Il est de plus en plus évident que la publication électronique
n'est pas la publication traditionnelle avec des moyens électroniques.
La combinaison de la production électronique de documents scientifiques,
de TEX (traitement de textes mathématiques), de la messagerie électronique,
de l'Internet et maintenant du World Wide Web, ainsi que le succès
considérable des bases de données de prépublications
du type de Los-Alamos, USA (le premier laboratoire à avoir créé
une base de données pour la physique), a entraîné une
véritable révolution. Tout le processus de publication doit
donc être réexaminé.
Etant donné qu'il existe de nombreux types de publications
qui jouent un grand nombre de rôles différents, il est nécessaire,
quand on discute des implications de la publication électronique,
de se focaliser sur certains types. Les contributions scientifiques pour
lesquelles les auteurs s'attendent à être payés, ainsi
que les revues et livres pour lesquels la forme d'articles en volumes reliés
est spécialement utile, resteront dans un futur proche tributaires
des circuits traditionnels de distribution.
Je me focaliserai donc sur les articles scientifiques et les
journaux, dont j'essaierai d'analyser le rôle dans l'activité
scientifique en général, leurs propriétés et
leurs nouvelles possibilités. Nous verrons en particulier qu'une
question se pose naturellement : comme conséquence de la révolution
informatique, verrons-nous dans l'avenir une publication scientifique sans
maison de publication ?
Je montrerai par ailleurs que la publication électronique
nous donne une occasion de survivre au lent effondrement du système
des rapporteurs, l'un des éléments fondamentaux de la publication
des articles scientifiques, dont je vais expliquer le rôle.
La crise dans le système des rapporteurs
Dans le système traditionnel, les éditeurs des
maisons de publication s'occupent de :
- rassembler des informations scientifiques ;
- sélectionner (avec l'aide de rapporteurs, scientifiques
experts dans le domaine) les contributions qui valent la peine d'être
publiées, et organiser, si nécessaire, une discussion entre
les rapporteurs et les auteurs, pour en améliorer le contenu. Il
est important de rappeler ici un principe essentiel de la publication scientifique,
la validation par les pairs : ne doivent être acceptées pour
publication que des contributions scientifiques originales, d'une importance
suffisante, obtenues avec des méthodes adéquates compte tenu
des connaissances antérieures, et compatibles avec les résultats
bien établis.
Il y a lieu de noter que le système traditionnel de
production des articles impose le couplage quelque peu artificiel de deux
tâches différentes, c'est-à-dire l'évaluation
immédiate et la diffusion des travaux de recherche. Le système
de prépublications a d'ailleurs fourni pendant de longues années
un moyen alternatif de communication d'informations scientifiques, au moins
dans les laboratoires les plus importants.
- éditer et mettre en page les articles ;
- diffuser et archiver les informations ;
- aider à l'organisation des informations, bien que
souvent de façon mineure (en créant des lettres ciblées,
des sections de commentaires, des index, etc.).
Pendant des décennies, ce système dans lequel
l'évaluation et la sélection jouent un rôle particulièrement
critique, a fonctionné de façon satisfaisante. Dans la période
récente, la situation s'est détériorée pour
des raisons que je vais m'efforcer d'expliquer.
Augmentation de la productivité
Le nombre de pages publiées augmente d'une façon
exponentielle dans le temps, mais, hélas, pas le contenu scientifique,
ou du moins pas dans les mêmes proportions. Je peux en deviner les
raisons : augmentation du nombre de physiciens à cause de l'expansion
démographique, du développement de l'enseignement supérieur,
de l'arrivée de nouveaux pays dans la compétition ; sentiment
des physiciens qu'un nombre substantiel d'articles publiés est essentiel
pour une carrière scientifique ; amélioration des outils
de production (ex. : l'ordinateur).
Les rapporteurs chargés de l'évaluation ne sont
plus capables de contrôler le flot. Ceci est une évidence
pour les physiciens qui sont dans le domaine de l'édition depuis
un certain temps. Le rapporteur reçoit trop d'articles qui sont
mal écrits et très spécialisés. L'évaluation
de la nouveauté et de la pertinence devient donc une tâche
presque impossible. De plus, les articles les moins intéressants
sont ceux qui exigent le plus de temps de la part du rapporteur.
Si un rapporteur devient trop sélectif, généralement
l'auteur reprend son article, exige un autre rapporteur, et si besoin s'adresse
à un autre journal. Enfin, si les journaux qui existent deviennent
trop sélectifs, de nouveaux journaux se créent. De plus,
dans un monde où le succès d'un journal se mesure au nombre
de pages publiées, on ne peut pas s'attendre à ce que les
éditeurs eux-mêmes essaient de décourager les auteurs.
Les conséquences à terme de cette situation risquent
d'être le découragement des rapporteurs et surtout des chercheurs,
qui ne peuvent plus suivre tout ce qui se publie, même dans leur
propre spécialité. Elle conduit à une duplication
de la publication de nombreux résultats.
Inconvénients du système traditionnel
Le système traditionnel de publication d'articles a
par ailleurs des inconvénients importants. Alors qu'un rapporteur
consciencieux peut avoir rédigé un rapport long et documenté,
le résultat final ne peut être que publiable ou non publiable.
De cette façon, deux articles d'intérêt marginal peuvent
avoir un sort très différent. Rien ne distingue un article
fondamental d'un article d'intérêt secondaire. De plus, la
réponse négative signifie priver un physicien, peut-être
sur des fondements subjectifs, de la possibilité d'ajouter un article
à sa liste de publications. Etant donné que la seule évaluation
possible pour la publication d'articles est basée sur l'acceptation
ou le rejet, l'évaluation reste unique, du moins si un article est
accepté ; elle est particulièrement grossière, même
si les rapporteurs font un travail sérieux et discutent longuement
l'article. Une fois qu'un article est publié, son contenu ne peut
être discuté que par une autre publication. Les errata publiés
des mois après, et qui risquent de passer inaperçus, représentent
le seul moyen de signaler les erreurs.
Tout cela contribue finalement à une grande dilution
de l'information scientifique.
Pour répondre à l'objection selon laquelle les
journaux importants rejettent une certaine partie des articles soumis (ex.
30 % en physique des particules), il y a lieu de noter que cette fraction
est restée à peu près constante alors que le nombre
d'articles a considérablement augmenté. Le système
des rapporteurs dans sa forme actuelle, sans être inutile, devient
donc simplement de plus en plus inefficace en matière de publication
scientifique.
En conclusion, nous produisons à des coûts croissants
des informations scientifiques dont la valeur diminue et dont le taux de
dilution devient excessif. En utilisant le système traditionnel
de production, rien ne peut réellement être fait pour empêcher
une détérioration continue. Des changements radicaux sont
nécessaires pour que les fonds consacrés à la publication
scientifique soient utilisés d'une façon plus utile et efficace.
La voie électronique
La question de la publication électronique ne se réduit
pas à une discussion sur les nouveaux outils qui pourraient faciliter
la production et la diffusion des documents scientifiques.
Les articles électroniques, compte tenu de leur "plasticité"
et de leur vitesse de transmission, ont des propriétés entièrement
nouvelles qui nous obligent à repenser tout le processus de publication.
En réorganisant la publication, il faut garder à l'esprit
que le seul objectif est de mieux satisfaire les différents besoins
de la communauté scientifique. En particulier, rien ne saurait justifier
la reproduction sous la forme électronique des inconvénients
de la publication des articles papier.
Par exemple, quand les articles sont devenus trop nombreux,
le concept de Lettre a surgi comme moyen d'accélérer la diffusion
des résultats importants. Le format Lettre est une contrainte typique
exigée par la forme traditionnelle de la publication.
Cela conduit trop souvent à des articles incompréhensibles,
obtenus en prenant un article plus long et en le raccourcissant afin de
rester dans les limites de longueur du format.
Une extrapolation directe de résultats plus anciens
a souvent une meilleure chance d'être publiée que des contributions
réellement nouvelles, étant donné que certains nouveaux
résultats importants exigent plus d'explications.
Ces inconvénients peuvent être éliminés
par la publication électronique, étant donné que la
longueur n'est plus en relation avec la vitesse de diffusion. Si l'on veut
mettre en évidence certains articles, on ne doit le faire qu'en
fonction de leur valeur scientifique, et celle-ci est rehaussée
par l'amélioration de la lisibilité.
Il est clair, évidemment, que la plus grande part du
processus de publication des manuscrits peut être, et donc doit être,
électronique. Cependant, il faut d'abord définir les tâches
qui restent ou deviennent nécessaires à l'ère électronique.
Si l'on revient aux tâches énumérées au début
:
- le recueil des informations scientifiques est déjà
fait d'une façon tout à fait automatique dans les bases de
données du style Los Alamos, et réalisé rapidement
à peu de frais. Il n'y a pas à se soucier d'un manque d'espace
de stockage étant donné que la capacité des moyens
de stockage augmente en permanence et que le prix diminue (le coût
par giga-octet stocké a diminué d'un facteur quatre environ
en cinq ans, un taux que les scientifiques ne sont pas capables de compenser,
du moins avec les documents standard). Il faut noter, cependant, qu'il
est essentiel d'avoir tous les articles d'un domaine réunis dans
une base de données unique (logiquement, mais pas nécessairement
physiquement unique, évidemment) pour faciliter l'accès et
les recherches ;
- la sélection n'est plus nécessaire,
ni même utile, car il n'y a absolument aucune raison de refuser à
un physicien le droit de communiquer le résultat de ses recherches.
La diffusion des résultats scientifiques bruts envoyés à
une base de données est séparée de l'évaluation
scientifique. Toutefois, il pourrait devenir nécessaire à
terme de restreindre l'accès de la base de données à
des chercheurs qui ont démontré un minimum de compétence
professionnelle, et cela pourrait nécessiter une certaine forme
d'intervention non automatisée ;
- le formatage et l'édition visent à assurer
la précision scientifique et la lisibilité. C'est à
la communauté scientifique de décider quelles sont les normes
raisonnables. Avec l'apparition du TEX et la grande disponibilité
des ordinateurs et imprimantes, le formatage et l'édition sont maintenant
réalisés de façon routinière directement par
les auteurs, avec ou sans aide locale. Je pense que, peu à peu,
les auteurs atteignent un niveau satisfaisant, ce qui doit rendre inutile
une intervention extérieure sur les manuscrits, qui met en danger
la précision scientifique tout en n'améliorant que peu la
lisibilité. Ainsi ces deux tâches devraient être en
général laissées aux auteurs ;
- la diffusion des informations scientifiques est maintenant
réalisée d'une façon plus rapide et moins onéreuse
par les moyens électroniques. Les informations sont plus faciles
à extraire et plus faciles à récupérer, si
nécessaire, sur support papier. On peut comparer l'impression sur
une imprimante locale, qui vous fournit immédiatement un exemplaire
net sur papier, avec la difficulté de photocopier un article contenu
dans un volume relié dans une bibliothèque ;
- l'archivage sous sa forme la plus simple est résolu
en utilisant des moyens sommaires, bien qu'il faille se soucier d'avoir
suffisamment de copies électroniques indépendantes, et s'assurer
que les fichiers sont régulièrement transférés
sur le moyen de stockage le plus récent chaque fois que la technologie
change ;
- l'organisation et la structuration des informations scientifiques
pour les besoins de l'extraction vont devenir de plus en plus importantes,
mais c'est un point à peine traité actuellement par les éditeurs.
Il faut développer les façons de transformer un ensemble
d'informations scientifiques brutes en une réelle base de données,
car on sait que disposer de trop d'informations non structurées
équivaut à ne pas avoir d'informations du tout. Cette tâche
comprend une composante technique impliquant le développement de
logiciels pour naviguer parmi les documents. Un exemple est fourni par
les capacités hypertexte qui, sous leurs formes les plus sophistiquées,
impliquent une intelligence artificielle et les techniques les plus modernes
de la science informatique. Cependant, il est essentiel de tenir compte,
en physique, de l'importance de la grande quantité d'articles en
TEX qui existent déjà et de la souplesse de TEX qui a fait
ses preuves pour le traitement des textes mathématiques !
Une solution qui exigerait des physiciens qu'ils rédigent
dorénavant leurs articles dans un nouveau langage de programmation
de textes scientifiques serait sans doute condamnée à l'échec.
Evaluation dynamique
Pour structurer les informations, il est nécessaire
de les évaluer, ce qui nécessite des experts. Le système
actuel basé sur la publication traditionnelle a atteint et probablement
dépassé ses limites. Il doit être revu, ce qui peut
être réalisé en utilisant des documents électroniques.
La stratégie optimale n'est pas encore claire, et une certaine expérimentation
sera nécessaire avant de trouver un nouveau mode d'opération
stable. Les physiciens travaillent sur le problème et les premières
mises en oeuvre commencent à apparaître.
Il faut d'abord résoudre un problème : quand
un article prend-il sa forme définitive ? Cette question est essentielle
pour toute référence ultérieure, étant donné
que le processus d'évaluation ne peut commencer qu'une fois l'article
finalisé. Toute modification ultérieure, erratum, commentaire,
devra prendre la forme d'un document attaché, mais séparé.
L'observation fondamentale, ensuite, est que l'évaluation
des articles électroniques pourra être faite d'une manière
dynamique, de sorte que les documents importants resteront, dans un certain
sens, "vivants".
Dans une première phase au moins, l'évaluation
peut rester assez proche de la forme actuelle. Un auteur pourra demander
à un comité de lecture de faire évaluer son travail.
Le résultat sera un commentaire attaché à l'article,
exprimant l'avis du comité, et donc à la disposition de lecteurs
potentiels. Dans la mesure où le commentaire n'aura pas d'implication
sur la publication, il sera par ailleurs plus facile de revenir sur les
erreurs de jugement.
De façon plus générale, on peut imaginer
des commentaires spontanés annexés. Avec l'autorisation de
l'auteur, il sera possible d'ajouter des commentaires signés et
datés aux articles (l'auteur aura également le droit d'ajouter
des remarques ou des corrections). A l'inverse, on pourra demander à
certains collègues de rendre publiques leurs appréciations
personnelles. On peut espérer que les physiciens seront plus enclins
à faire des commentaires sur les articles dont ils ont apprécié
la lecture que sur ceux présentant un intérêt marginal,
qu'ils ont lus uniquement par obligation comme rapporteurs. On peut également
penser que ce nouveau type d'évaluation sera plus utile à
la communauté.
La forme des commentaires soulève évidemment
beaucoup de questions : Quelles formes seront acceptées ? Qui décide
qu'un commentaire est adapté ? Certaines mesures seront-elles prises
pour résoudre les conflits d'opinion ? Les rapports spontanés
seront-ils suffisants, ou sera-t-il encore nécessaire de solliciter
une évaluation comme dans le système traditionnel ? L'évaluation,
pour être utile, doit être facilement accessible, et cela affecte
la forme précise de l'évaluation et les outils électroniques
nécessaires pour l'extraire (peut-on penser ici à un guide
Michelin des articles en matière de physique des particules ?).
On dit souvent que dans le système traditionnel, l'interaction
entre les rapporteurs et les auteurs tend à l'amélioration
des articles, alors que dans le nouveau système, cette interaction
va disparaître. Tout d'abord, d'après ma propre expérience
en matière d'édition, cet effet d'amélioration ne
doit malheureusement pas être surestimé. De plus, étant
donné que les auteurs vont peu à peu découvrir qu'il
est inutile d'accumuler des articles impossibles à lire (et qui
ne seront donc pas lus), ils seront soumis à une pression renouvelée
pour écrire de meilleurs articles, un effet qui sur le long terme
devrait plus que contrebalancer l'inconvénient temporaire de ne
plus avoir d'interaction.
La logique d'un système de commentaires spontanés
exige que les commentaires soient signés, à la différence
du système d'évaluation par rapporteurs anonymes. Les deux
systèmes ont avantages et inconvénients ; mais, quelle que
soit la forme ultime du processus d'évaluation et des commentaires,
je pense que les moyens électroniques nous ouvrent maintenant des
possibilités nouvelles et excitantes qui peuvent être d'une
importance considérable pour la communauté scientifique.
Il est clair néanmoins que de tels changements rencontreront des
obstacles psychologiques et sociologiques qu'il sera nécessaire
de surmonter.
Remerciements
Bien qu'elle ne reflète pas nécessairement toutes
ses vues, cette contribution a bénéficié des nombreuses
et intéressantes discussions avec Paul Ginsparg, du Laboratoire
National de Los Alamos, U.S.A.
Notes
-
Jean Zinn-Justin (zinn@amoco.saclay.cea.fr),
Service de Physique Théorique du CEA-Saclay, a été
éditeur en chef du Journal de Physique et est actuellement éditeur
en chef de J. Phys. A, éditeur associé de Nucl. Phys. B,
éditeur de Fortschritte der Physik et coéditeur des cours
de l'Ecole d'Eté de Physique Théorique des Houches.
Ce texte est une version élaborée d'une contribution
présentée lors de l'atelier de l'European Physical Society
consacré à la Publication Electronique en Physique (Paris
2-3 mars 1995) et publiée dans le bulletin de l'EPS.