POUR
UNE SOCIOLOGIE DE LA GESTION
ET DE SES DISPOSITIFS
Avoir
été, c'est une condition pour être.
Fernand
Braudel, La méditerranée,
Paris, Flammarion,
1985, p. 8.
INTRODUCTION
En Septembre 2001, les
éditions La Dispute éditaient un ouvrage collectif
intitulé Délit de gestion. J'ai eu le bonheur de
diriger ce volume, qui rassemble huit contributions, la plupart
uvres de jeunes chercheurs membres du laboratoire Printemps de l'UVSQ
(université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines), ou qui
se sentaient proches des problématiques développées
par celui-ci. Dans cet article, je me propose de revenir sur les
points saillants de ce travail collectif. Je ne chercherai pas à
en résumer les thèses, ce qui serait par trop
redondant, mais essaierai d'en préciser les clés
d'accès en même temps que les perspectives qu'il ouvre à
la recherche en sciences sociales. A l'image de l'objet qu'il s'est
donné, ce livre, bien qu'écrit par des sociologues,
constitue une sorte de manifeste pluridisciplinaire. Appréhender
le travail, les entreprises ou les organisations à travers les
``dispositifs de gestion'', c'est en effet se contraindre à
des approches mêlant sociologie, psychosociologie, sciences de
la gestion, de la cognition, du langage, de la communication, des
techniques et de l'innovation… Autant dire le travail d'une
vie… C'est pourquoi je suis conscient des imperfections, des
limites, des ellipses et de la trop grande nonchalance de certaines
des affirmations qu'on trouvera dans le texte
proposé ci-dessous. On nous excusera en considérant
qu'il ne s'agit pas ici d'un dénouement scientifique, mais
d'un commencement. C'est sur l'intérêt, la
pertinence de ce chantier de recherche, plutôt que ses
résultats effectifs, que nous demandons à être
jugés Cette réflexion
bénéficie également des discussions conduites à
l'occasion des premières journées d'étude
consacrées aux dispositifs de gestion, organisées par
Valérie Boussard, à l'UVSQ (actes à paraître
aux éditions L'Harmattan,collection ``Logiques Sociales'').…
PREGNANCE DES ``MONDES SOCIAUX ''
On
sait au moins depuis E. Durkheim [Durkheim, 1991, (1893)] qu'une
longue tradition visant à décrire et comprendre les
effets de différenciation sociale entraînés
par la division du travail s'est développée en
sociologie pour rendre compte de la dynamique des sociétés
[Lahire, 2001] Le thème
de la division du travail fait débat, lui, depuis Platon et
Aristote. Il connaît une longue éclipse jusqu'à
A. Smith, au XVII° sicèle, retombe dans l'indifférence
avant d'être pris résolument en charge par l'économie
et la sociologie à partir du XIX° siècle, avec
Marx, Spencer, Schmoler et Durkheim [Boudon et al., 1993]… La
problématique de la différenciation sociale devrait
donc formellement être resituée à l'intérieur
de ce débat multiséculaire. Ce n'est évidemment
pas notre propos ici.. Plutôt
que d'être le ``deuxième à Rome'', écrit
Durkheim dans sa thèse, les individus préfèrent
``être les premiers en leur village''. Aussi, chacun
s'essaie-t-il à briller dans l'activité pour laquelle
il se sent le mieux armé: la guerre, la religion, les études,
l'artisanat, l'art, etc., creusant du même coup une subdivision
du social appelée à se pérenniser, à
s'institutionnaliser sous l'effet de la concurrence même qui
s'y déploie. Ainsi s'expliquerait le lent processus de
différenciation qui se met en place avec la densification des
groupes sociaux et l'intensification de leurs échanges
internes. C'est bien une lutte pour le prestige qui est
à la source de ce processus. Elle s'explique par le fait que
diviser les jeux et enjeux, en multipliant les ``champs de
bataille'', permet à un plus grand nombre d'individus de se
``réaliser'' et de s'imposer comme modèle d'excellence
tout au moins dans la ``sphère'' qui est la sienne. La
division du travail n'a donc pas seulement une explication
économique, contrairement à ce que pouvait en laisser
entendre un Adam Smith [Smith, 1976, (1776)], mais avant tout
symbolique…
Pour appuyer l'idée que la
création de ces espaces de lutte à la fois économique
et symbolique entraîne quasi-mécaniquement un
``enkystement'' des représentations, valeurs et attitudes et
une différenciation poussée des visées et
aspirations des individus, on peut également se tourner vers
M. Weber [Weber, 1996, (1920)]. Cet auteur souligne, à partir
de l'exemple de la religion, l'existence dans tout groupe social de
différents ``registres d'action'', animés d'une
``légalité'' propre, constituant des ``sphères''
d'action spécifiques, dont le sociologue doit tenir compte
pour comprendre les phénomènes qu'il étudie:
l'unité axiologique, symbolique, de même, pourrait-on
dire, que l'utilité pratique de la société
est ainsi fortement contestée. Au lieu d'un monde unifié,
intégré, polarisé par les mêmes valeurs,
les mêmes fins, les mêmes visées, on serait en
face d'une constellation d'activités, d'intentions et
d'aspirations hautement différenciées. C'est également
ce que laisse entendre le travail de N. Elias. L'auteur allemand
[Elias, 1975, (1939)] a consacré une part de ses réflexions
à la description de la lente autonomisation du ``politique''
depuis le XV° siècle et, comme les auteurs précédents,
il met en lumière ce qui semble être une loi très
spensérienne de l'évolution sociale: en même
temps qu'elles se fragmentent, qu'elles se différencient en de
nombreux sous-ensembles hétérogènes, les
sociétés modernes organiques, dans le langage
durkheimien se voient animées par des logiques d'actions de
plus en plus diversifiées, de plus en plus autonomes, jusqu'à
accoucher d'un monde buissonnant, d'une infinité de microcosme
sociaux, d'une ``pluralité de mondes sociaux'' que le
sociologue ne peut ignorer dans sa volonté de compréhension
du social… Un autre grand classique a frayé cette voie
de la différenciation, dès la fin du XIX° sicèle;
c'est Simmel [Simmel, 1981, (1894)]. Lui aussi a consacré une
partie de sa sociologie à décrire
l'importance de ces ``cercles'' nombreux dans lesquels chacun
de nous inscrit son action sa vie , et qui supposent la mise en
uvre de logiques d'action, c'est-à-dire de schèmes
cognitifs, affectifs et mentaux, parfaitement localisés,
adaptés à un contexte et inopérant dans un
autre, ce qui entraîne des frictions et un sentiment
d'inconfort chez les individus, au passage d'un ``cercle'' à
un autre. Les sociologies d'inspiration phénoménologique
et constructiviste, comme l'interactionisme symbolique dès les
années 1920 ou l'ethnométhodologie, à partir des
années 1960, sont les héritiés directes de cette
inspiration et ont largement contribué à révéler
cette pluralité des mondes sociaux. Ces sociologies ont
souligné combien ces mondes se construisaient à partir
tout à la fois d'une activité, d'une organisation et
d'une division du travail, c'est-à-dire de lieux ou d'espace
et de règles spécifiques, mais aussi de technologies
particulières, entièrement liées à la
situation. Plus près de nous, on peut invoquer le travail de
P. Bourdieu et son concept de ``champ''. On peut dire d'une certaine
manière que tout le travail de cet auteur vise à mettre
en lumière le processus de différenciation sociale qui
anime la dynamique sociale et le phénomène
d'autonomisation des jeux et enjeux de luttes matériels et
symboliques qui l'accompagne et structure la modernité. Plus
récemment encore, les sociologues et économistes
conventionnalistes ont également pointé l'existence de
régimes de ``justification'' propre à chacune des
``cités'' constitutives des formes de socialité
structurant les organisations [Boltanski, Thevenot, 1991],
c'est-à-dire d'espaces d'échanges sociaux régulés
par des normes et des valeurs spécifiques, parfois simplement
juxtaposées, parfois en concurrence les unes avec les autres
pour réguler les activités de travail. On peut certes
contester la pertinence ou la nouveauté de ces analyses
récentes, mais on se contentera de souligner qu'elles
s'inscrivent dans la même veine ``différentialiste '' en
soulignant l'extrème fragmentation matérielle et
symbolique de la structure sociale et/ou des organisations qui la
composent.
On peut dire que notre travail collectif reprend à
son compte cette thèse d'un monde social différencié,
atomisé à l'extrême. Il fait sien également
l'idée de logiques d'action propres à chaque monde, et
corrobore le point de vue concomittant selon lequel, les activités,
les lieux et les technologies, comme les schèmes de
perception, de représentations et d'action, c'est-à-dire
les dimensions cognitives, psychologiques, affectives et mentales de
l'action, sont partie prenantes de ces logiques. Il en résulte
que les choix des individus en situation de travail dépendent
fortement de l'ensemble de ces éléments, à
chaque fois contingents. C'est du même coup à partir
d'études solidement localisées, situées et
appréhendées dans leur détail, qu'on est à
même de reconstruire les logiques sociales à l'
uvre. Ce parti pris ne signifie en rien se condamner à une
microsociologie luxuriante autant que stérile, car chacun sait
que les activités de travail, les organisations ou les
technologies sont le fruit d'une construction sociale lente, au cours
itératif, de même que relève d'une lente et
répétitive élaboration sociale, la mise en place
des schèmes de perception, de représentation et
d'action. Le plus difficile, on le sait, est justement de penser
l'articulation entre ces procès collectifs de longue durée
et leur déroulement forcément micro-social,
spatialement et temporellement situé, et qui nous fait dire
que les expressions syntagmatiques telles que ``société'',
``classes sociales'', ``organisation'' n'ont de valeur analytique
qu'à compter du moment où on rappelle que de telles
entités n'existent que parce qu'elles sont in-formées
mises en forme par l'action des individus [Guidens,
1987].
C'est donc autour des interactions en situation,
en particulier autour des représentations, autrement
dit des constructions mentales du monde s'élaborant à
l'échelle interactionnelle, à partir des traces
mnésiques et des imprégnations diverses
(psychologiques, culturelles, sociales, etc.) propre à chaque
individu, mais aussi des caractéristiques contingentes de la
situation, telle qu'elle est appréhendée subjectivement
par les individus plongés au coeur de rapports sociaux de
force et de sens, que s'est élaborée notre recherche.
Consacrée initialement à l'analyse des entreprises (et
des organisations) et à la gestion des activités de
travail, et ouvertes aux approches sociogénétiques
c'est le sens qu'on a voulu donner à notre épigraphe ,
notre réflexion qui entendait approfondir l'étude des
``lois immanentes'' des organisations productives, a dû bien
vite s'intéresser aux dispositifs socio-techniques qui
sous-tendent l'organisation des activités et le travail des
managers. En effet, notre reconnaissance de la pluralité des
mondes sociaux n'allait pas sans la conviction que quelque chose
qu'on devait bien appeler une ``stratégiede management''
permettait de surmonter l'écueil de la fragmentation des
activités et des représentations et parvenait à
doter l'organisation d'une unité que lui déniait
l'éclatement des microcosmes. La recherche avait déjà
envisagé le rôle des technologies, des structures, des
doctrines managériales, de la culture, des stratégies
d'acteurs ou encore des règles pour rendre compte du travail
d'organisation, d'orientation et de contrôle des comportements
propre au management. Nous avons acquis la certitude que tous ces
éléments entraient en composition organique systémique
dans certains ``objets'', auxquels il fallait désormais
s'intéresser. Ces objets, nous avons choisi de les appeler
``dispositifs de gestion'' et nous nous expliquerons plus bas sur ce
choix. Il convient de préciser que nous avons été
conduit sur cette voie par une autre source d'inspiration, dont il
convient de parler avant d'entrer dans le vif du sujet. Une telle
précision indiquera le caractère pluridisciplinaire de
notre démarche et l'obligation dans laquelle on considère
être placé aujourd'hui d'inscrire la recherche
sociologique à la croisée de toutes les disciplines des
sciences de l'homme et de la société, ce qui,
évidemment, n'en facilite pas la réalisation…
La
lecture des travaux de spécialistes de la gestion constitue en
effet l'autre grande source d'inspiration de notre travail. Parmi ces
travaux, il faut citer celui de Michel Berry, Une technologie
invisible?, qui malheureusement n'a jamais circulé que
sous forme de document de recherche [Berry, 1983]. Cet auteur et ceux
qui lui étaient proche au Centre de Recherche en Gestion de
l'école Polytechnique ont inauguré un champ d'études
qui est demeuré relativement embryonnaire
On ne peut guère citer que l'ouvrage collectif dirigé
par J. C. Moisdon, Du mode d'existence des outils de gestion.
Les instrument de gestion à l'épreuve de
l'organisation, Seli Arslan, Paris, 1997; ou J. Girin, ``Les
agencements organisationnels'', in Florence Charue-Duboc (dir.), Des
savoirs en action, L'Harmattan, Paris, 1995.,
et qui n'a pas eu, chez les sociologues du moins, l'accueil qu'il
méritait Michèle Descolonges, qui a
relu ce texte, m'a fait remarquer que M. Berry a quelque dette à
l'égard de Lewis Mumford qui, le premier (?), a introduit
l'idée de ``machine invisible'' dans une acception homologue à
celle de Berry (Mumfort L., Le mythe de la machine, T. 1,
Fayard, 1973, p. 251). Faut-il voir dans cet exemple l'idée
qu'il en va des concepts comme de l'énergie: ``rien ne se
crée, rien ne se perd, tout se transforme''?….
Les effets organisationnels insensibles de la réduction
de la complexité auxquels conduisent les ``outils'' de
gestion, la faculté qu'ont ceux-ci d'induire, sans qu'on y
prenne garde, des comportements à travers le travail de
manipulation symbolique qu'ils autorisent, le véritable
mécanisme d'enrôlement salarial que constitue le
dispositif de gestion, son statut, enfin, de cristalisateur de
rapports de force institutionnalisés, investis dans des formes
technologiques, tout cela qui nous a interpellé dans notre
travail était inscrit explicitement ou en filigrane dans le
travail inaugural de Berry. Son analyse nous a paru tout à
fait déterminante pour la compréhension des
organisations productives et leur management. C'est donc à une
sorte de réouverture de ce chantier qu'invite cet article à
la suite de l'ouvrage collectif qui l'inspire.
LA PLURALITE DES MONDES
Nous allons d'abord donner un exemple de cette notion de pluralité des mondes sociaux, à partir d'un des chapitres composant ``Délit de gestion''. Cet exemple mais on aurait pu en choisir un autre dans l'ouvrage illustrera la façon particulière qu'a un groupe social fédéré par un espace, une activité et des technologies communes de générer une vision du monde, qu'on dira ``indigène''. Cette vision du monde tendra à s'opposer aux visions tout aussi contingentes des groupes situés dans l'orbite de la même organisation, mais fédérés par d'autres activités, espaces et technologies, autrement dit par d'autres intérêts et d'autres préoccupations, ou, pour le dire synthétiquement, d'autres jeux et enjeux. Soulignons avant tout la parenté évidente de cette lecture de la différenciation sociale avec le concept de ``champ'' défendu par Bourdieu, à la différence près que notre approche en terme de ``sphères d'activité'' ou de ``mondes sociaux'' ne souffre pas, comme celle de ``champ'', du défaut de ne s'appliquer qu'à des situations fortement structurées, institutionnalisées, typiques, de surcroît, des sphères culturellement, symboliquement ou/et économiquement dominantes (le ``champ scolaire'', le ``champ politique'', le ``champ de la mode'', le ``champ littéraire'', de ``l'art'', etc. chacun de ces champs mettant en scène les acteurs de premier plan, ceux qui ``font l'histoire'', et laissent parfaitement dans l'ombre les ``soutiers'', les ``machinistes'', les ``figurants'' qui font pourtant l'essentiel de la société [Lahire, 2001]). L'expression ``mondes sociaux'' désigne les situations banales qu'on rencontre dans toute organisation et qui naissent, comme on l'a dit, du partage d'une activité, d'un espace et d'outils communs… En cela, il y a lieu de distinguer également la dynamique des ``mondes sociaux'' de celle des ``systèmes d'action concrets'' propres à l'approche stratégique de Crozier et Friedberg [1977], dans la mesure où les membres d'un même ``monde social'' sont dans une situation de relative quiétude stratégique les uns vis-à-vis des autres. Les membres d'un monde social font corps, ils se sentent liés les uns aux autres, et partagent une vision du monde commune qui fait passer les intérêts particuliers au second plan. Ils ne se comportent pas en acteurs individualistes, jouant à fond les coups que l'opportunité du moment et leur ``zone d'incertitude spécifique'' leur permettent de jouer pour améliorer leur sort. Une telle vision agonistique, du reste, semble bien inadapté, voire dérisoire, quand on évoque certaines situations et l'étroitesse des ``marges stratégiques'' laissées aux ``acteurs''. Si ceux-ci ont une ``stratégie'', elle est collective. Elle vise à préserver un intérêt commun, défini comme tel par les membres du collectif, sans qu'on puisse parler non plus à leur propos d'une ``culture de métier'' ou d'une ``culture professionnelle'' et encore moins d'une ``culture d'entreprise'': les représentations et valeurs que les individus mettent en commun dans leur confrontation à autrui, sont celles qu'ils ont élaboré sur place, à partir de leur activité, de l'espace et des outils dont ils disposent; elle ne dépassent donc pas le ``cercle'' restreint de l'équipe de travail, qui, le cas échéant, peut réunir plusieurs métiers et entremêler diverses trajectoires professionnelles… C'est là le mérite principal de l'expression ``vision indigène'',symbole de l'expression très localisée, très particularisée de ces mondes sociaux ; elle dit que cette vision s'élabore ici et maintenant, au barycentre des contraintes spatiales, sociales, productives, techniques de l'activité. Certes, cette vision est le produit d'une série de ``positions'' et de ``dispositions'' propres à des individus socialement déterminés, mais elle s'élabore à partir des éléments propres à une situation donnée et pour servir une cause localisée, située dans l'espace-temps, dans le monde social investi par les individus et n'est transposable nulle part ailleurs. Si la culture de métier renvoie à une même socialisation scolaire, un même parcours professionnel et à des valeurs partagées permettant de pronostiquer de façon relativement solide les décisions et réactions des individus, il n'y a rien de comparable dans notre conception des mondes sociaux. Ceux-ci sont des formations tout à fait contingentes et éphémères, dont les règles de fonctionnement ne sont applicables qu'à une situation particulière et interdisent toute extrapolation à d'autres situations, en vertu de leur contingence particulière…
Delphine Mercier dans
le texte qu'elle a consacré à la certification des
centres de tri postaux nous aide à comprendre cette notion de
monde social [Mercier, 2001]. Elle rappelle les enjeux managériaux
de la certification des centres de tri, première étape
de la certification globale du réseau postal. Le marché
du courrier se développe dans un contexte de concurrence de
plus en plus exacerbée entre La Poste et les messageries
nationales (souvent elles-mêmes filiales fraîchement
acquises d'une entreprise postale étrangère, pour
répondre à la course à l'internationalisation à
laquelle se livrent ces opérateurs, en Europe, depuis le
milieu des années 1990). Cette concurrence détermine
presque mécaniquement un mouvement vers l'efficacité et
la qualité. Celui-ci s'exprime globalement dans la mise en
place d'une accélération et d'une sécurisation
des acheminements et, surtout, d'un suivi des plis et colis
transportés (la fameuse ``traçabilité'', qui est
devenue si impératives pour les clients professionnels, ceux
qui sont justement visés en priorité par les
transporteurs, et au nom desquels on justifie, finalement, toutes les
transformations…). Dans une entreprise de réseau, comme
l'est forcément toute entreprise de transport, il convient de
penser la stratégie commerciale de façon non pas
locale, mais globale. Toutefois, l'activité du réseau
postal est d'abord assujettie, qu'on le veuille ou non, à la
performance de ses sites névralgiques, ceux où l'on tri
le courrier. Ces sites constituent de véritables ``bastions''
de la ``culture'' de l'entreprise aux yeux des directions, alors que
les relais entre centres de tri, réalisés désormais
exclusivement par voie routière, ont été depuis
fort longtemps externalisés, au profit d'opérateurs
indépendants. Ces opérateurs sont soit certifiés,
soit contraints, pour survivre sur ce marché, de se caler sur
les standards qualitatifs des entreprises certifiées.
L'adaptation aux exigences du client a été et demeure,
pour eux, un impératif catégorique... En conséquence,
le véritable défi, pour La Poste, est d'opérer
une révolution culturelle à l'intérieur
de ses sites de production, dans les centres de tri…
Différentes procédures sont donc lancées par le
management pour engager les centres de tri sur le chemin de la
certification. Très vite cependant, des difficultés
apparaissent du côté des opérateurs de base (les
trieurs), relayés par leur encadrement immédiat. Ces
difficultés conduisent la direction à solliciter les
services de sociologues. L'enquête confiée à D.
Mercier fait apparaître que la démarche qualité
n'est pas comprise ``au bas de l'échelle'': la certification
apparaît tout au plus comme un ``label'' au yeux des
opérateurs. Ceux-ci n'y voient qu'une procédure
bureaucratique complexe, un travail essentiellement administratif
supplémentaire, sans conséquences pratiques sur le
travail accompli. Les cadres opérationnels ne parviennent pas
à inverser la tendance et se trouvent désarmés.
En fait, l'enquête révèle que des dissonances
cognitives en cascade marquent la définition des termes
``qualité'', ``démarche qualité'' et
``certification'', creusant un fossé problématique
entre direction, encadrement et opérateurs. Une analyse
lexicographique des entretiens fait apparaît que le terme
qualité renvoie à des définitions hétérogènes,
typiques de chaque catégorie de personnel : trieurs,
hiérarchiques opérationnels, hiérarchiques
fonctionnels. En réalité, la démarche de
certification s'élabore dans l'entreprise sur la base d'un
énorme malentendu: les cadres ingénieurs responsables
de l'opération s'imaginent que toute personne partage
forcément leur conception de la qualité (en
faisant l'hypothèse que leur propre conception soit homogène).
On vit en fait, à La Poste comme dans toutes les entreprises,
dans l'illusion de la transparence du langage. Les mots, tend-on à
penser, surtout quand ils tombent dans le langage commun, ont la même
signification pour tous, n'importe quand et n'importe où. Il
n'en est évidemment rien et un travail de ``communication''
doit être en réalité toujours entrepris pour
faire converger les représentations. C'est le travail
que les dirigeants assignent à la formation, succombant par la
même occasion une nouvelle fois à l'illusion de
l'efficience intrinsèque du langage. Un message, on le sait
n'est pas qu'affaire d'émission, réception, code, canal
de communication et ``bruit'', comme la théorie classique de
l'information le dit, et qui affirme qu'il n'est que de définir
un ``bon'' code, éliminer les bruits en améliorant le
canal de communication et le tour serait joué. La
communication est une affaire plus complexe, qui joue en permanence
sur plusieurs registres (symbolique, icônique, indiciel
[Bougnoux, 1998]), qui font par exemple que le même mot peut
avoir une signification diamétralement opposée en
raison d'un simple sourire (c'est ``l'indexicalité'' des
ethnométhodologues…). Plus encore, on a mis en évidence
le primat même de l'énonciation sur un sens donné
a priori aux mots employés. Les mots ne font pas
qu'illustrer une pensée, mais construisent
celle-ci avec l'aide des éléments humains et matériels
jouant dans la situation [Weick, 1995].
On
comprend alors pourquoi les actions de formation décidées
par la direction pour sensibiliser les opérateurs de base à
la démarche qualité ont, selon D. Mercier, échouées.
L'auteure relève d'abord que la conception de la
``responsabilité'' de ces opérateurs et de leurs
encadrants directs lointain héritage scolaire et taylorien…
contrevenait à la conduite des actions de progrès
souhaitée par la direction. En effet, repérer une
anomalie, une erreur, un dysfonctionnement, c'était, pour ce
type de salariés, courir le risque de révéler
une faute, dont ils étaient ``responsables'' ou dont
était ``responsable'' un membre de l'équipe de jour ou
de l'équipe de nuit, etc., c'est-à-dire un collègue
qu'on risquait de ``dénoncer'' en révélant
l'erreur. La ``culture de sûreté'' et d'amélioration
continue qu'on voulait introduire dans l'organisation, afin
d'identifier et traiter les dysfonctionnements comme des
dysfonctionnements systémiques et non pas comme des ``fautes
personnelles'', n'avait pas pris racine. Et s'il en était
ainsi, deuxième source des problèmes, c'est parce que
les actions de formation à la qualité, la
sensibilisation à cette culture de progrès continu, ont
été conduites ``au pied des machines'', dans le ``feux
de l'action'', en dehors de toute formation ``institutionnelle'',
``traditionnelle '', telle qu'elle était attendue par les
destinataires, c'est-à-dire au ``tableau noir'', avec un
espace et un temps spécialement dédiés à
cette activité et tous les rituels qui l'accompagnent
(formateurs extérieurs à l'entreprise, salle ad hoc,
présentation de soi, pédagogie personnalisée et
didactisme poussé, permettant aux salariés de faire le
tri entre l'anecdotique et l'essentiel du message transmis). Ainsi,
dans l'esprit des dirigeants, et par défaut d'une prise en
compte des attentes ``collatérales'' des opérateurs, ce
qui avait été pressenti comme une forme innovante de
formation (mêlée à une volonté de
réduction des coûts?) avait été appréhendé
par celui-ci comme une façon cavalière, sinon
méprisante, de traiter la question, dont il ne voyait même
pas, au bout du compte, l'intérêt: les vrais
problèmes pour eux sont ailleurs, dans le manque de moyens
humains et parfois même matériels certaines
machines étant constamment défectueuses, ce qui aggrave
la charge de travail des trieurs et compliquent les tâches
d'organisation des hiérarchiques opérationnels. De
cette série de divergences de vue sur les véritables
enjeux organisationnels, sur les moyens à mettre en
uvre et sur les ``vrais'' problèmes naissait l'incompréhension
manifestée par le personnel de base à l'égard de
la démarche qualité voulue par la direction, et,
finalement, le ``rejet'' de la certification.
ENTRE CONFUSION ET RAISON ABSOLUE: LES ROUTINES
De ce qui précède
on doit déduire plusieurs choses. Toutes entreprise, toute
organisation est un bouillonnement permanent de significations.
L'instabilité cognitive domine la dynamique des activités.
Sans cesse, mots et concepts, situations, décisions et actions
sont soumis à interprétations et ré-interprétations
dans des boucles récursives et projectives interminables. Une
des hypothèses fortes qui sous-tendait notre ouvrage était
la suivante: cette instabilité cognitive est une source de
malaise pour tout individu, qui éprouve le besoin ontologique
de fixer les significations dans des marges étroites afin
d'ancrer, d'arrimer, en quelque sorte, son interprétation du
monde à un point fixe, et dominer ainsi le sentiment de
dissolution de soi qu'induit l'indétermination foncière
des flux événementiels. Ce besoin est souligné
par Giddens [1987], à la suite des ethnométhodologues,
et rappelle que cette aspiration au ralentissement, au gel du flux
événementiel est une des nombreuses raison d'être
des routines, phénomènes qui dominent la vie
sociale, autant que la vie des entreprises. Une série
d'articles publiés dans Sociologie du travail [1998]
nous permet d'appréhender plus avant les propriétés
majeures des routines.
Selon Bénédicte Reynaud
[1998], la notion de routine renvoie avant tout à l'idée
de ``modèle d'action'', de ``modèles de comportements
réguliers et prédictibles'', de ``modèles de
comportements guidés par des normes''. Elle caractérise
toute forme de décision ou de comportement qui ne nécessite
pas de réflexion, parce qu'elle est fondée sur des
savoirs et des savoir-faire tacites, acquis à travers les
expériences concrètes de la vie organisationnelle. En
raison de ce côté informel échappant le plus
souvent à l'explicitation verbale , les routines sont bien
entendu des programmes non complètement spécifiés;
l'individu n'ayant jamais une connaissance complète du monde.
Il faut les appréhender comme des ``catalogues'' de réponses,
des ``répertoires'' comportementaux acquis au terme d'un
apprentissage social régulier, qui lisse, peaufine et améliore
continuellement les facultés de réponses et
d'adaptation des individus aux problèmes rencontrés…
Les routines ne sont donc pas immuables, mais intègrent la
capacité à changer, à s'auto-transformer, en
fonction du contexte, tout en restant hors du champ de conscience
de l'individu… Ancrées dans les pratiques
individuelles, les routines, dans le même temps, sont une
aptitude collective. Elles se développent au sein de groupe de
travail, constituent une ``mémoire organisationnelle'',
prescrivant de façon plus ou moins inconscientes, les choix,
gestes et attitudes adaptés au contexte. Au total, la notion
de routine désigne ``l'aptitude à exécuter une
action répétée dans le cadre d'un contexte
appris par une organisation''
Ibidem,
p. 470.. Elle
désigne la capacité à générer une
action, à guider ou diriger une séquence d'actions, à
partir d'un apprentissage, et en dehors de la réflexion, du
raisonnement explicite de l'agent ou du collectif où elle se
développe. C'est ce qui la distingue de la règle, tout
en se posant comme son complément. Les règles
sont les procédures que le management décrit et
prescrit à son personnel pour l'accomplissement des activités.
Si l'on s'en tenait aux règles, aucune activité ne
serait possible, car tout ne peut être spécifié.
Les routines viennent combler ce qui n'est pas spécifié
par les règles. Elles doivent être comprises comme la
``theorie in use'' des acteurs, comme un comportement délibératif
adopté sans qu'il y ait une pensée, un raisonnement
explicite un peu comme les habitudes et les coutumes. A travers son
concept de ``sens pratique'', Bourdieu a proposé une analyse
de ce comportement ``téléologique'' qui ne suppose pas
de délibération consciente de l'agent agissant
[Bourdieu, 1980]. On pourrait tirer un enrichissement certain du
rapprochement de ces pistes d'analyse. On montrerait que l'avantage
essentiel des routines, outre leurs effets psychologiques déjà
évoqués, est de réduire le ``coût'' des
réponses apportées aux problèmes rencontrés
par les individus et les groupes dans l'exercice de leurs activités.
Conein fait sienne cette approche des routines, soulignant cependant
que, si les routines sont un produit de l'interaction quotidienne des
agents de la firme, on néglige trop souvent le fait ``que
l'interaction [est] d'abord une interaction avec un environnement
peuplé d'objets physiques'' Conein,
op. cit, p. 479..
En privilégiant les communications verbales sur le lieu de
travail, certaines analyses interactionnistes, poursuit-il, occultent
des aspects centraux des relations de travail: 1) la fonction des
objets comme support à la fois informationnel et
physique, 2) l'entrelacement entre perception et action dans les
routines, 3) la distribution de la connaissance entre agents,
artefacts, procédures et environnement.
Ainsi, son texte milite pour une prise en compte des apports de
l'analyse des interactions homme-machine, de l'ergonomie cognitive,
des théories de l'action située et de la cognition
distribuée dans l'analyse organisationnelle.
L'aspect
``distribué'' des savoirs constitutifs des comportements
routiniers est mis en valeur également par Sophie Dubuisson
[1998]. Ces réflexions rejoignent un travail de J. Girin
[1995] visant à penser les entreprises à partir
de leur dynamique cognitive. Il s'agit en fait de la même
inspiration. Pour Girin, l'organisation doit
être conçue comme un agencement à cognition
partagée, c'est-à-dire une structure où le
traitement de l'information et la production des connaissances
associent étroitement trois types de ressources qui
se rencontrent, s'interpénètrent et se nouent pour
finalement décrypter le ``réel'' (définir les
problèmes) et réguler l'action collective (résoudre
les problèmes). Ces ressources sontles ressources humaines,
les ressources matérielles et les ressources
symboliques. Les ressources ``matérielles'' et
``symboliques'' désignent les machines et les données
élaborées par le système d'information de
l'entreprise. L'organisation devient ainsi le fruit d'une élaboration
collective avant tout cognitive, issue de la rencontre et de
l'interdépendance de ces ressources d'abord à
l'intérieur de leur propre ``catégorie'' (rapports
entre ressources humaines uniquement, par exemple), ensuite à
travers les différentes ``catégories'' de ressources
(relations entre ressources humaines et matérielles, par
exemple). Les hommes, pour le dire en terme simple, tirent de leurs
relations à autrui, mais aussi des machines et symboles
mis à leur disposition, les informations et
connaissances indispensables à leur action. Finalement,
l'idée centrale de l'auteur est bien que l'action en
organisation renvoie toujours à un processus cognitif
où des ressources humaines
et non humaines s'entremêlent
étroitement, se nourrissent l'une l'autre, se constituent
réflexivement pour construire le cadre référentiel
de l'action. L'organisation est ainsi un ``compositecognitif ''
d'origine humaine et non humaine dont
les interdépendances (systémiques) structurent
l'action.
LE POIDS DES DISPOSITIFS
Partant
d'une telle vision de l'action organisée, l'important est de
comprendre que les comportements en entreprise ne sont pas
strictement abandonnés au hasard des ``émergences
organisationnelles'', des ``rencontres accidentelles'' entre
``problèmes'' et ``solutions'', comme le laisse entendre, par
exemple, le modèle ``de la poubelle'' [1972]. Il en va ainsi
essentiellement parce que les interactions en entreprise ne relèvent
pas de simples communications ``intersubjectives'', tout entières
soumises aux rapports ``volatiles'' de mémoire, de pouvoir,
d'autorité, de culture ou de valeurs, entre les individus,
mais se déploient en liaison permanente avec l'environnement
physique, en particulier avec les outils et les artefacts
techniques, qui constituent autant de cadres et de
supports de l'action, en tant qu'ils sont des
instruments deconstruction et de stabilisation des perceptions
et interprétations subjectives des agents. Une telle vision de
l'interaction organisationnelle est conforme, nous dit un des
articles de Sociologie du travail cités plus haut
cf.
Conein, ``La notion de routine: problème de définition'',
op. cit.,
à la vision de G. Mead, qui parle ``d'interactionnisme
écologique'' pour désigner cette obligation d'insérer
les objets et l'environnement physique dans le champ de
l'analyse des interactions humaines et de la construction des règles
collectives. Une telle idée est reprise sous une forme voisine
par plusieurs auteurs s'intéressant aux mécanismes
cognitifs. C'est le cas, par exemple, de P.Levy [1990] qui parle
``d'écologie cognitive'' pour indiquer l'enracinement
technologique de toute connaissance, c'est-à-dire
l'impossibilité de penser la pensée en dehors des
réseaux (socio-)techniques qui la portent, soulignant
ainsi l'impact des ``technologies de l'intelligence'' sur la
cognition et, finalement, sur l'organisation sociale. Une telle
constatation nous oblige à orienter nos réflexions en
direction d'une étude sociologique des technologies
et artefacts techniques développées dans les
entreprises pour organiser les activités c'est-à-dire,
produire les règles de fonctionnement du collectif
organisationnel et maintenir la permanence des structures
c'est-à-dire, la reproduction quotidienne des règles
organisationnelles. On peut même dire que la référence
récurrente dans l'étude des réseaux
socio-techniques aux outils, aux artefacts, et même,
à certains endroits, aux dispositifs comme supports des
interactions et instruments de construction des routines en
entreprise conduit à étudier ce que nous avons appeler
les ``dispositifs de gestion'', ces ``technologies invisibles'' mises
en lumière par M. Berry, qui souligne combien celles-ci
orientent à notre insu le cours des activités
organisationnelles. Si les dispositifs de gestion peuvent être
vus comme des dispositifs de routinisation de l'action et donc le
support d'une incontestable quiétude psychologique de
l'individu, ils fonctionnent inséparablement comme des
dispositif de prescription de l'action. Autrement dit, comme des
technologies politiques masquées…
Arrivé à
ce stade, il nous faut définir ce qu'on entend par
``dispositif de gestion'' et faire le
lien entre le constat initial d'une pluralité des mondes et
les rôles qu'on assigne aux dispositifs de gestion.
LES DISPOSITIFS, TECHNOLOGIES POLITIQUES IMPENSéES
La notion de ``dispositif'' déjà choisi par Foucault à propos de la prison [1976] a été préférée à celle ``d'outil'' ou ``d'instrument'' en raison d'abord des connotations ``systémiques'' qui s'attachent à elle; ensuite, en vertu de sa portée heuristique du point de vue : 1) de l'élucidation des sources de décision et d'action des individus (leur accession en somme au statut ``d'acteur''), 2) de la mise en lumière des nouveaux mécanismes de domination dans les entreprises contemporaines.
Le dictionnaire retient trois acceptions du terme dispositif: juridique, technique, militaire. L'acception technique exprime la ``manière dont sont disposés les pièces, les organes d'un appareil'' [Petit Robert, 1979]. Ici, le dispositif est un tout fait d'éléments en interaction et doté d'une finalité technique. Dans l'acception militaire, le finalisme du dispositif est encore plus affirmé, puisqu'il est dit qu'il constitue ``un ensemble de moyens disposés conformément à un plan'' [ibid.]. Encore une fois l'hétérogénéité des éléments du dispositif est soulignée en même temps que sa nature téléologique (la notion de ``plan'' peut ici être entendue de deux façons: soit comme action conforme à un programme préconçu, soit comme résultat visant un but… Dans les deux cas, on peut parler de téléologie). Le dispositif, en bref, articule des moyens hétérogènes en vue de l'accomplissement d'un programme pré-établi. Quel sont ces éléments et quelle est la finalité d'un dispositif quand on parle de gestion? Un dispositif de gestion rassemble des éléments humains et non-humains, des discours comme des machines, des individus comme des technologies, en particulier informatiques, et des ``inscriptions'' diverses, au sens de Callon et Latour [1990], i.e. des manuels, des règles, des procédures, etc., mais aussi des espaces et des usages codifiés, routinisés, des espaces d'usages routinisés; du tangible, en somme, et de l'intangible; du matériel et de l'immatériel; des éléments vivants et agissant, et du travail ``mort'', aurait dit Marx, réifié dans les lieux, les installations, les instruments, les tableaux, les courbes, les statistiques, les savoirs et savoir-faire, etc., qui font le monde en même temps qu'ils ``cadrent'' les représentations du monde et délimitent le champ du pensable et du possible… C'est là qu'on touche à la finalité des dispositifs de gestion. Ensemble hétéroclites d'éléments qui font réseaux, les dispositifs de gestion sont chargés de réduire la polyphonie cognitive issue de l'entassement des mondes sociaux, des sphères locales d'activité. Ils sont chargés de créer la convergences des représentations qui permettra l'organisation et la disciplinarisation des activités. Les dispositifs de gestion sont des technologies sociales invisibles. En réduisant la complexité sémiotique et sémantique des activités de travail, en facilitant le travail cognitif des salariés, et en faisant converger les représentations du central et du périphérique, du lent et de l'urgent, du principal et du subalterne, c'est toute la dynamique herméneutique de l'entreprise qui se voit captée et cadrée par le dispositif. C'est par la même occasion le travail de management qui en est facilité. La fonction principale des dispositifs de gestion est de créer, matérialiser et colporter l'utopie de la maîtrise managériale du monde et de sa capacité à comprendre et domestiquer le chaos… Dans le même temps, le dispositif suscite les comportements adaptés à cette utopie et la nourrisse en retour, à la façon des prédictions auto-réalisatrices de Merton [1965]. Les dispositifs sont bien des technologies politiques impensées. Quand Taylor fini par convaincre les chefs d'entreprise que l'organisation scientifique du travail et la rémunération au rendement constituent la solution la plus juste au double problème du rendement et du partage du profit, il créé en même temps qu'une doctrine, un dispositif de gestion chargé de traduire en acte ses convictions. Certes, celui-ci a été très contesté, en particulier par les syndicats. Mais il a été aménagé, adapté, amendé et traduit dans le langage de l'intérêt de nombreux cercles d'acteurs qui ont fini par lui donner une emprise forte et durable sur l'organisation des firmes. Quand, aujourd'hui, on entend dire ``les attentes des clients sont majoritairement favorables à la qualité'', le management ``invente'' un client type, doté d'attentes claires, que l'entreprise doit satisfaire. Ce client n'existe pas: il n'est généralement que l'extrapolation, la généralisation des attentes de quelques grands comptes au demeurant fort divergents dans leurs attentes spécifiques dont les commandes sont vitales pour une entreprise donnée... Pourtant, les ingénieurs donnent une vie à cette entité putative et une traduction opératoire au concept flou de qualité. Ils définissent une batterie de tests, de statistiques, d'épreuves visant à construire la qualité attendue par les clients et celle des prestations correspondantes de l'entreprise (notons que la définition institutionnel de la qualité se réfère aux ``attentes exprimées ou latentes du client'', ce qui laisse entendre à quel point la qualité demeure affaire de construction intersubjective). Ces marqueurs de la qualité sont peaufinés, perfectionnés, intégrés à des manuels, appris par c ur par des consultants, relayés par des organisations de tout poils, inscrits pour tout dire dans les tables de la loi managériale, après une farandole gigantesque autour de la planète. Ce travail social, résumé ici à coup de serpes, a pris des années, a mobilisé une quantité colossale d'énergie, d'argent, d'institutions et d'individus, mais les ``indicateurs'' de qualité, aussi polysémique que demeure ce terme, sont devenus pour des millions d'entreprises, les véritables étalons de l'efficacité de la firme en même temps que de la performance des individus. Ils sont dotés d'une intangibilité, d'une irrévocabilité et d'une efficace sociale qu'ils tirent justement les sociologues de la traduction l'ont bien montré de l'épaisseur du réseau social qui les fait vivre. Les indicateurs sont dotés d'une puissance de conviction, d'une solidité et d'une irréversibilité issues de la cascade d'investissements sociaux dont leur forme est la traduction. Ils s'imposent à la raison des salariés, parce que les forces sociales qui les portent les imposent comme le summum de la raison managériale traduction elle-même ce qui doit être compris comme le point incandescent de la ``rationalité économique''. Pris au piège des indicateurs et des classements auxquels ils donnent lieu, les salariés, qu'il s'agisse des managers ou des ``opérateurs'', doivent orienter leurs activités dans le sens souhaité par les ``manuels de qualité'', renforçant ainsi leur statut d'objet pivot dans la création de l'ordre organisationnel et social de l'entreprise… Le dispositif devient le média à travers lequel le règlement des luttes sociales locales, des rapports de forces locaux est en grande partie résolu avant même d'avoir réellement commencé: les interactions locales étant prises dans les mâchoires de fer des rapports de force globaux intégrés, comprimés, cachés dans le dispositif. Celui-ci débarque dans l'entreprise lourd du poids mort de toutes les controverses refroidis qui le composent et de la masse écrasante des investissements de formes qui lui ont peu à peu donné vie. Aucun salarié, aucun groupe social ne peut à lui seul faire exploser cet ``objet'' polymorphe, ce ``système'' de contraintes invisibles, impensées, déniées. Vouloir rendre compte d'une ``raison locale'' sans prendre en considération les multiples maillages dans lesquels sont pris les micro-interactions, est une absurdité. Les dispositifs de gestion peuvent être vus, justement, comme le point de rencontre du global et du local, comme le moyen, ``l'instrument'' grâce auquel les processus macro-scociaux pénètrent, violent les sphères microsociales, leur imposent des logiques et des principes d'ordre qui ne disent pas leur nom. On touche ici à un point sensible, par lequel nous allons clore notre réflexion.
CONCLUSION
La
question maître qui polarise le réseau de chercheurs
s'intéressant aux dispositifs est celle de la force
d'enrôlement des dispositifs. Pour les uns, il ne faut pas
surestimer la capacité d'intégration symbolique et les
effets de domination liés d'après les autres aux
dispositifs de gestion. Ceux-ci sont, comme tous les phénomènes
d'innovation techniques et organisationnelles et une fois dépassée
la période classique de mythification et de glorification ,
passés aux filtres des cultures et des stratégies
d'acteurs et ramenés à leur juste dimension d'objet
micro-politique supplémentaire aux mains des salariés
[Cuq et alii, 2000]. Les dispositifs de gestion (on pense à
la Qualité Totale, aux opérations de reingineering, aux
nouvelles gestion par les ``compétences'', la mise en place
d'ERP, etc.), ne feraient que renforcer l'arsenal stratégique
des individus, offrir de nouvelles occasions à ceux-ci et aux
groupes auxquels ils appartiennent de peser sur les régulations
locales et, finalement, seraient sans effets majeurs sur le cours
général des événements. Ils exerceraient
, en tous cas, une pression infiniment moins grande qu'on ne
l'imagine sur les comportement des salariés, la logique et
l'organisation des activités. La raison en serait que le
fonctionnement homéostatique des organisations ne s'inscrirait
pas dans l'ordre des ``révolutions'' liées à
telle ou telle innovation, mais dans celui, lent et progressif, des
procès géologiques travaillant, intégrant,
modifiant progressivement la nouveauté dans une structure
caractérisée avant tout par son inertie… Dans
certaines versions, les dispositifs, loin d'être imposés
à des salariés sans défense, sont délibérément
saisis par ceux-ci et introduits dans les jeux auxquels ils se
livrent traditionnellement, du haut en bas de la pyramide de
l'entreprise, laissant à croire qu'ils ``mordent à
l'hameçon'' du dispositif, quand, en réalité, se
sont eux qui parviennent à instrumentaliser la tentative
d'instrumentalisation dont ils sont l'objet… Le dispositif ne
parviendrait ainsi jamais à homogénéiser les
mondes sociaux et à transcender leur irréductibilité.
Ils ne seraient, en définitive, que des marottes que les
salariés veulent bien abandonner aux caprices infantiles du
management, condamné qu'il est à une course sans fin à
l'innovation technico-organisationnelle pour contourner, enfermer et
maîtriser ces stratégies perpétuelles d'esquive
développées par les salariés.
Une telle vision, qui n'est pas sans apporter des éclairages pertinents et notre analyse de la mise en place de la certification à La Poste illustre bien que rien n'est joué à l'avance , pêche selon moi par son incapacité à expliquer qu'au bout du compte les entreprises conçoivent, produisent et vendent leurs biens ou services sur un marché... Qu'on ne doive certes pas surestimer l'intégration fonctionnelle des organisations, pas plus que celle du``marché''; qu'on doive faire intervenir une part de hasard et d'irrationalité dans la marche des événements; qu'on doive assurément admettre quelques marges de man uvre à certains groupes de salariés et il y a lieu à cet égard de bien préciser lesquelset vis-à-vis de quels enjeux ; tout cela n'interdit pas de penser et de constater que quelque chose comme un ``projet'', aussi flou soit-il, guide l'action du management et fini par être traduit en acte ou alors on doit expliquer ce que font les managers du monde entier au fil des jours, des mois et des années. A ceux qui nous feraient encore remarquer que, selon notre propre aveux, La Poste semble bien avoir rencontré des difficultés, soulignant par là les ``illusions du management'', nous répondrons que la démarche qualité n'en a pas pour autant été remise en cause. Elle va son bonhomme de chemin, rencontre certes des écueils; mais qu'on retourne dans six mois, dans un an dans les centres de tri postaux et voyons si la ``marche'' vers la qualité n'a pas fini par s'inscrire dans les têtes, comme dans les faits… Il ne faut pas oublier ce que A. Smith lui-même avait souligné: les classes ``possédantes'' (les ``maîtres'') disposent de cet avantage sur les salariés (les ``ouvriers'') qu'ils peuvent ``voir venir''. Le temps est leur principal allié [Smith, 1976, p. 90]… En outre, on admet du côté des sciences de gestion que le travail des managers répond plus à une approche ``incrémentale'', où il s'agit d'adapter du tac au tac le plan stratégique aux changements internes ou externes, que de maintenir contre vent et marée un programme préconçu et auquel on ne doit rien toucher, en vertu de la scientificité des études qui l'ont nourri et de l'omniscience supposée de l'équipe dirigeante [Gervais, 1995]…
C'est pourquoi le point de vue que nous défendons ici est que les dispositifs de gestion modernes, fondés qu'ils sont sur l'informatique et sa formidable capacité de maillage informationnel insensibles aux effets de distance et de temps , sont dotés d'une efficacité nouvelle du point de vue de la mise au travail des salariés. L'organisation et le contrôle des activités n'ont jamais atteint dans l'histoire une telle possibilité de centralisation, de concentration aux mains d'un nombre réduit d'acteurs, et cela dans le moment même où ``l'autonomie'' laissées aux opérateurs peut être plus large que jamais, justement parce qu'elle est entièrement contrôlées par le dispositif et ses nombreux instruments de mesure et de reporting. On sait bien qu'il est parfaitement inutile de contrôler minutieusement l'exécution des tâches, quand on peut ``gouverner'' l'entreprise grâce à une gestion des ressources humaines fondée sur la définition d'objectifs à atteindre et le suivi d'indicateurs de performance réputés, justement, objectifs… Cette ``cité en projet'' est, on le sait depuis le travail de Boltanski et Chiappello [1999], la nouvelle ambition du management. Les dispositifs de gestion lui en donnent à mon avis l'opportunité. Ils sont des armes politiques nouvelles aux mains des managers et des individus ou institutions qui les emploient (on songe évidemment aux actionnaires et à leur obsession de ``création de valeur''). Leur existence relance la problématique du déterminisme technologique, en même temps que celle de la domination. Les dispositifs disposent de la capacité à ``faire'' le monde en même temps qu'ils le ``disent'', parce qu'ils ont à voir, plus directement sans doute qu'aucune technologie avant eux, avec la dynamique cognitive des activités. Dotés d'une performativité qui doit être interrogée, ils sont les instruments de maîtrise du travail symbolique indispensable au management pour fédérer les énergies autour d'un objectif commun, sans pour autant devoir recourir à la force brutale, à la contrainte ouverte. Ils confèrent au management une force nouvelle dans la création de l'ordre social sans qu'on soit conduit à surestimer la rationalité, ni invoquer nécessairement une quelconque omnipotence, encore moins un quelconque cynisme de celui-ci. Marx [1982 (1846)] disait que les ``pensées'' de la classe dominante sont les ``pensées'' dominantes. Avait-il vu qu'il aurait aussi raison parce que ces ``pensées'' seront un jour fondues, encapsulées, fossilisées aux c ur même des dispositifs de gestionet, du même coup, invisibles au premier regard? Notre réflexion vise à dire l'intérêt qu'il y a à ouvrir cette nouvelle boîte noire du pouvoir organisationnel. Un tel travail nous permettra peut-être d'y entrevoir une nouvelle figure de la domination. Celle d'un ordre apparemment sans Prince, d'une téléologie sans grand Timonier et d'une cruauté sans vrai bourreau…
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