POUR UNE SOCIOLOGIE DE LA GESTION
ET DE SES DISPOSITIFS


Avoir été, c'est une condition pour être.
Fernand Braudel, La méditerranée,
Paris, Flammarion, 1985, p. 8.


INTRODUCTION


En Septembre 2001, les éditions La Dispute éditaient un ouvrage collectif intitulé Délit de gestion. J'ai eu le bonheur de diriger ce volume, qui rassemble huit contributions, la plupart uvres de jeunes chercheurs membres du laboratoire Printemps de l'UVSQ (université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines), ou qui se sentaient proches des problématiques développées par celui-ci. Dans cet article, je me propose de revenir sur les points saillants de ce travail collectif. Je ne chercherai pas à en résumer les thèses, ce qui serait par trop redondant, mais essaierai d'en préciser les clés d'accès en même temps que les perspectives qu'il ouvre à la recherche en sciences sociales. A l'image de l'objet qu'il s'est donné, ce livre, bien qu'écrit par des sociologues, constitue une sorte de manifeste pluridisciplinaire. Appréhender le travail, les entreprises ou les organisations à travers les ``dispositifs de gestion'', c'est en effet se contraindre à des approches mêlant sociologie, psychosociologie, sciences de la gestion, de la cognition, du langage, de la communication, des techniques et de l'innovation… Autant dire le travail d'une vie… C'est pourquoi je suis conscient des imperfections, des limites, des ellipses et de la trop grande nonchalance de certaines des affirmations qu'on trouvera dans le texte proposé ci-dessous. On nous excusera en considérant qu'il ne s'agit pas ici d'un dénouement scientifique, mais d'un commencement. C'est sur l'intérêt, la pertinence de ce chantier de recherche, plutôt que ses résultats effectifs, que nous demandons à être jugés
Cette réflexion bénéficie également des discussions conduites à l'occasion des premières journées d'étude consacrées aux dispositifs de gestion, organisées par Valérie Boussard, à l'UVSQ (actes à paraître aux éditions L'Harmattan,collection ``Logiques Sociales'').


PREGNANCE DES ``MONDES SOCIAUX ''


On sait au moins depuis E. Durkheim [Durkheim, 1991, (1893)] qu'une longue tradition visant à décrire et comprendre les effets de différenciation sociale entraînés par la division du travail s'est développée en sociologie pour rendre compte de la dynamique des sociétés [Lahire, 2001]
Le thème de la division du travail fait débat, lui, depuis Platon et Aristote. Il connaît une longue éclipse jusqu'à A. Smith, au XVII° sicèle, retombe dans l'indifférence avant d'être pris résolument en charge par l'économie et la sociologie à partir du XIX° siècle, avec Marx, Spencer, Schmoler et Durkheim [Boudon et al., 1993]… La problématique de la différenciation sociale devrait donc formellement être resituée à l'intérieur de ce débat multiséculaire. Ce n'est évidemment pas notre propos ici.. Plutôt que d'être le ``deuxième à Rome'', écrit Durkheim dans sa thèse, les individus préfèrent ``être les premiers en leur village''. Aussi, chacun s'essaie-t-il à briller dans l'activité pour laquelle il se sent le mieux armé: la guerre, la religion, les études, l'artisanat, l'art, etc., creusant du même coup une subdivision du social appelée à se pérenniser, à s'institutionnaliser sous l'effet de la concurrence même qui s'y déploie. Ainsi s'expliquerait le lent processus de différenciation qui se met en place avec la densification des groupes sociaux et l'intensification de leurs échanges internes. C'est bien une lutte pour le prestige qui est à la source de ce processus. Elle s'explique par le fait que diviser les jeux et enjeux, en multipliant les ``champs de bataille'', permet à un plus grand nombre d'individus de se ``réaliser'' et de s'imposer comme modèle d'excellence tout au moins dans la ``sphère'' qui est la sienne. La division du travail n'a donc pas seulement une explication économique, contrairement à ce que pouvait en laisser entendre un Adam Smith [Smith, 1976, (1776)], mais avant tout symbolique
Pour appuyer l'idée que la création de ces espaces de lutte à la fois économique et symbolique entraîne quasi-mécaniquement un ``enkystement'' des représentations, valeurs et attitudes et une différenciation poussée des visées et aspirations des individus, on peut également se tourner vers M. Weber [Weber, 1996, (1920)]. Cet auteur souligne, à partir de l'exemple de la religion, l'existence dans tout groupe social de différents ``registres d'action'', animés d'une ``légalité'' propre, constituant des ``sphères'' d'action spécifiques, dont le sociologue doit tenir compte pour comprendre les phénomènes qu'il étudie: l'unité axiologique, symbolique, de même, pourrait-on dire, que l'utilité pratique de la société est ainsi fortement contestée. Au lieu d'un monde unifié, intégré, polarisé par les mêmes valeurs, les mêmes fins, les mêmes visées, on serait en face d'une constellation d'activités, d'intentions et d'aspirations hautement différenciées. C'est également ce que laisse entendre le travail de N. Elias. L'auteur allemand [Elias, 1975, (1939)] a consacré une part de ses réflexions à la description de la lente autonomisation du ``politique'' depuis le XV° siècle et, comme les auteurs précédents, il met en lumière ce qui semble être une loi très spensérienne de l'évolution sociale: en même temps qu'elles se fragmentent, qu'elles se différencient en de nombreux sous-ensembles hétérogènes, les sociétés modernes organiques, dans le langage durkheimien se voient animées par des logiques d'actions de plus en plus diversifiées, de plus en plus autonomes, jusqu'à accoucher d'un monde buissonnant, d'une infinité de microcosme sociaux, d'une ``pluralité de mondes sociaux'' que le sociologue ne peut ignorer dans sa volonté de compréhension du social… Un autre grand classique a frayé cette voie de la différenciation, dès la fin du XIX° sicèle; c'est Simmel [Simmel, 1981, (1894)]. Lui aussi a consacré une partie de sa sociologie à décrire l'importance de ces ``cercles'' nombreux dans lesquels chacun de nous inscrit son action sa vie , et qui supposent la mise en uvre de logiques d'action, c'est-à-dire de schèmes cognitifs, affectifs et mentaux, parfaitement localisés, adaptés à un contexte et inopérant dans un autre, ce qui entraîne des frictions et un sentiment d'inconfort chez les individus, au passage d'un ``cercle'' à un autre. Les sociologies d'inspiration phénoménologique et constructiviste, comme l'interactionisme symbolique dès les années 1920 ou l'ethnométhodologie, à partir des années 1960, sont les héritiés directes de cette inspiration et ont largement contribué à révéler cette pluralité des mondes sociaux. Ces sociologies ont souligné combien ces mondes se construisaient à partir tout à la fois d'une activité, d'une organisation et d'une division du travail, c'est-à-dire de lieux ou d'espace et de règles spécifiques, mais aussi de technologies particulières, entièrement liées à la situation. Plus près de nous, on peut invoquer le travail de P. Bourdieu et son concept de ``champ''. On peut dire d'une certaine manière que tout le travail de cet auteur vise à mettre en lumière le processus de différenciation sociale qui anime la dynamique sociale et le phénomène d'autonomisation des jeux et enjeux de luttes matériels et symboliques qui l'accompagne et structure la modernité. Plus récemment encore, les sociologues et économistes conventionnalistes ont également pointé l'existence de régimes de ``justification'' propre à chacune des ``cités'' constitutives des formes de socialité structurant les organisations [Boltanski, Thevenot, 1991], c'est-à-dire d'espaces d'échanges sociaux régulés par des normes et des valeurs spécifiques, parfois simplement juxtaposées, parfois en concurrence les unes avec les autres pour réguler les activités de travail. On peut certes contester la pertinence ou la nouveauté de ces analyses récentes, mais on se contentera de souligner qu'elles s'inscrivent dans la même veine ``différentialiste '' en soulignant l'extrème fragmentation matérielle et symbolique de la structure sociale et/ou des organisations qui la composent.

On peut dire que notre travail collectif reprend à son compte cette thèse d'un monde social différencié, atomisé à l'extrême. Il fait sien également l'idée de logiques d'action propres à chaque monde, et corrobore le point de vue concomittant selon lequel, les activités, les lieux et les technologies, comme les schèmes de perception, de représentations et d'action, c'est-à-dire les dimensions cognitives, psychologiques, affectives et mentales de l'action, sont partie prenantes de ces logiques. Il en résulte que les choix des individus en situation de travail dépendent fortement de l'ensemble de ces éléments, à chaque fois contingents. C'est du même coup à partir d'études solidement localisées, situées et appréhendées dans leur détail, qu'on est à même de reconstruire les logiques sociales à l' uvre. Ce parti pris ne signifie en rien se condamner à une microsociologie luxuriante autant que stérile, car chacun sait que les activités de travail, les organisations ou les technologies sont le fruit d'une construction sociale lente, au cours itératif, de même que relève d'une lente et répétitive élaboration sociale, la mise en place des schèmes de perception, de représentation et d'action. Le plus difficile, on le sait, est justement de penser l'articulation entre ces procès collectifs de longue durée et leur déroulement forcément micro-social, spatialement et temporellement situé, et qui nous fait dire que les expressions syntagmatiques telles que ``société'', ``classes sociales'', ``organisation'' n'ont de valeur analytique qu'à compter du moment où on rappelle que de telles entités n'existent que parce qu'elles sont in-formées mises en forme par l'action des individus [Guidens, 1987].
C'est donc autour des interactions en situation, en particulier autour des représentations, autrement dit des constructions mentales du monde s'élaborant à l'échelle interactionnelle, à partir des traces mnésiques et des imprégnations diverses (psychologiques, culturelles, sociales, etc.) propre à chaque individu, mais aussi des caractéristiques contingentes de la situation, telle qu'elle est appréhendée subjectivement par les individus plongés au coeur de rapports sociaux de force et de sens, que s'est élaborée notre recherche. Consacrée initialement à l'analyse des entreprises (et des organisations) et à la gestion des activités de travail, et ouvertes aux approches sociogénétiques c'est le sens qu'on a voulu donner à notre épigraphe , notre réflexion qui entendait approfondir l'étude des ``lois immanentes'' des organisations productives, a dû bien vite s'intéresser aux dispositifs socio-techniques qui sous-tendent l'organisation des activités et le travail des managers. En effet, notre reconnaissance de la pluralité des mondes sociaux n'allait pas sans la conviction que quelque chose qu'on devait bien appeler une ``stratégiede management'' permettait de surmonter l'écueil de la fragmentation des activités et des représentations et parvenait à doter l'organisation d'une unité que lui déniait l'éclatement des microcosmes. La recherche avait déjà envisagé le rôle des technologies, des structures, des doctrines managériales, de la culture, des stratégies d'acteurs ou encore des règles pour rendre compte du travail d'organisation, d'orientation et de contrôle des comportements propre au management. Nous avons acquis la certitude que tous ces éléments entraient en composition organique systémique dans certains ``objets'', auxquels il fallait désormais s'intéresser. Ces objets, nous avons choisi de les appeler ``dispositifs de gestion'' et nous nous expliquerons plus bas sur ce choix. Il convient de préciser que nous avons été conduit sur cette voie par une autre source d'inspiration, dont il convient de parler avant d'entrer dans le vif du sujet. Une telle précision indiquera le caractère pluridisciplinaire de notre démarche et l'obligation dans laquelle on considère être placé aujourd'hui d'inscrire la recherche sociologique à la croisée de toutes les disciplines des sciences de l'homme et de la société, ce qui, évidemment, n'en facilite pas la réalisation…
La lecture des travaux de spécialistes de la gestion constitue en effet l'autre grande source d'inspiration de notre travail. Parmi ces travaux, il faut citer celui de Michel Berry, Une technologie invisible?, qui malheureusement n'a jamais circulé que sous forme de document de recherche [Berry, 1983]. Cet auteur et ceux qui lui étaient proche au Centre de Recherche en Gestion de l'école Polytechnique ont inauguré un champ d'études qui est demeuré relativement embryonnaire
On ne peut guère citer que l'ouvrage collectif dirigé par J. C. Moisdon, Du mode d'existence des outils de gestion. Les instrument de gestion à l'épreuve de l'organisation, Seli Arslan, Paris, 1997; ou J. Girin, ``Les agencements organisationnels'', in Florence Charue-Duboc (dir.), Des savoirs en action, L'Harmattan, Paris, 1995., et qui n'a pas eu, chez les sociologues du moins, l'accueil qu'il méritait Michèle Descolonges, qui a relu ce texte, m'a fait remarquer que M. Berry a quelque dette à l'égard de Lewis Mumford qui, le premier (?), a introduit l'idée de ``machine invisible'' dans une acception homologue à celle de Berry (Mumfort L., Le mythe de la machine, T. 1, Fayard, 1973, p. 251). Faut-il voir dans cet exemple l'idée qu'il en va des concepts comme de l'énergie: ``rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme''?…. Les effets organisationnels insensibles de la réduction de la complexité auxquels conduisent les ``outils'' de gestion, la faculté qu'ont ceux-ci d'induire, sans qu'on y prenne garde, des comportements à travers le travail de manipulation symbolique qu'ils autorisent, le véritable mécanisme d'enrôlement salarial que constitue le dispositif de gestion, son statut, enfin, de cristalisateur de rapports de force institutionnalisés, investis dans des formes technologiques, tout cela qui nous a interpellé dans notre travail était inscrit explicitement ou en filigrane dans le travail inaugural de Berry. Son analyse nous a paru tout à fait déterminante pour la compréhension des organisations productives et leur management. C'est donc à une sorte de réouverture de ce chantier qu'invite cet article à la suite de l'ouvrage collectif qui l'inspire.

LA PLURALITE DES MONDES


Nous allons d'abord donner un exemple de cette notion de pluralité des mondes sociaux, à partir d'un des chapitres composant ``Délit de gestion''. Cet exemple mais on aurait pu en choisir un autre dans l'ouvrage illustrera la façon particulière qu'a un groupe social fédéré par un espace, une activité et des technologies communes de générer une vision du monde, qu'on dira ``indigène''. Cette vision du monde tendra à s'opposer aux visions tout aussi contingentes des groupes situés dans l'orbite de la même organisation, mais fédérés par d'autres activités, espaces et technologies, autrement dit par d'autres intérêts et d'autres préoccupations, ou, pour le dire synthétiquement, d'autres jeux et enjeux. Soulignons avant tout la parenté évidente de cette lecture de la différenciation sociale avec le concept de ``champ'' défendu par Bourdieu, à la différence près que notre approche en terme de ``sphères d'activité'' ou de ``mondes sociaux'' ne souffre pas, comme celle de ``champ'', du défaut de ne s'appliquer qu'à des situations fortement structurées, institutionnalisées, typiques, de surcroît, des sphères culturellement, symboliquement ou/et économiquement dominantes (le ``champ scolaire'', le ``champ politique'', le ``champ de la mode'', le ``champ littéraire'', de ``l'art'', etc. chacun de ces champs mettant en scène les acteurs de premier plan, ceux qui ``font l'histoire'', et laissent parfaitement dans l'ombre les ``soutiers'', les ``machinistes'', les ``figurants'' qui font pourtant l'essentiel de la société [Lahire, 2001]). L'expression ``mondes sociaux'' désigne les situations banales qu'on rencontre dans toute organisation et qui naissent, comme on l'a dit, du partage d'une activité, d'un espace et d'outils communs… En cela, il y a lieu de distinguer également la dynamique des ``mondes sociaux'' de celle des ``systèmes d'action concrets'' propres à l'approche stratégique de Crozier et Friedberg [1977], dans la mesure où les membres d'un même ``monde social'' sont dans une situation de relative quiétude stratégique les uns vis-à-vis des autres. Les membres d'un monde social font corps, ils se sentent liés les uns aux autres, et partagent une vision du monde commune qui fait passer les intérêts particuliers au second plan. Ils ne se comportent pas en acteurs individualistes, jouant à fond les coups que l'opportunité du moment et leur ``zone d'incertitude spécifique'' leur permettent de jouer pour améliorer leur sort. Une telle vision agonistique, du reste, semble bien inadapté, voire dérisoire, quand on évoque certaines situations et l'étroitesse des ``marges stratégiques'' laissées aux ``acteurs''. Si ceux-ci ont une ``stratégie'', elle est collective. Elle vise à préserver un intérêt commun, défini comme tel par les membres du collectif, sans qu'on puisse parler non plus à leur propos d'une ``culture de métier'' ou d'une ``culture professionnelle'' et encore moins d'une ``culture d'entreprise'': les représentations et valeurs que les individus mettent en commun dans leur confrontation à autrui, sont celles qu'ils ont élaboré sur place, à partir de leur activité, de l'espace et des outils dont ils disposent; elle ne dépassent donc pas le ``cercle'' restreint de l'équipe de travail, qui, le cas échéant, peut réunir plusieurs métiers et entremêler diverses trajectoires professionnelles… C'est là le mérite principal de l'expression ``vision indigène'',symbole de l'expression très localisée, très particularisée de ces mondes sociaux ; elle dit que cette vision s'élabore ici et maintenant, au barycentre des contraintes spatiales, sociales, productives, techniques de l'activité. Certes, cette vision est le produit d'une série de ``positions'' et de ``dispositions'' propres à des individus socialement déterminés, mais elle s'élabore à partir des éléments propres à une situation donnée et pour servir une cause localisée, située dans l'espace-temps, dans le monde social investi par les individus et n'est transposable nulle part ailleurs. Si la culture de métier renvoie à une même socialisation scolaire, un même parcours professionnel et à des valeurs partagées permettant de pronostiquer de façon relativement solide les décisions et réactions des individus, il n'y a rien de comparable dans notre conception des mondes sociaux. Ceux-ci sont des formations tout à fait contingentes et éphémères, dont les règles de fonctionnement ne sont applicables qu'à une situation particulière et interdisent toute extrapolation à d'autres situations, en vertu de leur contingence particulière…


Delphine Mercier dans le texte qu'elle a consacré à la certification des centres de tri postaux nous aide à comprendre cette notion de monde social [Mercier, 2001]. Elle rappelle les enjeux managériaux de la certification des centres de tri, première étape de la certification globale du réseau postal. Le marché du courrier se développe dans un contexte de concurrence de plus en plus exacerbée entre La Poste et les messageries nationales (souvent elles-mêmes filiales fraîchement acquises d'une entreprise postale étrangère, pour répondre à la course à l'internationalisation à laquelle se livrent ces opérateurs, en Europe, depuis le milieu des années 1990). Cette concurrence détermine presque mécaniquement un mouvement vers l'efficacité et la qualité. Celui-ci s'exprime globalement dans la mise en place d'une accélération et d'une sécurisation des acheminements et, surtout, d'un suivi des plis et colis transportés (la fameuse ``traçabilité'', qui est devenue si impératives pour les clients professionnels, ceux qui sont justement visés en priorité par les transporteurs, et au nom desquels on justifie, finalement, toutes les transformations…). Dans une entreprise de réseau, comme l'est forcément toute entreprise de transport, il convient de penser la stratégie commerciale de façon non pas locale, mais globale. Toutefois, l'activité du réseau postal est d'abord assujettie, qu'on le veuille ou non, à la performance de ses sites névralgiques, ceux où l'on tri le courrier. Ces sites constituent de véritables ``bastions'' de la ``culture'' de l'entreprise aux yeux des directions, alors que les relais entre centres de tri, réalisés désormais exclusivement par voie routière, ont été depuis fort longtemps externalisés, au profit d'opérateurs indépendants. Ces opérateurs sont soit certifiés, soit contraints, pour survivre sur ce marché, de se caler sur les standards qualitatifs des entreprises certifiées. L'adaptation aux exigences du client a été et demeure, pour eux, un impératif catégorique... En conséquence, le véritable défi, pour La Poste, est d'opérer une révolution culturelle à l'intérieur de ses sites de production, dans les centres de tri… Différentes procédures sont donc lancées par le management pour engager les centres de tri sur le chemin de la certification. Très vite cependant, des difficultés apparaissent du côté des opérateurs de base (les trieurs), relayés par leur encadrement immédiat. Ces difficultés conduisent la direction à solliciter les services de sociologues. L'enquête confiée à D. Mercier fait apparaître que la démarche qualité n'est pas comprise ``au bas de l'échelle'': la certification apparaît tout au plus comme un ``label'' au yeux des opérateurs. Ceux-ci n'y voient qu'une procédure bureaucratique complexe, un travail essentiellement administratif supplémentaire, sans conséquences pratiques sur le travail accompli. Les cadres opérationnels ne parviennent pas à inverser la tendance et se trouvent désarmés. En fait, l'enquête révèle que des dissonances cognitives en cascade marquent la définition des termes ``qualité'', ``démarche qualité'' et ``certification'', creusant un fossé problématique entre direction, encadrement et opérateurs. Une analyse lexicographique des entretiens fait apparaît que le terme qualité renvoie à des définitions hétérogènes, typiques de chaque catégorie de personnel : trieurs, hiérarchiques opérationnels, hiérarchiques fonctionnels. En réalité, la démarche de certification s'élabore dans l'entreprise sur la base d'un énorme malentendu: les cadres ingénieurs responsables de l'opération s'imaginent que toute personne partage forcément leur conception de la qualité (en faisant l'hypothèse que leur propre conception soit homogène). On vit en fait, à La Poste comme dans toutes les entreprises, dans l'illusion de la transparence du langage. Les mots, tend-on à penser, surtout quand ils tombent dans le langage commun, ont la même signification pour tous, n'importe quand et n'importe où. Il n'en est évidemment rien et un travail de ``communication'' doit être en réalité toujours entrepris pour faire converger les représentations. C'est le travail que les dirigeants assignent à la formation, succombant par la même occasion une nouvelle fois à l'illusion de l'efficience intrinsèque du langage. Un message, on le sait n'est pas qu'affaire d'émission, réception, code, canal de communication et ``bruit'', comme la théorie classique de l'information le dit, et qui affirme qu'il n'est que de définir un ``bon'' code, éliminer les bruits en améliorant le canal de communication et le tour serait joué. La communication est une affaire plus complexe, qui joue en permanence sur plusieurs registres (symbolique, icônique, indiciel [Bougnoux, 1998]), qui font par exemple que le même mot peut avoir une signification diamétralement opposée en raison d'un simple sourire (c'est ``l'indexicalité'' des ethnométhodologues…). Plus encore, on a mis en évidence le primat même de l'énonciation sur un sens donné a priori aux mots employés. Les mots ne font pas qu'illustrer une pensée, mais construisent celle-ci avec l'aide des éléments humains et matériels jouant dans la situation [Weick, 1995].
On comprend alors pourquoi les actions de formation décidées par la direction pour sensibiliser les opérateurs de base à la démarche qualité ont, selon D. Mercier, échouées. L'auteure relève d'abord que la conception de la ``responsabilité'' de ces opérateurs et de leurs encadrants directs lointain héritage scolaire et taylorien… contrevenait à la conduite des actions de progrès souhaitée par la direction. En effet, repérer une anomalie, une erreur, un dysfonctionnement, c'était, pour ce type de salariés, courir le risque de révéler une faute, dont ils étaient ``responsables'' ou dont était ``responsable'' un membre de l'équipe de jour ou de l'équipe de nuit, etc., c'est-à-dire un collègue qu'on risquait de ``dénoncer'' en révélant l'erreur. La ``culture de sûreté'' et d'amélioration continue qu'on voulait introduire dans l'organisation, afin d'identifier et traiter les dysfonctionnements comme des dysfonctionnements systémiques et non pas comme des ``fautes personnelles'', n'avait pas pris racine. Et s'il en était ainsi, deuxième source des problèmes, c'est parce que les actions de formation à la qualité, la sensibilisation à cette culture de progrès continu, ont été conduites ``au pied des machines'', dans le ``feux de l'action'', en dehors de toute formation ``institutionnelle'', ``traditionnelle '', telle qu'elle était attendue par les destinataires, c'est-à-dire au ``tableau noir'', avec un espace et un temps spécialement dédiés à cette activité et tous les rituels qui l'accompagnent (formateurs extérieurs à l'entreprise, salle ad hoc, présentation de soi, pédagogie personnalisée et didactisme poussé, permettant aux salariés de faire le tri entre l'anecdotique et l'essentiel du message transmis). Ainsi, dans l'esprit des dirigeants, et par défaut d'une prise en compte des attentes ``collatérales'' des opérateurs, ce qui avait été pressenti comme une forme innovante de formation (mêlée à une volonté de réduction des coûts?) avait été appréhendé par celui-ci comme une façon cavalière, sinon méprisante, de traiter la question, dont il ne voyait même pas, au bout du compte, l'intérêt: les vrais problèmes pour eux sont ailleurs, dans le manque de moyens humains et parfois même matériels certaines machines étant constamment défectueuses, ce qui aggrave la charge de travail des trieurs et compliquent les tâches d'organisation des hiérarchiques opérationnels. De cette série de divergences de vue sur les véritables enjeux organisationnels, sur les moyens à mettre en uvre et sur les ``vrais'' problèmes naissait l'incompréhension manifestée par le personnel de base à l'égard de la démarche qualité voulue par la direction, et, finalement, le ``rejet'' de la certification.

ENTRE CONFUSION ET RAISON ABSOLUE: LES ROUTINES


De ce qui précède on doit déduire plusieurs choses. Toutes entreprise, toute organisation est un bouillonnement permanent de significations. L'instabilité cognitive domine la dynamique des activités. Sans cesse, mots et concepts, situations, décisions et actions sont soumis à interprétations et ré-interprétations dans des boucles récursives et projectives interminables. Une des hypothèses fortes qui sous-tendait notre ouvrage était la suivante: cette instabilité cognitive est une source de malaise pour tout individu, qui éprouve le besoin ontologique de fixer les significations dans des marges étroites afin d'ancrer, d'arrimer, en quelque sorte, son interprétation du monde à un point fixe, et dominer ainsi le sentiment de dissolution de soi qu'induit l'indétermination foncière des flux événementiels. Ce besoin est souligné par Giddens [1987], à la suite des ethnométhodologues, et rappelle que cette aspiration au ralentissement, au gel du flux événementiel est une des nombreuses raison d'être des routines, phénomènes qui dominent la vie sociale, autant que la vie des entreprises. Une série d'articles publiés dans Sociologie du travail [1998] nous permet d'appréhender plus avant les propriétés majeures des routines.
Selon Bénédicte Reynaud [1998], la notion de routine renvoie avant tout à l'idée de ``modèle d'action'', de ``modèles de comportements réguliers et prédictibles'', de ``modèles de comportements guidés par des normes''. Elle caractérise toute forme de décision ou de comportement qui ne nécessite pas de réflexion, parce qu'elle est fondée sur des savoirs et des savoir-faire tacites, acquis à travers les expériences concrètes de la vie organisationnelle. En raison de ce côté informel échappant le plus souvent à l'explicitation verbale , les routines sont bien entendu des programmes non complètement spécifiés; l'individu n'ayant jamais une connaissance complète du monde. Il faut les appréhender comme des ``catalogues'' de réponses, des ``répertoires'' comportementaux acquis au terme d'un apprentissage social régulier, qui lisse, peaufine et améliore continuellement les facultés de réponses et d'adaptation des individus aux problèmes rencontrés… Les routines ne sont donc pas immuables, mais intègrent la capacité à changer, à s'auto-transformer, en fonction du contexte, tout en restant hors du champ de conscience de l'individu… Ancrées dans les pratiques individuelles, les routines, dans le même temps, sont une aptitude collective. Elles se développent au sein de groupe de travail, constituent une ``mémoire organisationnelle'', prescrivant de façon plus ou moins inconscientes, les choix, gestes et attitudes adaptés au contexte. Au total, la notion de routine désigne ``l'aptitude à exécuter une action répétée dans le cadre d'un contexte appris par une organisation''
Ibidem, p. 470.. Elle désigne la capacité à générer une action, à guider ou diriger une séquence d'actions, à partir d'un apprentissage, et en dehors de la réflexion, du raisonnement explicite de l'agent ou du collectif où elle se développe. C'est ce qui la distingue de la règle, tout en se posant comme son complément. Les règles sont les procédures que le management décrit et prescrit à son personnel pour l'accomplissement des activités. Si l'on s'en tenait aux règles, aucune activité ne serait possible, car tout ne peut être spécifié. Les routines viennent combler ce qui n'est pas spécifié par les règles. Elles doivent être comprises comme la ``theorie in use'' des acteurs, comme un comportement délibératif adopté sans qu'il y ait une pensée, un raisonnement explicite un peu comme les habitudes et les coutumes. A travers son concept de ``sens pratique'', Bourdieu a proposé une analyse de ce comportement ``téléologique'' qui ne suppose pas de délibération consciente de l'agent agissant [Bourdieu, 1980]. On pourrait tirer un enrichissement certain du rapprochement de ces pistes d'analyse. On montrerait que l'avantage essentiel des routines, outre leurs effets psychologiques déjà évoqués, est de réduire le ``coût'' des réponses apportées aux problèmes rencontrés par les individus et les groupes dans l'exercice de leurs activités. Conein fait sienne cette approche des routines, soulignant cependant que, si les routines sont un produit de l'interaction quotidienne des agents de la firme, on néglige trop souvent le fait ``que l'interaction [est] d'abord une interaction avec un environnement peuplé d'objets physiques'' Conein, op. cit, p. 479.. En privilégiant les communications verbales sur le lieu de travail, certaines analyses interactionnistes, poursuit-il, occultent des aspects centraux des relations de travail: 1) la fonction des objets comme support à la fois informationnel et physique, 2) l'entrelacement entre perception et action dans les routines, 3) la distribution de la connaissance entre agents, artefacts, procédures et environnement. Ainsi, son texte milite pour une prise en compte des apports de l'analyse des interactions homme-machine, de l'ergonomie cognitive, des théories de l'action située et de la cognition distribuée dans l'analyse organisationnelle.
L'aspect ``distribué'' des savoirs constitutifs des comportements routiniers est mis en valeur également par Sophie Dubuisson [1998]. Ces réflexions rejoignent un travail de J. Girin [1995] visant à penser les entreprises à partir de leur dynamique cognitive. Il s'agit en fait de la même inspiration. Pour Girin, l'organisation doit être conçue comme un agencement à cognition partagée, c'est-à-dire une structure où le traitement de l'information et la production des connaissances associent étroitement trois types de ressources qui se rencontrent, s'interpénètrent et se nouent pour finalement décrypter le ``réel'' (définir les problèmes) et réguler l'action collective (résoudre les problèmes). Ces ressources sontles ressources humaines, les ressources matérielles et les ressources symboliques. Les ressources ``matérielles'' et ``symboliques'' désignent les machines et les données élaborées par le système d'information de l'entreprise. L'organisation devient ainsi le fruit d'une élaboration collective avant tout cognitive, issue de la rencontre et de l'interdépendance de ces ressources d'abord à l'intérieur de leur propre ``catégorie'' (rapports entre ressources humaines uniquement, par exemple), ensuite à travers les différentes ``catégories'' de ressources (relations entre ressources humaines et matérielles, par exemple). Les hommes, pour le dire en terme simple, tirent de leurs relations à autrui, mais aussi des machines et symboles mis à leur disposition, les informations et connaissances indispensables à leur action. Finalement, l'idée centrale de l'auteur est bien que l'action en organisation renvoie toujours à un processus cognitif où des ressources humaines et non humaines s'entremêlent étroitement, se nourrissent l'une l'autre, se constituent réflexivement pour construire le cadre référentiel de l'action. L'organisation est ainsi un ``compositecognitif '' d'origine humaine et non humaine dont les interdépendances (systémiques) structurent l'action.

LE POIDS DES DISPOSITIFS


Partant d'une telle vision de l'action organisée, l'important est de comprendre que les comportements en entreprise ne sont pas strictement abandonnés au hasard des ``émergences organisationnelles'', des ``rencontres accidentelles'' entre ``problèmes'' et ``solutions'', comme le laisse entendre, par exemple, le modèle ``de la poubelle'' [1972]. Il en va ainsi essentiellement parce que les interactions en entreprise ne relèvent pas de simples communications ``intersubjectives'', tout entières soumises aux rapports ``volatiles'' de mémoire, de pouvoir, d'autorité, de culture ou de valeurs, entre les individus, mais se déploient en liaison permanente avec l'environnement physique, en particulier avec les outils et les artefacts techniques, qui constituent autant de cadres et de supports de l'action, en tant qu'ils sont des instruments deconstruction et de stabilisation des perceptions et interprétations subjectives des agents. Une telle vision de l'interaction organisationnelle est conforme, nous dit un des articles de Sociologie du travail cités plus haut
cf. Conein, ``La notion de routine: problème de définition'', op. cit., à la vision de G. Mead, qui parle ``d'interactionnisme écologique'' pour désigner cette obligation d'insérer les objets et l'environnement physique dans le champ de l'analyse des interactions humaines et de la construction des règles collectives. Une telle idée est reprise sous une forme voisine par plusieurs auteurs s'intéressant aux mécanismes cognitifs. C'est le cas, par exemple, de P.Levy [1990] qui parle ``d'écologie cognitive'' pour indiquer l'enracinement technologique de toute connaissance, c'est-à-dire l'impossibilité de penser la pensée en dehors des réseaux (socio-)techniques qui la portent, soulignant ainsi l'impact des ``technologies de l'intelligence'' sur la cognition et, finalement, sur l'organisation sociale. Une telle constatation nous oblige à orienter nos réflexions en direction d'une étude sociologique des technologies et artefacts techniques développées dans les entreprises pour organiser les activités c'est-à-dire, produire les règles de fonctionnement du collectif organisationnel et maintenir la permanence des structures c'est-à-dire, la reproduction quotidienne des règles organisationnelles. On peut même dire que la référence récurrente dans l'étude des réseaux socio-techniques aux outils, aux artefacts, et même, à certains endroits, aux dispositifs comme supports des interactions et instruments de construction des routines en entreprise conduit à étudier ce que nous avons appeler les ``dispositifs de gestion'', ces ``technologies invisibles'' mises en lumière par M. Berry, qui souligne combien celles-ci orientent à notre insu le cours des activités organisationnelles. Si les dispositifs de gestion peuvent être vus comme des dispositifs de routinisation de l'action et donc le support d'une incontestable quiétude psychologique de l'individu, ils fonctionnent inséparablement comme des dispositif de prescription de l'action. Autrement dit, comme des technologies politiques masquées…
Arrivé à ce stade, il nous faut définir ce qu'on entend par ``dispositif de gestion'' et faire le lien entre le constat initial d'une pluralité des mondes et les rôles qu'on assigne aux dispositifs de gestion.

LES DISPOSITIFS, TECHNOLOGIES POLITIQUES IMPENSéES


La notion de ``dispositif'' déjà choisi par Foucault à propos de la prison [1976] a été préférée à celle ``d'outil'' ou ``d'instrument'' en raison d'abord des connotations ``systémiques'' qui s'attachent à elle; ensuite, en vertu de sa portée heuristique du point de vue : 1) de l'élucidation des sources de décision et d'action des individus (leur accession en somme au statut ``d'acteur''), 2) de la mise en lumière des nouveaux mécanismes de domination dans les entreprises contemporaines.

Le dictionnaire retient trois acceptions du terme dispositif: juridique, technique, militaire. L'acception technique exprime la ``manière dont sont disposés les pièces, les organes d'un appareil'' [Petit Robert, 1979]. Ici, le dispositif est un tout fait d'éléments en interaction et doté d'une finalité technique. Dans l'acception militaire, le finalisme du dispositif est encore plus affirmé, puisqu'il est dit qu'il constitue ``un ensemble de moyens disposés conformément à un plan'' [ibid.]. Encore une fois l'hétérogénéité des éléments du dispositif est soulignée en même temps que sa nature téléologique (la notion de ``plan'' peut ici être entendue de deux façons: soit comme action conforme à un programme préconçu, soit comme résultat visant un but… Dans les deux cas, on peut parler de téléologie). Le dispositif, en bref, articule des moyens hétérogènes en vue de l'accomplissement d'un programme pré-établi. Quel sont ces éléments et quelle est la finalité d'un dispositif quand on parle de gestion? Un dispositif de gestion rassemble des éléments humains et non-humains, des discours comme des machines, des individus comme des technologies, en particulier informatiques, et des ``inscriptions'' diverses, au sens de Callon et Latour [1990], i.e. des manuels, des règles, des procédures, etc., mais aussi des espaces et des usages codifiés, routinisés, des espaces d'usages routinisés; du tangible, en somme, et de l'intangible; du matériel et de l'immatériel; des éléments vivants et agissant, et du travail ``mort'', aurait dit Marx, réifié dans les lieux, les installations, les instruments, les tableaux, les courbes, les statistiques, les savoirs et savoir-faire, etc., qui font le monde en même temps qu'ils ``cadrent'' les représentations du monde et délimitent le champ du pensable et du possible… C'est là qu'on touche à la finalité des dispositifs de gestion. Ensemble hétéroclites d'éléments qui font réseaux, les dispositifs de gestion sont chargés de réduire la polyphonie cognitive issue de l'entassement des mondes sociaux, des sphères locales d'activité. Ils sont chargés de créer la convergences des représentations qui permettra l'organisation et la disciplinarisation des activités. Les dispositifs de gestion sont des technologies sociales invisibles. En réduisant la complexité sémiotique et sémantique des activités de travail, en facilitant le travail cognitif des salariés, et en faisant converger les représentations du central et du périphérique, du lent et de l'urgent, du principal et du subalterne, c'est toute la dynamique herméneutique de l'entreprise qui se voit captée et cadrée par le dispositif. C'est par la même occasion le travail de management qui en est facilité. La fonction principale des dispositifs de gestion est de créer, matérialiser et colporter l'utopie de la maîtrise managériale du monde et de sa capacité à comprendre et domestiquer le chaos… Dans le même temps, le dispositif suscite les comportements adaptés à cette utopie et la nourrisse en retour, à la façon des prédictions auto-réalisatrices de Merton [1965]. Les dispositifs sont bien des technologies politiques impensées. Quand Taylor fini par convaincre les chefs d'entreprise que l'organisation scientifique du travail et la rémunération au rendement constituent la solution la plus juste au double problème du rendement et du partage du profit, il créé en même temps qu'une doctrine, un dispositif de gestion chargé de traduire en acte ses convictions. Certes, celui-ci a été très contesté, en particulier par les syndicats. Mais il a été aménagé, adapté, amendé et traduit dans le langage de l'intérêt de nombreux cercles d'acteurs qui ont fini par lui donner une emprise forte et durable sur l'organisation des firmes. Quand, aujourd'hui, on entend dire ``les attentes des clients sont majoritairement favorables à la qualité'', le management ``invente'' un client type, doté d'attentes claires, que l'entreprise doit satisfaire. Ce client n'existe pas: il n'est généralement que l'extrapolation, la généralisation des attentes de quelques grands comptes au demeurant fort divergents dans leurs attentes spécifiques dont les commandes sont vitales pour une entreprise donnée... Pourtant, les ingénieurs donnent une vie à cette entité putative et une traduction opératoire au concept flou de qualité. Ils définissent une batterie de tests, de statistiques, d'épreuves visant à construire la qualité attendue par les clients et celle des prestations correspondantes de l'entreprise (notons que la définition institutionnel de la qualité se réfère aux ``attentes exprimées ou latentes du client'', ce qui laisse entendre à quel point la qualité demeure affaire de construction intersubjective). Ces marqueurs de la qualité sont peaufinés, perfectionnés, intégrés à des manuels, appris par c ur par des consultants, relayés par des organisations de tout poils, inscrits pour tout dire dans les tables de la loi managériale, après une farandole gigantesque autour de la planète. Ce travail social, résumé ici à coup de serpes, a pris des années, a mobilisé une quantité colossale d'énergie, d'argent, d'institutions et d'individus, mais les ``indicateurs'' de qualité, aussi polysémique que demeure ce terme, sont devenus pour des millions d'entreprises, les véritables étalons de l'efficacité de la firme en même temps que de la performance des individus. Ils sont dotés d'une intangibilité, d'une irrévocabilité et d'une efficace sociale qu'ils tirent justement les sociologues de la traduction l'ont bien montré de l'épaisseur du réseau social qui les fait vivre. Les indicateurs sont dotés d'une puissance de conviction, d'une solidité et d'une irréversibilité issues de la cascade d'investissements sociaux dont leur forme est la traduction. Ils s'imposent à la raison des salariés, parce que les forces sociales qui les portent les imposent comme le summum de la raison managériale traduction elle-même ce qui doit être compris comme le point incandescent de la ``rationalité économique''. Pris au piège des indicateurs et des classements auxquels ils donnent lieu, les salariés, qu'il s'agisse des managers ou des ``opérateurs'', doivent orienter leurs activités dans le sens souhaité par les ``manuels de qualité'', renforçant ainsi leur statut d'objet pivot dans la création de l'ordre organisationnel et social de l'entreprise… Le dispositif devient le média à travers lequel le règlement des luttes sociales locales, des rapports de forces locaux est en grande partie résolu avant même d'avoir réellement commencé: les interactions locales étant prises dans les mâchoires de fer des rapports de force globaux intégrés, comprimés, cachés dans le dispositif. Celui-ci débarque dans l'entreprise lourd du poids mort de toutes les controverses refroidis qui le composent et de la masse écrasante des investissements de formes qui lui ont peu à peu donné vie. Aucun salarié, aucun groupe social ne peut à lui seul faire exploser cet ``objet'' polymorphe, ce ``système'' de contraintes invisibles, impensées, déniées. Vouloir rendre compte d'une ``raison locale'' sans prendre en considération les multiples maillages dans lesquels sont pris les micro-interactions, est une absurdité. Les dispositifs de gestion peuvent être vus, justement, comme le point de rencontre du global et du local, comme le moyen, ``l'instrument'' grâce auquel les processus macro-scociaux pénètrent, violent les sphères microsociales, leur imposent des logiques et des principes d'ordre qui ne disent pas leur nom. On touche ici à un point sensible, par lequel nous allons clore notre réflexion.

CONCLUSION


La question maître qui polarise le réseau de chercheurs s'intéressant aux dispositifs est celle de la force d'enrôlement des dispositifs. Pour les uns, il ne faut pas surestimer la capacité d'intégration symbolique et les effets de domination liés d'après les autres aux dispositifs de gestion. Ceux-ci sont, comme tous les phénomènes d'innovation techniques et organisationnelles et une fois dépassée la période classique de mythification et de glorification , passés aux filtres des cultures et des stratégies d'acteurs et ramenés à leur juste dimension d'objet micro-politique supplémentaire aux mains des salariés [Cuq et alii, 2000]. Les dispositifs de gestion (on pense à la Qualité Totale, aux opérations de reingineering, aux nouvelles gestion par les ``compétences'', la mise en place d'ERP, etc.), ne feraient que renforcer l'arsenal stratégique des individus, offrir de nouvelles occasions à ceux-ci et aux groupes auxquels ils appartiennent de peser sur les régulations locales et, finalement, seraient sans effets majeurs sur le cours général des événements. Ils exerceraient , en tous cas, une pression infiniment moins grande qu'on ne l'imagine sur les comportement des salariés, la logique et l'organisation des activités. La raison en serait que le fonctionnement homéostatique des organisations ne s'inscrirait pas dans l'ordre des ``révolutions'' liées à telle ou telle innovation, mais dans celui, lent et progressif, des procès géologiques travaillant, intégrant, modifiant progressivement la nouveauté dans une structure caractérisée avant tout par son inertie… Dans certaines versions, les dispositifs, loin d'être imposés à des salariés sans défense, sont délibérément saisis par ceux-ci et introduits dans les jeux auxquels ils se livrent traditionnellement, du haut en bas de la pyramide de l'entreprise, laissant à croire qu'ils ``mordent à l'hameçon'' du dispositif, quand, en réalité, se sont eux qui parviennent à instrumentaliser la tentative d'instrumentalisation dont ils sont l'objet… Le dispositif ne parviendrait ainsi jamais à homogénéiser les mondes sociaux et à transcender leur irréductibilité. Ils ne seraient, en définitive, que des marottes que les salariés veulent bien abandonner aux caprices infantiles du management, condamné qu'il est à une course sans fin à l'innovation technico-organisationnelle pour contourner, enfermer et maîtriser ces stratégies perpétuelles d'esquive développées par les salariés.

Une telle vision, qui n'est pas sans apporter des éclairages pertinents et notre analyse de la mise en place de la certification à La Poste illustre bien que rien n'est joué à l'avance , pêche selon moi par son incapacité à expliquer qu'au bout du compte les entreprises conçoivent, produisent et vendent leurs biens ou services sur un marché... Qu'on ne doive certes pas surestimer l'intégration fonctionnelle des organisations, pas plus que celle du``marché''; qu'on doive faire intervenir une part de hasard et d'irrationalité dans la marche des événements; qu'on doive assurément admettre quelques marges de man uvre à certains groupes de salariés et il y a lieu à cet égard de bien préciser lesquelset vis-à-vis de quels enjeux ; tout cela n'interdit pas de penser et de constater que quelque chose comme un ``projet'', aussi flou soit-il, guide l'action du management et fini par être traduit en acte ou alors on doit expliquer ce que font les managers du monde entier au fil des jours, des mois et des années. A ceux qui nous feraient encore remarquer que, selon notre propre aveux, La Poste semble bien avoir rencontré des difficultés, soulignant par là les ``illusions du management'', nous répondrons que la démarche qualité n'en a pas pour autant été remise en cause. Elle va son bonhomme de chemin, rencontre certes des écueils; mais qu'on retourne dans six mois, dans un an dans les centres de tri postaux et voyons si la ``marche'' vers la qualité n'a pas fini par s'inscrire dans les têtes, comme dans les faits… Il ne faut pas oublier ce que A. Smith lui-même avait souligné: les classes ``possédantes'' (les ``maîtres'') disposent de cet avantage sur les salariés (les ``ouvriers'') qu'ils peuvent ``voir venir''. Le temps est leur principal allié [Smith, 1976, p. 90]… En outre, on admet du côté des sciences de gestion que le travail des managers répond plus à une approche ``incrémentale'', où il s'agit d'adapter du tac au tac le plan stratégique aux changements internes ou externes, que de maintenir contre vent et marée un programme préconçu et auquel on ne doit rien toucher, en vertu de la scientificité des études qui l'ont nourri et de l'omniscience supposée de l'équipe dirigeante [Gervais, 1995]…

C'est pourquoi le point de vue que nous défendons ici est que les dispositifs de gestion modernes, fondés qu'ils sont sur l'informatique et sa formidable capacité de maillage informationnel insensibles aux effets de distance et de temps , sont dotés d'une efficacité nouvelle du point de vue de la mise au travail des salariés. L'organisation et le contrôle des activités n'ont jamais atteint dans l'histoire une telle possibilité de centralisation, de concentration aux mains d'un nombre réduit d'acteurs, et cela dans le moment même où ``l'autonomie'' laissées aux opérateurs peut être plus large que jamais, justement parce qu'elle est entièrement contrôlées par le dispositif et ses nombreux instruments de mesure et de reporting. On sait bien qu'il est parfaitement inutile de contrôler minutieusement l'exécution des tâches, quand on peut ``gouverner'' l'entreprise grâce à une gestion des ressources humaines fondée sur la définition d'objectifs à atteindre et le suivi d'indicateurs de performance réputés, justement, objectifs… Cette ``cité en projet'' est, on le sait depuis le travail de Boltanski et Chiappello [1999], la nouvelle ambition du management. Les dispositifs de gestion lui en donnent à mon avis l'opportunité. Ils sont des armes politiques nouvelles aux mains des managers et des individus ou institutions qui les emploient (on songe évidemment aux actionnaires et à leur obsession de ``création de valeur''). Leur existence relance la problématique du déterminisme technologique, en même temps que celle de la domination. Les dispositifs disposent de la capacité à ``faire'' le monde en même temps qu'ils le ``disent'', parce qu'ils ont à voir, plus directement sans doute qu'aucune technologie avant eux, avec la dynamique cognitive des activités. Dotés d'une performativité qui doit être interrogée, ils sont les instruments de maîtrise du travail symbolique indispensable au management pour fédérer les énergies autour d'un objectif commun, sans pour autant devoir recourir à la force brutale, à la contrainte ouverte. Ils confèrent au management une force nouvelle dans la création de l'ordre social sans qu'on soit conduit à surestimer la rationalité, ni invoquer nécessairement une quelconque omnipotence, encore moins un quelconque cynisme de celui-ci. Marx [1982 (1846)] disait que les ``pensées'' de la classe dominante sont les ``pensées'' dominantes. Avait-il vu qu'il aurait aussi raison parce que ces ``pensées'' seront un jour fondues, encapsulées, fossilisées aux c ur même des dispositifs de gestionet, du même coup, invisibles au premier regard? Notre réflexion vise à dire l'intérêt qu'il y a à ouvrir cette nouvelle boîte noire du pouvoir organisationnel. Un tel travail nous permettra peut-être d'y entrevoir une nouvelle figure de la domination. Celle d'un ordre apparemment sans Prince, d'une téléologie sans grand Timonier et d'une cruauté sans vrai bourreau…


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