La loi pour la confiance dans l’économie numérique (LEN), promulguée le 21 juin 2004, marque une véritable rupture de l’état du droit en France. Ce tournant résulte non seulement de la plus emblématique de ses mesures, portant sur la responsabilité des intermédiaires techniques et dénoncée par ses détracteurs comme un « transfert des prérogatives de l’autorité judiciaire à des parties privées », mais plus largement de l’ensemble de sa construction d’un « droit de l’Internet » pour une bonne part sui generis qui, au-delà d’une simple « gouvernance technique » du réseau, jette les bases d’une véritable « nouvelle gouvernance politique ».
Discutée et adoptée dans une relative discrétion, cette loi, considérée comme « technique », n’a pas vraiment su intéresser au-delà du cercle restreint des acteurs généralement désignés sous le vocable à la fois réducteur et amalgamant d’« associations d’internautes », témoignage d’une vision d’Internet en tant que secteur spécifique, voire de monde à part. La mobilisation élargie n’a guère en effet dépassé le stade du soutien pétitionnaire, plus solidaire que réellement actif. On mentionnera toutefois la notable exception de la Ligue des droits de l’homme qui a su, certes après quelques années de flottements et de positionnements plus ou moins contestables en ce domaine, discerner dans ces mesures de réelles menaces pour l’État de droit.
L’État de droit n’est ni une vue de l’esprit, ni une expression toute faite pour amateurs de surenchère. Bien que traduites dans les faits avec plus ou moins de bonheur, les composantes normatives d’un tel système politique ont été construites historiquement, codifiées et universalisées en étroite relation avec les notions inséparables de droits de l’homme et de démocratie. Ces composantes incluent un ensemble de procédures garantissant d’une part des voies de recours effectifs contre la violation d’un droit ou pour la réparation d’un préjudice et d’autre part des mécanismes de contrôle de l’exercice du pouvoir par l’État mais aussi, de plus en plus, par des intérêts privés devenus autant sinon plus puissants, et de sanction des abus de ce pouvoir le cas échéant.
Cet État de droit est très concrètement mis à mal par la LEN, avec de surcroît l’aval du Conseil constitutionnel qui a validé une grande part des mesures décisives de cette loi.
La LEN prévoit en effet un régime aménagé de responsabilité civile et pénale des intermédiaires techniques d’hébergement sur Internet, à condition que ceux-ci décident du caractère licite ou non d’un contenu stocké par leurs abonnés et, en conséquence, de sa censure, sans intervention de l’autorité judiciaire.
Les conditions de l’aménagement du régime de responsabilité civile et pénale des hébergeurs constituent ainsi une délégation à une entité privée de l’autorité de juger. Saisi par une tierce partie d’une demande de suppression d’un contenu qu’elle considère illicite, le prestataire d’hébergement, en général une société commerciale, devra ainsi décider de lui-même s’il doit accéder à cette demande. Sous la menace de voir sa propre responsabilité civile ou pénale engagée, il ne sera guidé que par le souci de préserver son propre intérêt, et non les droits de l’auteur ou de l’éditeur du contenu concerné : en conséquence, il supprimera le contenu supposé illicite dès lors que la tierce partie qui l’aura saisi représentera pour lui une menace suffisamment importante. Dans ces circonstances, il résulte de ce régime aménagé de responsabilité une atteinte à la liberté d’expression de l’auteur du contenu supprimé par l’hébergeur, une atteinte à la présomption d’innocence de cet auteur, et une violation de son droit à un recours effectif et de ses droits à la défense dans le cadre d’un procès équitable, caractérisé notamment par une procédure contradictoire : peu d’auteurs en effet voudront ou pourront entamer de leur propre chef une action judiciaire contre la suppression intempestive d’un contenu qu’ils auront publié sur Internet. Plus généralement, il résulte de cette situation une insécurité juridique pour toutes les parties, ce qui constitue une violation du principe de la légalité des délits et des peines.
Le Conseil constitutionnel a émis une réserve importante, mais bien insuffisante, à la validation de cette disposition de la LEN. Il a précisé en effet que le caractère illicite du contenu devait être manifeste pour que l’hébergeur puisse le supprimer de son propre chef. Cette réserve suffit-elle à « vider de son venin » cette mesure, selon l’expression de Jean-Éric Schoettl, Secrétaire général du Conseil, dans son article de doctrine (Petites Affiches, n°122, 18 juin 2004, p.10-21) ? Rien n’est moins sûr, s’agissant d’un domaine concernant la liberté d’expression et de circonstances dont l’extrême diversité requiert des marges d’appréciation que seules les conditions d’un procès équitable peuvent garantir.
La place nous manque ici pour commenter les autres atteintes portées aux composantes de l’État de droit par l’ensemble des dispositions de la LEN, et le lecteur intéressé pourra se reporter aux observations conjointes que l’association IRIS (Imaginons un réseau Internet solidaire) et la Ligue des droits de l’homme ont adressées au Conseil constitutionnel, tout comme aux nombreux autres documents disponibles dans le dossier réalisé par IRIS sur cette loi.
On retiendra de la LEN qu’elle donne une légitimation légale à un mécanisme de « notification et retrait » qui crée un risque sérieux de censure massive et arbitraire, d’autant que ce système est clairement associé à une volonté de contraindre la liberté d’expression au bénéfice de certains groupes de pressions en vue de leur conférer des prérogatives de puissance publique et de certains acteurs économiques pour l’extension de leurs intérêts patrimoniaux. Cela est attesté non seulement par les débats parlementaires à propos de la LEN, mais aussi par des mesures adoptées dans des lois subséquentes, comme celle de refonte de la loi « Informatique et libertés » qui permet la création de véritables casiers judiciaires privés par les sociétés de perception et de gestion des droits d’auteurs et des droits voisins. L’émergence de ces nouvelles modalités de censure témoigne ainsi plus de la recherche d’une transformation profonde de la norme que de la volonté de suppression d’un contenu spécifiquement considéré comme problématique, qui pouvait tout à fait se satisfaire de la simple application du droit commun.
Plus encore, ce que les chercheurs belges Benoît Frydman et Isabelle Rorive considèrent comme « un bon exemple du nouveau modèle de gouvernance qui caractérise la mondialisation [et qui] implique un double déplacement d’une régulation substantielle vers une régulation procédurale et d’une régulation par l’État vers une corégulation globale » (Revue de l’Institut Max Planck de Cologne, vol.1 n°23, 2002, p.41-59) est en bonne voie de poursuite en France. Après cette véritable « ouverture de vannes » que constitue la LEN, après la régression que marque la refonte de la loi Informatiques et libertés, la nouvelle loi sur le droit d’auteur qui sera discutée fin 2004 au Parlement est lourde de dangers. La signature d’une « charte de lutte contre la piraterie numérique » le 29 juillet 2004 par trois ministres et par les représentants des fournisseurs d’accès à Internet et des syndicats professionnels et sociétés de perception et de gestion de droits d’auteur et de droits voisins est déjà le signe annonciateur de ce phénomène de déplacement de régulation, comme d’atteintes supplémentaires à l’État de droit. En effet, non seulement elle ignore superbement la nécessité du débat parlementaire et donc les fondements même du processus démocratique, mais de surcroît elle autorise et même encourage le recours à une « justice privée » déjà entériné par la LEN, dans le cadre d’une contractualisation de la loi d’autant plus contestable que l’une des parties principalement concernée – le citoyen abonné à Internet auprès d’un fournisseur d’accès – est exclue du contrat et ne fait qu’en subir les clauses.
Cette profonde remise en question de la démocratie et de l'aptitude de l'État à exprimer l'intérêt général à laquelle on assiste depuis l’adoption de la LEN montre que la « gouvernance d’Internet » est bien en ordre de marche. Elle pourrait bien s’étendre, dans le cadre d’une « nouvelle gouvernance politique » au bénéfice d'intérêts sectoriels, à laquelle la globalisation marchande n'est pas étrangère.
Meryem
Marzouki
Chercheur au laboratoire LIP6/PolyTIC-CNRS et présidente de
l’association IRIS
Un dossier complet sur la LEN est disponible sur le site de l’association IRIS : www.iris.sgdg.org/actions/len