Depuis la mise au point des premières techniques de
communication à distance, comme le télégraphe puis
le téléphone, nombreux furent ceux qui virent dans ces techniques
la panacée universelle. L'histoire nous a montré que, bien
que ces techniques nous aient permis des avancées considérables,
elles ne sont pas allées jusqu'à résoudre l'ensemble
des problèmes de nos sociétés. L'erreur semble actuellement
se reproduire avec l'avènement des techniques de télécommunication
et de l'informatique. Les fameuses autoroutes de l'information et l'informatique
multimédia constitueront assurément de véritables
bouleversements : c'est pourquoi il faut dès maintenant s'interroger
sur les conséquences possibles, positives comme négatives,
de ces nouvelles technologies qui sont en passe de devenir notre quotidien.
Faut-il croire les multinationales qui prêchent pour
le monde meilleur qu'elles souhaitent nous vendre ? Faut-il rêver
à une vie rendue plus agréable et plus juste grâce
à la démocratisation de l'accès à l'information
? Ce texte tente de donner quelques éléments de réponse.
Applications des nouvelles technologies
Promesses des gouvernements et des entreprises
Les autoroutes de l'information sont évoquées
dès 1992 lors de la campagne électorale de B. Clinton. Dans
son rapport Agenda for action en septembre 1993, le vice-président
A. Gore fixe un objectif précis aux NII (1)
: rendre sa place de superpuissance mondiale aux États-Unis. Pour
lui, il revient à la libre entreprise d'assurer le développement
du programme des inforoutes à l'américaine [SCH94].
Gore prévoit pour cela des déréglementations permettant
des concentrations qui profiteront essentiellement aux industries du spectacle,
des loisirs, de la télévision, des télécommunications
et de l'informatique.
Le rapport de M. Bangemann, remis en mai 1994 au Conseil Européen,
fixe à son tour des objectifs techniques, économiques et
financiers, mais reste discret sur les conséquences sociales et
culturelles, voire muet sur le problème de la production de sens
par les nouvelles technologies. On donne au privé un rôle
primordial [ROB95].
Enfin, le G7 s'est réuni en février 1995 pour
discuter de l'apparente urgence de la mise en place des autoroutes de l'information.
Il énonce bien quelques grands principes, tels que la prise en compte
des besoins des pays en voie de développement ou la nécessité
d'une coopération internationale, mais les mesures politiques concrètes
qui les accompagnent s'orientent plus vers des déréglementations
et la libéralisation des marchés concernés que vers
la protection de l'intérêt général. Les thèmes
de l'emploi et des contenus sont à peine évoqués.
Là encore, les questions de fonds, jugées trop "polémiques
par nature", sont éludées [ECM95].
En France, le premier ministre E. Balladur demande à
G. Théry un rapport similaire pour juillet 1994. Ce rapport [THÉ94]
est pratiquement calqué sur le rapport Bangemann, et apporte donc
lui aussi peu de réponses sur le plan culturel et social. D'après
le rapport Théry, les autoroutes de l'information permettront à
tous d'accéder à la connaissance : chaque individu y aura
un accès personnalisé, ce qui est actuellement le cas d'une
minorité. Elles permettront un accès plus équitable
aux extraordinaires richesses concentrées dans les bibliothèques.
Cette volonté d'équité devra s'accompagner d'une numérisation
systématique des oeuvres détenues par les bibliothèques.
On peut envisager des accords entre les maisons d'édition et les
bibliothèques : les éditeurs pourraient fournir directement
sous forme numérique les ouvrages à paraître (2).
Le rapport précise que ces nouveaux outils ne favorisent
pas la création d'une société duale ; il faut éviter
que leur accès ne soit régi que par la loi du marché
: les pouvoirs publics ont donc un rôle à jouer afin de démocratiser
ces services, à l'image du téléphone. Une fois le
réseau de fibres optiques déployé en France, la plupart
des services informationnels seront accessibles sur l'ensemble du territoire
et au même prix, alors même que la mondialisation des flux
d'informations facilitera la consultation et permettra une croissance exponentielle
de la connaissance. Les villages et les petites villes se trouveront de
ce fait moins isolés du monde urbain. La qualité de vie y
sera sans doute meilleure sans pour autant réduire les possibilités
de travail : peut-être parviendra-t-on ainsi à limiter la
désertification des campagnes.
Une souplesse d'organisation et une flexibilité accrue
des productions seront les conséquences premières du développement
des autoroutes de l'information. De ce fait, l'activité à
distance sera plus facile à mettre en oeuvre : le télétravail
va devenir possible, réduisant ainsi les barrières entre
vie personnelle et vie professionnelle. De plus, le développement
des moyens de télécommunications génère de
nouveaux types d'emplois : de nombreux espoirs de création de valeur
ajoutée et d'emplois sont placés dans le domaine des nouveaux
services, tels que la télévision numérique ou la télévision
à la demande, qui ne sont pas des marchés de substitution
mais des marchés neufs, comme le fut celui du Minitel au début
des années quatre-vingts. Le secteur des services, qui représente
deux tiers des emplois en France, sera le plus concerné. Mais on
peut imaginer que des activités telles que l'agriculture le seront
aussi.
Si les entreprises possèdent des réseaux locaux
à haut débit, la communication inter-entreprise n'est pas
aussi rapide, pour des raisons techniques : les entreprises sont donc le
plus souvent isolées les unes des autres. Avec le développement
des autoroutes de l'information, on peut supposer que les entreprises pourront
enfin communiquer, augmentant ainsi leur productivité, leur compétitivité
et donc leur rentabilité. Dès lors, on peut espérer
que l'emploi bénéficiera de ses progrès. Le rapport
Théry prévoit par ailleurs un véritable renouvellement
du service public à la française, s'adaptant aux nouvelles
technologies afin de permettre à tous d'accéder à
l'information numérique.
Applications et conséquences annoncées
Les machines seraient désormais capables de seconder
l'homme dans des disciplines intellectuelles : les activités cérébrales.
Contrairement aux premières applications robotiques, la machine
ne se substituerait pas à l'homme dans l'entreprise, mais appellerait
au contraire sa présence. La sacro-sainte hiérarchie est
remise en question au sein de l'entreprise [PIS95]
et [LOJ93]. Dans le cadre de la formation professionnelle,
l'outil informatique pourrait permettre l'auto-formation continue, la reconversion
rapide des employés ou encore la veille technologique, mais aussi
favoriser l'intégration de nouvelles recrues qui auront ainsi le
moyen d'étudier l'histoire de l'entreprise, son mode de fonctionnement,
sa logique commerciale de manière plus ou moins exhaustive, via
un cd-rom par exemple.
En ce qui concerne notre système éducatif, malgré
de précédents échecs (3) dans
le domaine de l'introduction de nouvelles technologies, les enjeux sont
importants : l'école devrait poursuivre son rôle de régulateur
en élargissant l'accès à ce nouvel outil. Avec les
applications réseau de type téléconférence
ou téléamphi, les établissements défavorisés,
en manque d'enseignants ou trop délocalisés, pourraient profiter
de cours à distance. En outre, une nouvelle forme de pédagogie
commence déjà à voir le jour. Les machines aideraient
les élèves dans leur apprentissage : celles-ci possèdent
en effet d'indéniables avantages, comme la possibilité de
progresser à son rythme et de s'auto-évaluer. Mais pour que
cette transformation puisse s'accomplir, il faudrait sans doute convaincre
de l'immense potentiel de ce nouvel outil, et sortir du conflit enseignants
terrorisés vs. techniciens surmotivés.
Les applications ludiques des nouvelles technologies associant
le multimédia aux réseaux ouverts sont immenses. On peut
facilement imaginer ce que seront les prochains jeux : des mondes virtuels
dans lesquels il sera possible de dialoguer avec des individus connectés
sur des machines géographiquement distantes. Des langages permettant
de décrire des mondes en trois dimensions accessibles par le réseau
apparaissent déjà, tels que le VRML (4).
À moyen terme, l'immersion dans ces mondes sera totale puisque l'utilisateur
aura la possibilité d'enfiler une combinaison virtuelle lui permettant
d'avoir, en plus de la vision en trois dimensions, la sensation du toucher,
voire celle de l'odorat.
Dans le domaine des loisirs, on peut aussi imaginer que les
chaînes de télévision à la demande ou de télé-achat
deviendront encore plus présentes. Avec des visites virtuelles de
musées ou de coins de paradis, certains se voient déjà
passer leurs vacances sans bouger de leur fauteuil.
Ces propos relèvent du rêve. Cette attitude n'est
pas nouvelle, et se trouve à chaque saut technologique majeur (5),
en particulier dans le domaine des communications ; en effet, de l'âge
de la vapeur à Internet, en passant par l'électricité,
le télégraphe, le téléphone, la radio-diffusion
et la télévision, le rêve d'une harmonie sociale de
l'humanité engendrée par les progrès techniques n'a
eu de cesse d'être repris. [MAT 95b].
En 1793 déjà, des penseurs révolutionnaires
prophétisaient que l'installation du télégraphe optique
ainsi que l'utilisation de messages codés permettraient à
"tous les citoyens de la France de se communiquer leurs informations
et leurs volontés". Ces espoirs de démocratie par la
technique furent bien vite déçus, les codes devenant peu
de temps après réservés à un usage militaire.
À la fin du xixème siècle, P. Kropotkine et P. Geddes
font de l'électricité le point de départ de l'ère
néotechnique, de laquelle doit émerger une société
égalitaire et transparente : la nouvelle énergie va réconcilier
la ville et la campagne, le travail et les loisirs.
Dès 1948, le mathématicien N. Wiener se représente
la future "société de l'information" comme un idéal
de transparence et de démocratie. Pour le père de la cybernétique,
"la communication effacerait le secret, qui seul rendit possible le
génocide nazi, Hiroshima et le Goulag". Wiener pose alors les
questions essentielles et préconise l'utilisation des machines pour
"un usage humain des êtres humains", mais son discours ne
sera pas entendu. Il est actuellement remis au goût du jour [LAC93a].
Le rapport officiel de S. Nora et A. Minc remis en 1978 à
V. Giscard d'Estaing n'hésite pas à considérer les
réseaux télématiques comme la réponse à
une véritable crise de civilisation. D'après les auteurs,
l'informatique et les réseaux devraient recréer une "agora
informationnelle" élargie et modernisée. L'idéal
de la société de la transparence et de l'abolition des déséquilibres
sociaux à l'échelle mondiale est repris par A. Gore en 1994
au moment de justifier son projet de NII. Des scientifiques comme N. Negroponte
[NEG95] adhèrent à cette vision ultra-optimiste
d'une société totalement informatisée et numérisée.
L'utopie de la communication reste donc à l'ordre du jour.
Y compris, chez les libertaires, les fervents défenseurs
d'un cyberespace anarchique ont d'ores et déjà amorcé
une véritable guerre idéologique contre les gouvernements
qui tentent de réguler et contrôler Internet et les entreprises
avides de profiter d'un nouveau marché si prometteur. Qualifiés
de "techno-anarcho-post-capitalistes" [BUO95], ces
nouveaux hippies cherchent par tous les moyens à sauvegarder l'un
des derniers espaces de liberté au monde. Militants des droits de
l'Homme, ils tentent de protéger la vie privée et la liberté
d'expression des citoyens.
Prenons l'exemple de l'EFF (6), fondée
en 1990 par M. Kapor et J. Barlow : c'est une communauté virtuelle
de plus de 3000 membres actifs et qui compte un grand nombre de sympathisants
à travers le monde. Elle constitue maintenant un véritable
groupe de pression dans le domaine de la protection des utilisateurs et
la défense des droits civiques sur le réseau [EUD95].
Organisés, les "Netizens" ont plus de chance de faire valoir
leurs droits fondamentaux : l'EFF a d'ailleurs déjà gagné
plusieurs fois face au gouvernement américain, notamment lors de
l'épisode de la Clipper Chip. Pour ces idéalistes, le cyberespace
serait l'espace d'un renouveau des activités relationnelles et citoyennes
par la confrontation d'idées sans risque de censure : les idées
dérangeantes, les images jugées choquantes ou indécentes
ne sont ici imposées à personne ; à la différence
des moyens de diffusion comme la télévision, c'est à
l'utilisateur de faire son choix. Dans cette optique, le réseau
serait alors un formidable outil d'accomplissement de soi et d'intelligence
collective grâce à l'éducation et la transparence de
l'information, de reterritorialisation et de coopération, d'accroissement
du niveau global des connaissances par la démocratisation de l'accès
total à l'information.
Ces idéaux pourraient paraître proches des promesses
générales des rapports officiels évoqués auparavant,
mais ils posent bien au contraire les questions essentielles et critiquent
nettement les choix politiques, notamment l'entrée incontrôlée
du secteur privé dans des applications d'intérêt public.
Il s'agit d'un combat pour préserver la liberté et le désordre
caractéristique du cyberespace, par un activisme débordant
qui déplaît, la plupart du temps, aux gouvernements et aux
entreprises. C'est parfois même une passion quasi-mystique pour cet
univers qui apparaît.. Dans ce contexte, les forums publics du cyberespace
apparaissent comme un moyen de maintenir la vigueur du débat en
ligne comme un remède direct à la disparition progressive
de tels lieux [SHA 95].
Craintes et réticences
L'état de la production audiovisuelle et logicielle
inquiète déjà sérieusement une partie des médias
(7). En effet, si les contenus actuels de la plupart
des cd-rom ou des émissions de télévision sont réellement
les prémices de la future ère de la communication, on risque
de rester dans une logique de société de consommation poussée
à l'extrême, qui crée des besoins au lieu de pourvoir
aux besoins réels. Dans cette optique, tous les aspects positifs
de la mise en place des autoroutes de l'information et de la "révolution
multimédia" seraient annihilés au profit des industries
du spectacle, des loisirs et de la télévision. D'après
J. Katz [COU95], il faudrait placer "la cupidité
des entreprises au premier rang des dangers, en raison de leurs velléités
monopolistes". Se contentera-t-on de voir apparaître des chaînes
thématiques dédiées à des annonceurs ?
On observe également que la gestion descendante centralisatrice,
propre aux médias actuels qui déversent une information à
l'intérêt parfois contestable à une masse passive,
risque de s'étendre aux nouvelles technologies, au détriment
d'architectures ouvertes et décentralisées comme Internet.
Les conséquences sont déjà fâcheuses en matière
de manipulation et de censure de l'information, et cela pourrait bien s'accentuer
malgré les efforts des militants du réseau.
Enfin, alors que les moyens de communication modernes pourraient
contribuer à nous faire évoluer vers une société
plus ouverte, la concentration des médias fait progressivement disparaître
l'esprit critique, l'originalité et les pensées dérangeantes
de notre paysage, en gommant tout ce qui serait susceptible de déplaire
au plus grand nombre. On assiste à une forme inédite de censure,
que l'on pourrait qualifier d'économique puisqu'elle obéit
seulement aux lois du marché. En découle la lutte des techno-hippies
mais aussi des intellectuels critiques pour préserver une certaine
ouverture d'esprit sur les réseaux.
Après les années soixante et la peur des "machines
anthropophages" prenant la place des hommes, c'est avec des films comme
Wargame que de nouvelles craintes apparaissent : celles de l'espionnage
et du terrorisme informatique. Les agences gouvernementales telles que
le FBI ou la NSA (8), aidées par l'industrie
cinématographique hollywoodienne, ont lancé une véritable
propagande destinée à faire admettre le mythe de la "cyberterreur"
à la plus grande partie de la population mondiale : on parle de
"cyberterrorisme" [ZSA95], de "cyberpornographie"
[ELM95] et de serveurs aux idéologies extrémistes
[CAJ95] et [FIL95].
Le mythe du terrorisme et du piratage informatique, véhiculé
par les mass media, accentue de son côté la crainte des entreprises
qui souhaiteraient développer des applications commerciales sur
le réseau. Pourtant, les solutions techniques de protection des
systèmes existent, l'une des plus efficaces étant l'utilisation
d'outils de chiffrement. Malheureusement, la plupart des gouvernements
refusent l'usage à grande échelle de techniques cryptologiques
: leur peur de perdre le contrôle sur les contenus des communications
est plus forte encore que la pression économique et le besoin des
entreprises. Par exemple, la société Netscape Communications
a mis au point une interface WWW sécurisée, utilisant des
techniques de cryptage assurant la confidentialité des données
sensibles (9) pouvant circuler sur le réseau.
Le gouvernement a demandé à ce qu'une version "allégée",
c'est-à-dire moins sûre, soit prévue pour l'exportation
(10). Quelques mois après sa diffusion en Europe,
un étudiant français a réussi à déchiffrer
un message codé en quelques heures avec les moyens du bord : une
telle application ne peut donc pas décemment être proposée
aux entreprises. On remarque tout de même un récent changement
de mentalité en France, où le cryptage est encore soumis
à déclaration ou autorisation et reste réservé
aux banques et aux applications militaires. La Défense Nationale,
par la voix de M. Ferrier (11), a finalement admis
que le fait "qu'un certain nombre d'acteurs économiques ou de
personnes privées cryptent leurs communications pour échapper
aux prédateurs des réseaux informatiques correspond à
l'intérêt national" [TAV96].
L'entrée dans l'ère de l'information
L'accès à l'information
De nombreuses controverses portent sur les énormes disparités
que les inforoutes vont entretenir entre le Nord et le Sud, mais aussi
au sein de la population d'un même pays avec le clivage qui peut
se produire entre ceux, techniciens ou intellectuels, qui vont s'approprier
ces nouvelles technologies, et les autres. Depuis 1993, les pays occidentaux
se livrent à une course poursuite en faveur des autoroutes de l'information.
Selon les intellectuels du Sud, ces nouveaux projets ont en fait été
suscités par la crainte d'être rattrapés par des pays
dits "de second rang". Le Brésil, l'Argentine, l'Inde ou
Israël sont devenues des puissances industrielles dotées des
équipements les plus modernes. Le Liban, de son côté
a su accroître ses richesses monétaires tout autant que les
pays producteurs de pétrole. Quant aux pays du Tiers-Monde ou du
Moyen-Orient, ils ont su valoriser leurs richesses intellectuelles par
la présence de plus en plus importante de leurs ressortissants dans
les universités américaines et européennes [GOM94].
Devant ce "péril", l'Occident s'est proposé d'exploiter
un gisement dont il semble riche à souhait : l'information. L'objectif
du Nord est précis : préserver son avantage. Peut-être
est-ce justifiable d'une manière ou d'une autre, sous couvert par
exemple d'une certaine stabilité mondiale; reste une volonté
flagrante de conserver les inégalités.
Du côté francophone, les choses peuvent sembler
a priori différentes puisque la France s'investit dans le développement
des infrastructures nécessaires au développement des communications
en Afrique de l'Ouest et Centrale. Actuellement, dans la partie sub-saharienne,
on dénombre un seul appareil téléphonique pour 250
habitants. Cette situation est surtout dommageable pour les relations inter-africaines.
En outre, le Sud est encore coupé du Sud compte tenu de l'absence
d'harmonisation entre les politiques nationales en matière d'information
: la mauvaise gestion des ressources humaines qui en découle reste
l'un des principaux handicaps de l'Afrique. La France pourtant, de par
sa volonté de promouvoir la langue française et de conserver
son influence dans ses anciennes colonies, participe réellement
à la remise à niveau de l'Afrique [GOM94].
Elle s'implique dans la mise en place de réseaux régionaux
et continentaux en s'appuyant sur de grands opérateurs tels que
France Télécom, Alcatel, Siemens ou Nokia. Vu le coût
prohibitif de ces installations, il serait naïf de croire qu'un tel
projet puisse avoir un objectif strictement humaniste ou égalitaire.
Mais le Sud, pour ne pas s'exclure d'un tel enjeu ne peut rester passif
et doit donc accepter cette aide [BRE91]. La présence
de la France peut aussi s'expliquer plus concrètement par la peur
de voir s'implanter un savoir-faire anglophone dans les pays historiquement
sous son influence et, à moyen terme, de voir la planète
contrôlée par les anglo-saxons [GOM94].
Prendre la parole dans un forum du cyberespace coûte
cher (matériel, frais d'utilisation, documentation). Au niveau du
matériel, de nombreux progrès ont été observés,
par exemple avec l'apparition des network computers [SVM96],
machines ergonomiques qui s'insèrent aisément dans le mobilier
hi-fi. Résolument dédiées aux accès Internet
et aux applications multimédias, leurs prix oscillent autour de
2500 F. De grands noms de l'industrie informatique tels que Philips, Apple,
Sony ou Sun proposeront dès décembre 1996 au grand public
ce type de terminal graphique dit "intelligent". Ces ordinateurs
allégés disposent d'une panoplie de logiciels de navigation
intuitifs permettant un accès simple au réseau pour un coût
modique. Reste à savoir si cet outil parviendra à intégrer
les foyers, comme la télévision ou le magnétoscope,
sachant que seul l'État est capable de fournir les fonds nécessaires
au développement d'un accès vraiment équitable au
réseau, en aidant par exemple les utilisateurs à faibles
revenus par des subventions. Après l'illétrisme combattu
depuis le début du siècle, il faut dorénavant lutter
contre un "illétrisme électronique" qui risque d'exclure
ceux qui ne maîtriseraient pas la manipulation de l'information,
mais qui ne maîtriseraient pas non plus l'utilisation des nouveaux
outils : l'apprentissage des contenus doit être précédé
d'une familiarisation avec les machines [LAN95].
Jeu des entreprises, rôle des États et besoins
des citoyens
La source des informations qui nous submergent est concentrée
entre quelques mains : les groupes de presse, les industries du spectacle,
de la télévision et du logiciel. D'après E. Galeano
[GAL96], "jamais autant d'hommes n'ont été
maintenus dans l'incommunication par un si petit groupe" : ces quelques
dirigeants disposent d'un formidable pouvoir leur permettant de nous manipuler,
souvent par omission, en nous accordant au mieux le droit de choisir entre
des choses identiques. C'est l'avènement de la dictature de la parole
unique, de l'image unique. Cette dictature est bien plus dévastatrice
que celle du parti unique : elle impose une uniformisation qui ne s'encombre
pas de la diversité des individus. L'homme considéré
comme le plus influent du monde n'est pas un chef d'État, mais bel
et bien B. Gates : les groupes qui prennent maintenant les décisions
ne sont plus politiques mais industriels. Plus puissants que les états
eux-même, les nouveaux maîtres du monde ont également
de plus en plus la main mise sur le bien le plus précieux des démocraties
: l'information [RAM95]. Par leurs politiques de déréglementation,
les gouvernements laissent aux capitaux privés le choix d'imposer
leur loi au monde, ou bien d'ouvrir un nouvel espace de liberté
pour les citoyens. Rien n'obligera bien sûr les dites entreprises
à préserver la liberté d'expression dans des forums
ouverts, ou encore l'individualité et la personnalité des
futurs utilisateurs. Il est en effet plus rentable de ne diffuser que ce
qui plaît au plus grand nombre, et il ne serait pas "correct"
de laisser des pensées dérangeantes troubler la quiétude
du consommateur moyen.
Si les pouvoirs publics ne réagissent pas au plus vite
pour conserver un contrôle démocratique sur le développement
des inforoutes, le risque est grand de se voir proposer une société
fade et aseptisée, une société de consommation poussée
à l'extrême. A. Torrès [TOR94]
craint que le choix du citoyen ne se résume plus qu'à "être
éduqué par Disney ou Bertelsmann, informé par IBM
ou par Alcatel et diverti par AT&T ou par Siemens".
Le mode de fonctionnement ouvert et spontané d'Internet
suppose un minimum de responsabilisation de ses utilisateurs : jusque-là
composée d'universitaires, de chercheurs et d'étudiants,
la communauté des utilisateurs du réseau était par
nature toute disposée à partager cette ressource selon des
règles tacites de bonne conduite. L'ouverture ces dernières
années à un public plus large a commencé à
métamorphoser le réseau : le FBI a arrêté des
"cyberpornographes" ; des fournisseurs français d'accès
au réseau ont été mis en examen pour avoir laissé
circuler des News à caractère pornographique et pédophile
; le Congrès américain vient d'accepter le projet de loi
sur "la décence en matière de communications" (12).
Et ce, malgré les vives protestations des défenseurs d'un
réseau libre de tout interventionnisme des pouvoirs publics. On
remarquera que ces mesures sont loin d'être équitables puisque
la diffusion de messages de haine raciale ou de discours extrémistes
reste tolérée.
Il faudra cependant accepter cette intervention des états
afin de réguler et contrôler la colonisation des autoroutes
de l'information par les entreprises privées. La privatisation récente
d'Internet (13) pourrait impliquer une restriction
sensible de la liberté d'expression chère à l'EFF,
mais aussi la disparition progressive des forums publics virtuels.
Les opérateurs privés se permettent d'ores et
déjà des abus inacceptables : les censeurs sont maintenant
des agents privés, maîtres chez eux, qui ne dépendent
pas des autorités publiques. Un usager mécontent ne pourra
pas invoquer la loi : ce fut le cas en 1990, lorsque Prodigy, prestataire
d'accès au réseau et filiale d'IBM et de Sears, a décidé
d'augmenter les prix pour les utilisateurs qui envoyaient beaucoup de courrier
électronique. Les mécontents ont tout simplement été
rayés de la liste des abonnés au service, et la société
a déclaré dans le New-York Times qu'elle continuerait à
restreindre la liberté d'expression comme bon lui semblera [SHA95].
Or tout individu susceptible de revendiquer des idées différentes
ou de contester des idées admises doit en avoir la possibilité
sans qu'aucun comité de censure ne l'en empêche: libre à
la communauté virtuelle de réagir ou non à ces idées.
Entre autres, s'il estime avoir été lésé par
les gestionnaires du réseau, il faut qu'il puisse expliquer son
cas sans risque d'être censuré.
Les autoroutes de l'information paraissent dans l'ensemble
profiter moins aux utilisateurs qu'aux professionnels du spectacle, des
médias, des télécommunications et de l'informatique.
Alors que les populations demandent l'accès généralisé
à la connaissance et une interactivité utile et citoyenne,
les entreprises nord-américaines proposent déjà plus
de 500 chaînes de télévision à la demande !
Réduite à une pression sur un bouton de télécommande,
que sera l'interactivité ? Et où se fera la prise de parole
individuelle ?
De plus, malgré les efforts faits pour tenter de démocratiser
l'accès aux nouvelles technologies (14), c'est
surtout la qualité des contenus et l'usage que l'on pourra finalement
en faire qui devraient être sérieusement contrôlés.
Questions éludées par les grandes institutions de ce monde,
ce sont pourtant là des menaces qui pèsent sur les futurs
"cybernautes" : encore gratuites, les consultations de serveurs
de qualité risquent de devenir rapidement payantes, et probablement
trop coûteuses pour les plus démunis. Par exemple, les derniers
exemplaires du Monde Diplomatique sont disponibles gratuitement sur Internet.
Mais face à une progression fulgurante du nombre d'utilisateurs
et donc à l'énorme marché potentiel, ces initiatives
ressembleront vite plus à des coups publicitaires qu'à une
réelle volonté de permettre à tous d'accéder
à une information de qualité. Les nouveaux exclus auront
peut-être accès au réseau, mais seulement à
des services tels que le télé-achat ou à des chaînes
publicitaires vantant des produits qui leur seront inaccessibles.
Des intellectuels comme G. Orwell voyaient dans les médias
de masse de redoutables techniques d'asservissement des individus, des
outils efficaces pour des propagandes habiles. Les nouvelles méthodes
de conditionnement seraient encore plus insidieuses grâce à
des techniques électroniques et informatiques permettant le suivi
et le contrôle des citoyens et de leurs éventuels écarts.
Pour I. Ramonet [RAM94], les individus angoissés
par l'avenir et envoûtés par les médias subiraient
un endoctrinement constant, invisible et clandestin : une "pensée
correcte" leur serait lentement administrée, mais par qui ?
Pour A. Mattelart [MAT95a], la future donne en matière
de communication n'aura en fait rien de nouveau : 65% des communications
mondiales partiraient déjà des États-Unis, ce qui
leur assurerait une avance considérable. L'Amérique propose,
d'après lui, un modèle de modernité au monde : à
travers ses produits et ses techniques d'organisation, elle cherche à
nous imposer des schémas de comportement et des systèmes
de valeurs universels.
De puissants outils comme le Flame, utilisé par Karl
Zéro pour créer des situations comiques mettant en scène
des personnages politiques, démontrent que l'on ne peut décidément
plus croire aveuglément en l'image. Des applications commerciales,
comme la modification en temps réel des affiches publicitaires pendant
des retransmissions d'événements sportifs, donnent à
réfléchir : il est temps d'éduquer le téléspectateur,
car l'incroyable richesse des images masque de formidables outils de désinformation
et de manipulation des masses.
L'appropriation trop rapide de la connaissance, qualifiée
de "zapping informationnel" [BRE91], a au moins deux conséquences
néfastes : le temps nécessaire à l'analyse et à
la compréhension de l'information n'est visiblement pas respecté,
mais on observe aussi la constitution d'une "culture superficielle".
Un nouveau rapport à la connaissance
En ce qui concerne la propriété intellectuelle,
les protections juridiques existent en terme de droits d'auteur, de propriété
intellectuelle et de copies d'oeuvres. Mais dans le domaine des nouvelles
technologies, le contexte est différent et les lois, bien qu'applicables,
deviennent trop floues : l'interactivité, la transformation possible
des documents, la copie et la diffusion encore plus faciles et rapides
que la photocopie font que de nouveaux problèmes se posent aux juristes,
mais aussi aux citoyens. En effet, comment distinguer les différents
participants d'une oeuvre multimédia ? Il ne s'agit plus seulement
de considérer un écrivain ou les droits à verser pour
la numérisation d'un tableau exposé dans un musée.
Les ergonomes, les programmeurs, les personnes qui prêtent leur voix
ou leur visage pour des séquences sonores ou visuelles, les pédagogues
et toute l'équipe nécessaire, par exemple, à l'élaboration
d'un CD-Rom sont à prendre en compte. Le logiciel lui-même
est protégé par des lois spécifiques, mais qu'en est-il
pour une image ou un son digitalisé ? Ce problème se pose
déjà sur Internet : des photos ou des chansons sont numérisées
et diffusées rapidement sans contrôle, donc entre autres sans
rémunération pour le photographe ou le modèle, l'auteur
ou l'interprète.
Certaines protections techniques existent pourtant : signatures
et datations électroniques (15), protections
logicielles ou matérielles contre le vol (16),
etc. Mais les signatures électroniques, par exemple, ne sont pas
encore reconnues comme légales et ne peuvent donc pas être
considérées comme preuves d'authentification. De plus, ce
type d'application nécessite généralement l'utilisation
de techniques cryptologiques : en France, en pratique, seules les banques
en obtiennent l'autorisation. C'est à ce niveau que les lois doivent
évoluer. Certaines de ces techniques ne suffisent cependant pas
à protéger efficacement les auteurs et les diffuseurs d'oeuvres
numériques ou numérisées. Cela pourrait amener les
entreprises et les gouvernements à mettre en place des contrôles,
notamment aux frontières : le risque est grand de voir se généraliser
les écoutes pour raisons économiques, ce qui pourrait servir
d'excuse à une écoute gouvernementale de l'ensemble des communications
numériques. Afin d'éviter de faire passer le droit à
la vie privée après les besoins des marchés, la seule
solution semble être une nécessaire évolution des mentalités
: en effet, la reconnaissance du travail intellectuel est devenue indispensable
maintenant que la copie et la diffusion sont devenues si faciles.
Les auteurs bien sûr, mais aussi toute l'économie
de l'édition ou de la diffusion des oeuvres artistiques, scientifiques
ou autres, souhaitent vivre du travail de l'esprit. La rémunération
pourrait alors dépendre de l'utilisateur, par exemple sur le modèle
du shareware qui fonctionne très bien aux États-Unis et aux
Pays-Bas, mais déjà moins bien en France ou en Italie. De
même, le fair-use, qui consiste entre autres à s'engager à
ne pas utiliser une oeuvre sans en citer l'auteur, devrait devenir une
habitude.
La Clipper Chip a fait scandale car le gouvernement américain
a tenté de mettre en place un système d'écoute généralisé
et automatique, rapide et relativement peu coûteux de l'ensemble
de la population [TRÉ94]. Les techniques d'écoute
développées par les services chargés de la sécurité
des états permettraient en effet une automatisation à moindre
coût de l'écoute gouvernementale, alors plus facile à
mettre en oeuvre que les écoutes téléphoniques ou
les interceptions de courrier postal. Le Pentagone a par exemple mis au
point le logiciel Verity de recherche par mots-clés et par concepts.
Les services secrets français se sont quant à eux dotés
de logiciels d'écoute du réseau tels que Taïga, qui
permettent de sélectionner les données transmises selon leur
degré de pertinence ; ces données sont ensuite analysées
par des experts en géopolitique ou d'anciens officiers de renseignement
recyclés dans la documentation [AST96]. La
NSA excelle dans les technologies de pointe en matière d'analyse
des langues étrangères : elle intercepte le trafic international
qui transite par les États-Unis, ce qui lui donne les moyens de
contrôler la majorité des communications électroniques
mondiales.
Le Communications Decency Act est, quant à lui, le fruit
des discours moralisateurs des lobbies et des partis conservateurs américains.
Ceux-ci dénonçaient la violence et la pornographie ayant
libre cours sur les nouveaux réseaux de communication et ont donc
demandé que la censure puisse se faire aussi sur ces nouveaux canaux.
Le décret est passé : la surveillance des communications
électroniques peut commencer.
Enfin, certains états dictatoriaux souhaiteraient faire
taire ces nouveaux moyens de communication qui permettent aux opposants
de faire entendre leur voix, dans le pays ou à l'étranger.
En 1991 par exemple, l'annonce du coup d'état contre M. Gorbatchev
en URSS a été faite sur Internet malgré les efforts
du KGB : ces technologies font peur à des pays comme le Mexique
ou la Chine [LEO95].
Un nouveau rapport à la connaissance
L'apprentissage de la connaissance doit devenir actif : il
faut écouter, discuter, remettre en ordre, disséquer, s'interroger
sur la validité de l'information présentée, confronter
son savoir avec d'autres, réfléchir plutôt qu'emmagasiner.
Les nouvelles technologies devraient nous permettre de repenser l'acte
d'apprendre, c'est du moins ce que l'on nous promet. Les énormes
masses d'information doivent conduire à observer les faits et les
comparer selon différentes sources, puis se faire sa propre opinion.
De plus, le multimédia doit pouvoir s'adapter à l'apprenant,
pour lui offrir des conditions d'apprentissage optimales. L'éducation,
mais aussi la formation professionnelle et personnelle, doivent passer
non plus par l'apprentissage seul des contenus, mais aussi par l'apprentissage
de méthodes de travail, d'acquisition et de manipulation des connaissances
: ces méthodes doivent privilégier la réflexion face
à l'information, la confrontation des savoirs et des idées.
[BRE91].
La création d'une oeuvre multimédia n'est pas
simple : il faut savoir structurer les connaissances acquises et les documents
disponibles pour en faire un mélange harmonieux et utile, ou encore
déstructurer pour mieux restructurer une oeuvre existante afin de
la rendre "navigable" [SAL96]. Il faudra désormais
savoir "penser multimédia". Il faut aussi songer à
l'utilisation qu'en fera le "lecteur" : l'interface doit être
simple, intuitive, esthétique, ergonomique. Il ne s'agit pas, comme
le font malheureusement nombre d'éditeurs aujourd'hui, de coller
l'étiquette "multimédia" à chaque produit qui
se contente de mélanger un peu de texte, quelques images et des
dialogues interactifs limités.
Certaines oeuvres sont cependant très réussies
: Le Louvre, Le Musée d'Orsay ou Comment ça marche
? sont autant de cd-rom qui ont demandé beaucoup de travail et la
mise en commun de différents talents (ergonomes, pédagogues,
critiques d'art, graphistes, programmeurs, etc.). Il aura fallu entre autres
repenser la notion d'interface utilisateur, qui ne doit plus rester proche
du fonctionnement de la machine mais se doit de devenir plus humaine, par
l'utilisation d'"agents intelligents" ou par une éventuelle
personnalisation de l'outil par exemple.
La séparation entre lecteur et auteur n'est maintenant
plus aussi clairement définie [SAL96]: la lecture
devient active, l'écriture demande de se mettre à la place
du futur utilisateur et donc nécessite une sorte de relecture de
l'oeuvre. La lecture linéaire est déjà en soi une
écriture personnalisée (lecture entre les lignes, imagination,
compréhension selon ses propres acquis et expériences), mais
le multimédia rend cette écriture plus concrète :
on choisit les parties de l'oeuvre auxquelles on veut avoir accès,
on donne donc un sens personnel aux documents, on l'écrit pour soi.
De plus, certains éditeurs imaginent déjà des produits
permettant aux différents utilisateurs d'annoter les oeuvres, de
discuter avec d'autres lecteurs sur les réseaux et ainsi d'approfondir
le travail de l'auteur. Chaque lecteur écrirait à son tour
un bout de l'oeuvre, tout en conservant l'original : on compléterait
une oeuvre sans pour autant la dénaturer.
La numérisation à grande échelle des travaux
de l'esprit humain pose un problème non négligeable : elle
facilite évidemment l'accès à l'information par le
plus grand nombre, comme les copies d'oeuvres le faisaient auparavant dans
une moindre mesure, mais elle réduit en même temps l'oeuvre
à de l'information en général, sans tenir compte de
l'information spécifique qu'elle peut porter dans sa forme originelle.
L'odorat, le toucher et la vue d'objets réels (et non pas celle
d'une image numérique, même en trois dimensions) mais aussi
tout un ensemble d'habitudes de contemplation ou de lecture des oeuvres
qui dépendent des cultures et des époques, ne sont plus prises
en compte : l'objet est non seulement dématérialisé,
mais aussi dévitalisé puisque l'on gomme sa forme et par
là-même une partie de son contenu intrinsèque. La digitalisation
ne peut pas capter l'ensemble de ces informations spécifiques ;
c'est une réduction utile mais qui ne doit pas faire oublier l'importance
de l'objet original, réel [SAL96].
Le multimédia permet quelque chose de nouveau dans nos
sociétés : faire revivre les cultures orales, souvent oubliées
à cause des ouvrages imprimés ou manuscrits [LAN95],
mais aussi de les compléter par l'écrit et l'image pour créer
une culture nouvelle, hybride. Sur un même support, on peut alors
véhiculer deux cultures radicalement différentes, pour lesquelles
le temps n'a pas le même sens : alors que l'écrit compresse
le temps et fige définitivement une oeuvre de l'esprit, les cultures
orales s'inscrivent dans la continuité et dans une perpétuelle
évolution, parfois infime mais qui rappelle que les temps changent.
Les nouvelles technologies devraient faire disparaître ces différences,
pour offrir une culture toujours en mouvement, tout en conservant figées
les traces de son passé. Nous devrons apprendre à déchiffrer
à la fois le son, l'image et l'écrit pour comprendre cette
nouvelle culture.
Un nouveau rapport au temps, à l'espace et au monde
Jusqu'à présent, la vie et les cultures étaient
basées sur des temps locaux, déterminant des rythmes et des
rôles sociaux, des normes difficiles à contourner : on vivait
selon les saisons, on distinguait le jour de la nuit. Il faut repenser
notre rapport au temps : grâce au temps réel et à la
mondialisation des échanges et des marchés, les contraintes
de temps sont peu à peu abolies, jusqu'à faire émerger
une "ère de l'instantané permanent" [LAC93b],
autrement dit une disparition progressive de la notion de temps distincts
au profit d'un temps mondial, unique. Un exemple parlant est celui du milieu
de la Bourse : les temps locaux obligent les bourses à fermer et
à ouvrir successivement dans les grandes villes du monde (Tokyo,
Paris, New-York), mais les réseaux informatiques permettent d'effectuer
des transactions vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Ce nouveau rythme de vie est fortement déstabilisant
[VIR95], d'autant plus que nos cultures ont du mal
à s'adapter rapidement aux bouleversements technologiques récents.
Le "village global" de M. McLuhan a trouvé sa propre notion
de temps, un temps lui aussi global. Cette unification sous-tend une forme
de tyrannie, toute unification écrasant par sa définition
même les différences. L'immédiateté au quotidien,
permise par les nouvelles technologies, lève certains obstacles
à la singularisation des individus imposés par les temps
locaux : on peut par exemple travailler à son rythme sans tenir
compte des normes sociales locales. Mais la vitesse fait aussi perdre le
recul critique nécessaire et limite la réflexion au profit
de l'action. Le temps unique empêche la coupure indispensable à
la remise en question [LAC93b] : on acquiert des réflexes
et on ne prend plus le temps de penser. C'est déjà le cas
dans les forums sur Internet, dans lesquels des messages virulents révèlent
le manque de réflexion et l'impatience non contenue de la réponse
à des textes parfois ambigus, ou simplement mal interprétés
parce que lus superficiellement. Le temps unique a de plus pour effet de
dissoudre l'espace réel [VIR95]: très
utile aux multinationales désireuses d'oublier les contraintes spatiales,
cette dissolution est, elle aussi, déstabilisante.
Certains médias s'intéressent de près
aux dérives probables vers une "démocratie en temps réel",
dérives qui risquent d'être accentuées par le développement
des nouvelles technologies. En effet, cette "hyperdémocratie"
existe déjà, en partie grâce aux sondages d'opinion
et à la possibilité qu'ont les populations de donner leur
avis par fax, par téléphone ou par courrier : Washington
est submergé de lettres et de messages des citoyens américains.
Les lobbies, déjà omniprésents dans la politique des
États-Unis, accroîtront certainement leur pouvoir grâce
aux autoroutes de l'information. L'interactivité et le temps réel
poussés à l'extrême nous proposent une société
du réflexe, privée de la réflexion et de la confrontation
d'idées, sans pause avant l'action : comment pourra-t-on parler
de démocratie ?
Comme nous l'avons vu , le temps unique fait disparaître
l'espace réel. Mais les nouvelles technologies nous offrent par
ailleurs un nouvel espace, virtuel celui-là. Considéré
par certains comme un nouveau Far West (17) en attente
de lois et prêt à être conquis, il est qualifié
par d'autres d'espace libertaire propice à la multiplicité
et au métissage [GUÉ96]. On s'approche
rapidement du cyberespace tel que l'avait imaginé W. Gibson [GIB84]
: le monde réel entier recréé, impalpable mais compressé
en un seul point de rencontre de toutes les cultures et de tous les individus.
Mais peut-être aussi un monde virtuel en danger si les lobbies, les
multinationales et les gouvernements le rendent à leur image. Ce
nouveau monde serait en fait bel et bien une simulation du monde réel,
un double interactif mais pas tout à fait ressemblant à l'original
: il permettrait la fuite, l'imaginaire, la liberté d'expression,
le droit à la vie privée. C'est du moins ce que l'on peut
espérer en observant son précurseur Internet.
Le principal danger de cet univers en apparence parfait est
de se couper de la réalité, à force de vouloir s'immerger
dans un espace aseptisé, ultra-sécurisé mais imaginaire,
déjà esquissé par les séries télévisées
ou les jeux vidéos. Les nouvelles technologies nous offrent la possibilité
d'expérimenter, de découvrir ou de rêver, ce qui est
certainement en partie bénéfique, mais le risque majeur est
celui d'une dérive vers une perte généralisée
du sens des réalités. "Si les gens ont la possibilité
d'éviter les sujets un peu désagréables à entendre
qui peuvent surgir dans ces forums, Internet deviendra un moyen comme un
autre (...) de fuir les réalités non virtuelles et injustes
de notre monde" [SHA95]. Un profond décalage
entre la réalité et le cyberespace pourrait bien voir le
jour, alors que ce nouvel univers devrait justement, entre autres, nous
permettre de mieux appréhender le monde réel.
"On the Net, nobody knows you're a dog" (18).
Ce dicton qui court sur Internet exprime très bien la nature des
relations qu'entretiennent les gens dans le cyberespace : dans ce monde
virtuel, on peut recréer des situations réelles ou s'inventer
des vies complètement imaginaires. La plupart du temps, on peut
y jouer un ou plusieurs rôles et faire disparaître les contraintes
sociales du monde réel : hiérarchie (âge, niveau d'études),
sexisme, racisme ou "délit de sale gueule". L'esprit libéré
de ces contraintes, l'utilisateur peut profiter de sa nouvelle liberté
d'expression, ou de sa nouvelle existence virtuelle.
Mais, sous le couvert de l'anonymat et en l'absence d'affrontement
réel, les personnages se permettent plus de liberté, parfois
trop. Là encore, on privilégie l'action à la réflexion
: les discussions peuvent devenir agressives voire violentes et le jeu
de la séduction devient plus facile. Ce monde-là nous présente
finalement une image exacerbée de la complexité humaine.
Cependant, cet univers virtuel peut aussi être le formidable
outil d'une nouvelle solidarité [GUÉ96]:
il se crée des zones culturelles virtuelles (19)
ou des groupes d'intérêt (20), propices
à la fois à l'émergence d'une culture spécifique
et au renforcement de cultures en voie de disparition. Il permet donc à
la fois à des cultures en perte de vitesse de revivre malgré
la dispersion des individus, mais aussi de rassembler des gens de différentes
cultures et origines autour des mêmes centres d'intérêt.
Ce sont alors de véritables sociétés virtuelles qui
s'organisent.
Conclusion
Il faut bien l'avouer : notre condition privilégiée
d'étudiants en informatique, qui nous a permis d'utiliser Internet
et les applications multimédias bien avant leur prétendue
démocratisation, a par-là même biaisé notre
jugement. Nous avions tout d'abord une perception idéaliste, voire
utopiste, du fameux "cyberespace" libertaire, puisque nous faisions
partie de la communauté de ces utilisateurs prêts à
respecter les règles du réseau. Mais le grand public et les
acteurs privés envahissent maintenant cet espace, le métamorphosant
définitivement en centre commercial international ou en argument
de vente pour ordinateurs familiaux, le réduisant ainsi à
un marché de plus à conquérir : peu à peu,
Internet perd de son attrait, surtout pour des informaticiens comme nous.
Il a donc fallu que nous fassions abstraction de nos idées
préconçues afin d'examiner, avec plus d'objectivité,
aussi bien les promesses enchanteresses des rapports officiels que les
critiques acerbes des adversaires de ces nouvelles technologies. Ceci en
évitant si possible les réactions épidermiques trop
violentes... Nous en sommes malheureusement arrivés à la
conclusion que les dangers évoqués par les intellectuels
cités en référence semblent bien réels : sans
aller jusqu'au cauchemar "technico-libéral" prophétisé
par certains, on peut déjà supposer que ce monde ne deviendra
pas plus humain juste parce que l'on en aura câblé chaque
centimètre carré ! Le progrès n'est jamais seulement
bénéfique : les conséquences des nouvelles technologies
dépendront de l'usage qui en sera fait. Leur impact est encore trop
faible pour en tirer un véritable enseignement, mais l'image actuelle
de notre société laisse présager le pire.
Selon P. Virilio [VIR95], la mondialisation
de la manipulation et de la censure de l'information est déjà
l'un des "Tchernobyls informatiques". Mais la loi du marché
et de l'argent n'a pas attendu les nouvelles technologies pour nous apporter
la désinformation et la censure, la surinformation et l'endoctrinement
insidieux, l'abrutissement des masses et le rêve américain.
Il nous reste maintenant à espérer que les populations ne
se laisseront pas berner à nouveau par les discours mielleux et
les promesses faciles, mais sauront réagir à temps et lutter
contre le mouvement actuel afin que ces nouveaux outils deviennent ceux
d'une société plus équitable, plus transparente, en
un mot plus informée.
Notes
-
NII : National Information Infrastructures, les inforoutes
américaines.
-
La numérisation du fonds documentaire de la Grande
Bibliothèque aura coûté plusieurs millions de francs
alors qu'une partie des ouvrages est déjà disponible sous
cette forme chez les éditeurs !
-
Comme le "Plan Informatique pour Tous"
-
VRML : Virtual Reality Modeling Language
-
Le positivisme de la science et la foi quasi-religieuse
qu'on lui voue parfois sont brillamment abordés dans [PRA93].
-
EFF : Electronic Frontier Foundation.
-
presse critique comme Le Monde Diplomatique ou Terminal,
les émissions comme Arrêt sur image sur la 5ème, etc.
-
NSA : National Security Agency, agence chargée
d'assurer la sécurité des États-Unis.
-
Numéros de cartes de crédit, noms et adresses
des utilisateurs, etc.
-
Aux États-Unis, l'utilisation d'outils de chiffrement
est autorisée, mais l'exportation de techniques cryptologiques est
soumise à autorisation, délivrée par des agences comme
la NSA.}
-
Michel Ferrier est le directeur des technologies et
des transferts sensibles du Secrétariat Général de
la Défense Nationale.}
-
Le fameux "Communications Decency Act"
-
La NSF (National Science Foundation) a cédé
en avril 1995 la dorsale d'Internet aux capitaux privés.
-
network computers, baisse des coûts de raccordement
et de communication
-
Authentification par une signature unique pratiquement
impossible à reproduire, tampon électronique attestant de
la provenance, date et heure exactes de la création ou de la mise
en circulation d'un document, etc.
-
Clés logicielles ou matérielles contre
la copie, mouchards pour surveiller la circulation des documets, etc.
-
Une "Nouvelle Frontière".
-
"Sur le Net, personne ne sait que vous êtes un
chien"
-
Par exemple, un regroupement des francophones pour
lutter contre le monopole de la langue anglaise et pour aider à
la diffusion notre culture.
-
Par exemple, des groupes d'aide aux malades du cancer,
la réunion des fans de X-Files.
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