Le progrès des biotechnologies marque l'insertion des manipulations génétiques dans le mouvement d'innovations permanentes qui irrigue aujourd'hui une économie occidentale en voie de mondialisation. Les nouvelles opportunités qu'offrent les sciences du vivant en agriculture et en médecine participent de projets industriels qui, mêlant recherches scientifiques et stratégies marchandes, posent à nos sociétés démocratiques de redoutables problèmes.
Récemment, le refus par les grandes firmes pharmaceutiques américaines, arc-boutées sur leurs brevets, de laisser un certain nombre de pays en voie de développement fabriquer des médicaments en particulier contre le sida sans leur payer de royalties, a fait scandale, obligeant celles-ci sous la pression des ONG à renégocier un accord (3).
Le séquençage du génome, puis son décryptage inscrivent dorénavant les biotechnologies dans des programmes de recherche globaux qui relèvent de la "big science", comme ceux du spatial, du nucléaire ou de la physique des particules. Mais cette fois, c'est notre environnement, notre santé, notre alimentation qui sont en jeu. Les céréales contenant des OGM sont les premiers résultats de ce travail de grande ampleur réalisé au sein des laboratoires de la recherche publique et des firmes agroalimentaires. Avec en perspective, la connaissance partielle des données du génome des êtres vivants et une expérimentation des procédures permettant de le transformer. Le développement de la contestation sociale en Europe ( par les agriculteurs, les consommateurs) a obligé la Commission européenne à geler par un moratoire la culture des plantes génétiquement modifiées. Des pressions s'exercent ouvertement sur les instances européennes pour y mettre fin.
Le renforcement du système des brevets possède une certaine logique : favoriser les firmes dominantes qui peuvent dans un secteur donné de la connaissance investir dans la recherche en developpant leurs propres laboratoires, passer des contrats avec la recherche publique ou bien racheter les brevets déposés par des entreprises innovantes n'ayant pas les capacités d'aborder le marché mondial. Cette logique va dans le sens du renforcement d'un petit nombre d'oligopoles dans chacun des secteurs clés de l'économie. C'est devenu clair dans celui de l'informatique. L'agriculture prend la même voie avec des firmes comme Monsanto qui veulent devenir les fournisseurs exclusifs des entrepreneurs/paysans du Nord, préoccupées avant tout de rentabiliser leurs investissements dans la recherche en génie génétique appliquée aux céréales et aux cultures vivrières. Avec comme conséquence une augmentation des rendements et des surplus en Europe et aux USA et la ruine des paysans pauvres du Sud incapables de faire face au "dumping" des pays riches producteurs.
Un mouvement de "libération de la propriété intellectuelle" face aux menaces de privatisation du savoir a été amorcé avec les logiciels libres. Mais il est difficile d'aller à contre courant du système dominant. Les entreprises qui ont investi dans le libre en font durement l'expérience et les économistes s'interrogent (voir les articles dans ce numéro) sur la viabilité à moyen terme de celles qui ont fait le pari de s'impliquer dans le domaine des services aux utilisateurs de logiciels libres. Le paradoxe ici est que pour des raisons de concurrence interne au secteur, c'est-à-dire pour s'opposer à la position dominante de Microsoft, certains grands groupes comme IBM ou Sun ont décidé d'investir dans le logicel libre et en sont devenus de gros contributeurs ... Dans le secteur des biotechnologies, l'investissement initial avant de découvrir des résultats prometteurs et utilisables est hors de portée des individus isolés aussi géniaux soient-ils, ou des PME. Il ne reste que la puissance publique, si décriée aujourd'hui, qui puisse favoriser et aider ce mouvement de mise à la portée de tous des résultats de la recherche dans un certain nombre de secteurs prioritaires pour la survie de l'humanité comme la santé, la recherche agronomique. Les principes sur lesquels sont fondés les logiciels libres peuvent en quelque sorte pallier les difficultés de diffusion des connaissances, y compris en direction des pays du Sud, et favoriser une mondialisation de la connaissance. Utopie? Peut-être. La recherche publique est financée par les citoyens à travers leurs impôts. Il n'est donc pas scandaleux que le fruit de ce travail bénéficie au plus grand nombre.
Les producteurs de connaissance peuvent ainsi poser les premières pierres d'un monde plus solidaire. Dans le domaine des médicaments, partager le savoir et permettre le développement d'une industrie à base de génériques dans un certain nombre de pays d'Afrique est une nécessité vitale. Toute autre attitude serait criminelle.
Dans celui de l'agriculture, les questions sont plus complexes. Tout le monde s'accordera sur le fait que l'accroissement de la production de céréales ne peut qu'être positif pour faire face à celui de la population dans les décennies qui viennent. Les recherches doivent être poursuivies pour améliorer les semences. Le recours aux brevets est-il le meilleur moyen pour développer la recherche en matière de biotechnologies ? Après une vingtaine d'années de pression permanente en vue d'étendre le champ de la "brevetabilité du vivant", certains acteurs de la recherche agronomique remettent en cause cette orientation qui fait la part trop belle aux grandes firmes agroalimentaires. Ils veulent mutualiser les résultats de leurs travaux et les ressources génétiques qui en sont issues.
La question des expérimentations entreprises en plein champ divise également le monde agricole et celui de la recherche. Celles-ci risquent de favoriser la dissémination des variétés génétiquement modifiées, ruinant les efforts de tous ceux qui veulent développer une "agriculture alternative" par choix (cultures "bio") ou par nécessité dans les Pays du Sud.
Jacques Vétois
Notes