renforcement de cette catégorie d'industries ; et le suivi des placements boursiers, met nettement en évidence l'intérêt manifeste des investisseurs pour des firmes de ces mêmes branches. Comment expliquer cet engouement qui n'a rien de passager, et qui, s'il ne doit pas être surestimé, n'en est pas moins caractéristique de préférences marquées ?
Deux éléments doivent ici être soulignés.
D'une part, les industries de l'information et de la culture sont de celles qui participent directement à l'industrialisation des services ; et ce qui paraissait receler une opposition irréductible ou traduire une contradiction indépassable (les biens industriels v.s. les services) semble bien donner lieu à la production/diffusion de produits d'un type nouveau, où la reproduction sérielle se conjugue avec la forme immatérielle du produit, voire même avec une spécification de celui-ci en fonction des demandes des consommateurs-usagers.
D'autre part, ces mêmes industries trouvent/trouveront dans les réseaux et les outils de communications l'occasion d'un nouvel élan de leur industrialisation. En réalité, la mise sur le marché de nouvelles marchandises informationnelles et culturelles (principalement accessibles en ligne) dépend pour l'essentiel des (nouvelles) techniques de l'information et de la communication, et pour ces dernières les industries de contenu que sont les industries de la culture et de l'information sont une des clés de leur développement.
On doit apporter une précision importante : après une phase où l'expansion des technologies se suffisait en quelque sorte à elle-même (nous faisons référence à l'expansion des infrastructures de réseaux comme celle des matériels informatiques), on considère aujourd'hui que les industries de contenus sont l'élément moteur de la poursuite de la croissance amorcée. Les experts s'accordent généralement sur ce point, et les opérateurs de télécommunications comme les constructeurs informatiques l'ont bien compris, s'efforçant parfois avec quelque précipitation, soit d'investir dans les industries de contenus (c'est tout particulièrement le cas de Microsoft, spécialement intéressé par les marchés européens), soit surtout d'étendre leur domaine d'intervention aux services du futur (la plupart des opérateurs de télécommunications sont dans cette situation, participant directement ou indirectement à l'expérimentation de services multimédias interactifs).
L'information, professionnelle spécialisée ou "grand public", la culture, mais aussi les échanges sociaux (notamment par l'intermédiaire des messageries, des forums, etc. et par l'accès aux sites des organisations de tous ordres) sont en train de devenir le terrain sur lequel se prépare et s'organise la nouvelle industrie des services. Il ne faut pas s'attendre à ce qu'elle soit surtout constituée de produits de masse de grande diffusion ; bien au contraire, il est à prévoir qu'elle sera surtout formée d'une multitude de marchés sectoriels fragmentés, aussi bien dans le cadre professionnel, dans le domaine de la formation initiale et surtout continue (contribuant ainsi à donner une impulsion décisive à l'industrialisation de la formation) et dans la vie privée (vie de loisirs, "gestion" de la vie quotidienne, informations à destination du commerce électronique).
Les opérateurs de télécommunications sont-ils tenus de se faire producteurs et éditeurs de services multimédias ? Leurs dirigeants ont pendant longtemps négligé cette éventualité, considérant comme beaucoup de dirigeants des grandes firmes de communication que les services étaient somme toute une composante secondaire, celle en tout cas qui se modèlerait facilement à leurs stratégies. Dans leur grande majorité, ils ont changé d'avis, là en tout cas où la réglementation ou la jurisprudence leur laisse des possibilités d'étendre leurs activités sans enfreindre les règles visant à limiter la concentration. Parmi les raisons qui sont à l'origine de cette réorientation stratégique, on peut retenir les suivantes :
- comme indiqué précédemment, la quasi impossibilité, à la fois technique et conceptuelle, de séparer le "matériel" du "logiciel" et du "programme" (informationnel ou culturel) ;
- l'abandon de facto de la situation monopoliste antérieure qui était la leur comme transporteur de signaux, et le risque économique que la mise en concurrence entraîne, au moins pour les communications professionnelles et internationales ; autrement dit, la rente qu'ils s'attribuaient seuls, devra être partagée ;
- la prise de conscience que l'offre de services est en train de devenir le facteur décisif dans la croissance du secteur de la communication et donc vraisemblablement celui qui générera une partie significative des recettes nouvelles ;
- l'impossibilité dans laquelle ils se trouveraient s'ils ne faisaient pas ce choix d'empêcher les consommateurs de s'adresser à d'autres fournisseurs, en particulier étrangers, et via des réseaux autres que ceux qu'ils gèrent ;
- enfin, la nécessité dans laquelle ils sont tous, de trouver de nouvelles activités à leurs personnels, ceux-ci engagés et formés pour des tâches techniques (la construction et l'entretien des réseaux techniques) ou scientifiques (la recherche dans le domaine de la micro-électronique et de l'architecture informatique) qui s'avèrent aujourd'hui moins décisives, et requièrent moins de personnels.
Telles sont les raisons, et rarement les arguments, qui peuvent être mis en avant. On notera en effet qu'aussi bien les dirigeants des firmes de télécommunications (c'est par exemple le cas du président de France Télécom qui, comme on le sait, a fait une partie de sa carrière dans la grande distribution) que les opposants au changement de statut des sociétés de télécommunications, s'appuient (mais dans des sens différents bien sûr) sur des critères d'ordre commercial, les uns pour mettre les activités au service des clients grâce à un emploi massif des techniques du marketing, les autres pour mettre en cause l'optique marchande des réformes successives. Ce que nous pensons avoir montré, c'est qu'au delà de l'insertion des produits de communication dans la sphère marchande (qui est en quelque sorte la face visible de l'iceberg), c'est un mouvement d'industrialisation qui est en cours, et que celui-ci, à partir du moment où il est pris en compte dans les choix stratégiques, implique toute une série de changements professionnels, organisationnels, et culturels. Il y a évidemment quelque distance entre la transmission de la communication vocale et la fourniture de services multimédias interactifs.
L'individualisation des pratiques sociales et la tendance à la médiatisation de la communication ordinaire
Dans un débat sur l'évolution des télécommunications, il n'est pas habituel de faire référence à des travaux de sociologie de la culture, de sociologie du travail ou de philosophie politique de la communication. Comme il est compréhensible, la plupart des éléments du débat sont de nature technique ou politico-administrative, quand ils ne sont pas décalqués d'une approche économiciste du domaine des télécommunications.
Il nous apparaît pourtant que ces références sont indispensables, sauf à vouloir limiter l'argumentation à un cadre étroit (qui est d'ailleurs souvent celui mis en avant par les directions concernées de l'Union Européenne) ; elles sont en quelque sorte le pendant (ou la correspondance) du côté des usagers et des consommateurs des évolutions retracées précédemment.
Les premiers temps du téléphone ainsi que ceux de la radiodiffusion, nous expliquent les historiens spécialisés, de façon convaincante, seraient difficilement compréhensibles sans que des changements se soient produits conjointement dans les pratiques sociales, notamment avec l'émergence dans les zones urbaines et nouvellement industrialisées, des familles monoparentales, bourgeoises et petites-bourgeoises. Ces phénomènes, est-il besoin de le rappeler, ne se produisaient pas dans le temps court, mais s'inscrivaient dans des mouvements de longue durée.
De même, pour envisager les mutations des télécommunications, et plus généralement celles intervenant dans le secteur de la communication, il nous faut émettre l'hypothèse qu'elles ne se produisent/ne se produiront pas sans que de façon concomitante des évolutions majeures interviennent du côté des usagers, celles-ci n'étant pas seulement provoquées par les changements de l'offre de télécommunications, mais correspondant à des évolutions que l'on peut qualifier de sociétales.
Il nous est difficile, dans le cadre de cet article, d'envisager toutes les implications de ces évolutions et surtout de les traiter de façon approfondie et donc nécessairement nuancée (le risque existe d'une instrumentalisation de la sociologie, risque que n'évitent pas toujours certains sociologues prenant part à la conception des nouveaux services). Nous nous contenterons donc d'identifier certaines des évolutions des comportements et des représentations sociales, qui sont en relation étroite avec les télécommunications :
Premièrement : l'individualisation des pratiques sociales (observée et étudiée par des courants différents de la sociologie) a des correspondances effectives dans le renforcement de l'accès individualisé aux produits et aux activités. Le phénomène ne s'observe pas (également) dans toutes les classes sociales, ou dans toutes les catégories sociales (notamment les catégories d'âge), mais il a acquis une importance réelle, sinon massive, qui se traduit dans les pratiques de télévision, dans les usages du téléphone (y compris des cabines mobiles ou de la téléphonie mobile), des micro-ordinateurs, etc., ainsi que dans la consommation de la musique enregistrée, des jeux vidéo et dans la pratique des messageries. Les formes antérieures de la socialisation, tant familiale que "collective", ne disparaissent pas, mais d'autres formes s'adjoignent à elles (= les "communautés").
Deuxièmement : le renforcement de la "médiatisation" de la communication, la communication à distance étant rendue possible par l'interposition de dispositifs techniques prenant peu à peu des espaces jusque là réservés à la communication ordinaire (où le langage verbal, l'argumentation et la co-présence des corps sont très largement privilégiés). Malgré la croissance de l'équipement en terminaux et le développement des systèmes de communication hommes/machines, et en dépit des mises en garde répétées de certains penseurs ou publicistes, on n'a pas encore observé un déplacement significatif des échanges interindividuels vers des échanges "télé-communicationnels". Et à l'exception de cas relevant sans doute de pathologies, il est vraisemblable que, présentement, les uns et les autres se complètent et se superposent, plus qu'ils ne s'opposent. De même, il est encore difficile de considérer que les consommations culturelles à distance prennent la place des consommations culturelles "socialisées". Enfin, les messageries électroniques s'ajoutent aux modalités antérieures de la communication, et, pour l'instant, les échanges à distance ne suppriment pas (au contraire ?) l'usage de l'écrit. Il est toutefois probable que les déplacements et les transferts prendront du temps, et que nous ne disposons pas encore du recul nécessaire pour procéder à des évaluations assurées.
Troisièmement : la fragmentation de l'espace public lui-même, le fait que les espaces de discussion publique soient désormais éclatés et parcellarisés (y compris au sein des lieux de travail) et plus seulement dépendant des médias de masse et orientés vers les choix fondamentaux positionnés sur la scène politique, le fait aussi qu'y interviennent activement les stratégies de communication des entreprises et autres organisations publiques et associatives, tout cela contribue fortement à modifier les formes et les modalités de l"échange public". Et on s'explique alors mieux pourquoi certaines formes de débat et d'échange s'emparent des techniques nouvelles de la communication, depuis la multiplication des forums de discussion jusqu'à des formes de "démocratie électronique assistée" (dont on attend beaucoup dans certains pays anglo-saxons), sans oublier des usages très contestables (dont ont su profiter par exemple des négationnistes). Le changement des rapports entre sphère publique et sphère privée, ainsi que l'émergence d'une sphère relevant à la fois de ce qu'on considérait comme le public et le privé, n'est pas la conséquence de l'essor des moyens nouveaux de communication, ce sont plutôt ces moyens qui se révèlent bien adaptés aux évolutions du débat public (plus exactement de la publicisation des débats).
Quatrièmement : l'extension de la marchandise dans des domaines où elle n'avait qu'un rôle secondaire et où on considérait même qu'elle devait être rejetée. Précédemment nous avons envisagé l'élargissement de la sphère marchande, ainsi que l'essor de l'industrialisation, du point de vue de la production. Pour que les stratégies des opérateurs, des constructeurs, des éditeurs et des groupes de communication réussissent, il faut évidemment que les usagers des services de communication acceptent d'être assimilés à des consommateurs. Cette évolution ne va pas de soi, même si elle est déjà largement amorcée. Si l'accès à la musique enregistrée ou non (et par extension à une gamme étendue de biens culturels) est maintenant admise comme relevant de la consommation marchande, il n'en est pas encore de même de l'information publique, de la documentation scientifique ou des messageries. Le succès des campagnes menées par les "promoteurs" de l'Internet vient précisément de ce que les pionniers ou les militants du Net ont mis l'accent sur le caractère non-commercial et même "citoyen" du premier réseau mondial (dans la mesure où il aurait été construit en opposition aux États et aux groupes monopolistes) . Si on peut penser que les entreprises et les organisations (les plus importantes seulement) sont prêtes à rémunérer les nouveaux services d'information, si on peut également prévoir qu'une partie d'entre elles sont disposées à rémunérer l'usage de réseaux plus performants que celui actuellement en fonctionnement, rien n'assure que les usagers individuels répondent aux offres marchandes avec les niveaux de prix envisagés pour rentabiliser des productions multimédias, nécessairement coûteuses. Tout au plus doit-on imaginer que le paiement à l'acte (ou à la pièce) sera plus ou moins accepté tant qu'il sera difficile à dissocier au sein des factures de communication (comme ce fut le cas pour le Minitel, à partir de la mise en fonctionnement du kiosque).
Cinquièmement : la communication nouvelle, tout en favorisant des pratiques et des intérêts révélant des demandes sociales effectives, a toute chance de se révéler sélective, et même ségrégative. Élément de distinction sociale et culturelle, tant dans la vie sociale que dans les activités professionnelles, non seulement elle risque d'accroître les écarts (entre classes sociales, entre catégories d'âge, entre ceux qui ont un emploi et ceux qui sont sans emploi, entre groupes socio-culturels, etc.), mais la forte valorisation dont elle bénéficie actuellement peut entraîner des réactions d'opposition et de rejet. Dans de telles conditions, l'opérateur public de télécommunications, habitué à garantir l'accès du plus grand nombre à la communication vocale à des tarifs admissibles par tous (pour les échanges de proximité) se trouverait avoir à gérer des réactions sociales auxquelles il n'est pas accoutumé.
Du point de vue des pratiques sociales, en correspondance plus ou moins étroite avec les mutations de l'offre de télécommunications, c'est avant tout la diversité, et même la complexité, qui sont les traits dominants.
Conclusions
En quoi les propositions précédentes peuvent-elles aider à redéfinir les choix publics et particulièrement les missions de service public ?
On conviendra d'abord que le contexte nouveau, s'il amène à des interrogations généralement négligées, ne conduit pas à des solutions plutôt qu'à d'autres. Il faut en finir avec les justifications fondamentalistes qui avaient par exemple conduit à l'équation source de confusions : situation de rareté et cohérence à l'échelle nationale = monopole public = missions de service public. Celles-ci relèvent en priorité de choix d'ordre politique, ou si l'on veut de choix de société ; elles ne découlent pas directement des contours du secteur public.
Ensuite, toute période nouvelle impose que les "référents" évoluent et s'adaptent, en pleine connaissance de cause. Tout se passe comme si l'essentiel était désormais une affaire de réglementation (une nouvelle réglementation succédant à la déréglementation). Cette perspective, largement influencée par les autorités de l' Union Européenne, est en réalité d'inspiration néo-libérale. Elle a conduit à la tripartition : opérateur à capitaux encore majoritairement publics/Autorité de réglementation des télécommunications/Ministère ; dans ce dispositif, où l'entreprise est concernée en priorité par le maintien de sa position dominante à l'intérieur, et par le gain de marchés à l'extérieur, et où l'agence a fort à faire avec l'organisation de la concurrence avec les nouveaux entrants, le ministère est le maillon faible ; or, c'est autour de lui, et du Parlement, que devraient être débattus les choix publics, c'est à lui que devraient être adressées les revendications (par exemple ; le maintien des cabines publiques dans les quartiers périphériques ; ou l'évolution de la tarification de la communication de base, à l'échelon local) ; c'est lui qui devrait être l'inspirateur et le garant d'une politique de communication, qui n'a aucune raison de disparaître face aux exigences commerciales1 C'est pourtant directement auprès de France Télécom que le ministère de l'Education Nationale vient (en mars 1998) de négocier un tarif préférentiel de branchement des établissements scolaires à l'Internet ; si l'on continue à procéder ainsi, l'opérateur trouvera bientôt toute une série de (bonnes) raisons d'ordre commercial pour rejeter les demandes. Par ailleurs, cela revient à le placer au centre d'un système de communication en profonde mutation, et à lui confier des responsabilités sociales et politiques excessives, en regard desquelles aucun contrôle démocratique ne peut s'exercer.
Enfin, il est temps que le débat public mette à jour les missions relevant du service public, faute de quoi celles-ci risquent de se réduire à un niveau minimal, celui du "service universel" -version européenne des public utilities américaines, évoluant en fonction des réponses des compagnies de télécommunication aux demandes sociales. Les questions sont nombreuses et complexes : Internet doit-il être considéré comme un réseau de base, appartenant au domaine public, dont la tarification doit rester modeste, à côté des marchés des services professionnels, plus chers et fermés ? Quelles institutions sociales doivent bénéficier de branchements aux tarifs préférentiels, et dans quelles conditions ? Comment maintenir les cabines publiques face à l'expansion de la téléphonie mobile ? Quelle tarification pour les communications interurbaines ? Comment garantir l'égalité d'accès aux réseaux ? etc. L'entrée dans la "société de l'information" est envisagée et même annoncée par certains, mais nous sommes loin d'avoir des réponses argumentées à ces questions aussi essentielles à la vie sociale.
*. Bernard Miège est professeur de sciences de la communication à l'Université Stendhal-Grenoble 3 où il dirige le GRESEC (Groupe de recherches sur les enjeux de la communication). Parmi la douzaine d'ouvrages qu'il a publiés, le récent La société conquise par la communication, tome 2, la communication entre l'industrie et l'espace public, Grenoble : PUG, col. Communication, Médias et Sociétés, 1997.
1 . On trouve des considérations voisines chez certains auteurs ayant contribué aux deux récents numéros de la revue "Sciences de la Société" sur Le service public en crise (Nos 42 & 43), et par exemple chez Christian Barrère à propos de la gestion publique du transport ferroviaire : "Il n'y a pas de solution hors d'une nouvelle articulation entre régulation marchande et régulation non marchande. La séparation entre marchand et non marchand n'est pas une séparation topologique entre un domaine qui serait celui du marché et un autre qui serait celui de l'Etat comme on l'avait longtemps conçu. Il y a partout du marchand et du non marchand. Il y a toujours une articulation entre réglementation et marché... La forme, publique ou privée, des organismes gérant le transport est alors secondaire par rapport au contenu de la politique globale de transport qui s'impose à eux" (N° 43, p. 45). La forme juridique toutefois n'est pas secondaire pour les personnels concernés, mais dans le domaine des télécommunications, on est loin d'avoir défini et mis en uvre une politique globale.
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