Ces invitations, adressées aux salariés, à participer au jeu industriel via les intranets et l'internet offrent un nouvel éclairage sur les «engagements» évoqués plus haut : ceux-ci trouvent leur place dans une logique de redéfinition des alliances. Depuis quelques années, la caractérisation de ces alliances entre les entreprises, les salariés, les collectivités locales, les ONG, les actionnaires, etc., passe par des termes comme "développement durable", "éthique des affaires", "responsabilité sociale des entreprises", lesquels font l'objet de déclarations d'intentions à travers des "chartes" et des "engagements". Quelque soit le terme utilisé, cette "responsabilité" d'un nouveau genre implique que l'entreprise innove en matière économique, sociale et environnementale tout en s'adaptant et/ou en réévaluant les normes ambiantes. Le modèle d'optimisation des relations internes et externes des entreprises porté par internet, évoqué plus haut, acquiert là tout son sens: la vulgate le représente comme une «révolution» technique nécessaire aux innovations, et une transformation relationnelle, fondée sur la participation démocratique, voire le partage communautaire.
Selon cette logique, l'opération , serait un des moyens nécessaire aux salariés pour devenir «partie prenante» (stakeholders selon la terminologie de la responsabilité sociale de l'entreprise) du nouveau modèle d'entreprise au risque d'y être des partie prenantes «extériorisés» au même titre que les clients, les filiales ou les collectivités locales. Et cette opération offrirait à l'entreprise l'opportunité d'exercer ses «responsabilités» et d'agir ainsi sur le modèle de relations sociales issu de son histoire.
La «demande» des salariés
De fait, l'exercice de ces responsabilités paraît d'autant plus nécessaire qu'il repose sur une «demande» supposée des salariés, déclinée sur différents registres. S'il est bien un thème récurrent depuis le début des années 1980, c'est celui de la «demande» sociale, à laquelle les organisations et les institutions auraient à répondre, en facilitant «l'appropriation» des «nouvelles technologies». Dans la mise en avant de cette «demande» par des associations populaires, Geneviève Poujol avait vu une recherche de «caution républicaine», c'est-à-dire une manière de se proclamer délégué par l'autorité politique. Effectivement, dans les années 1980, les associations ont su relayer les souhaits, exprimés par le gouvernement, «d'alphabétisation informatique» de la jeunesse (et de développement économique de l'industrie informatique nationale); ce faisant, certaines ont aussi contribué à banaliser des problèmes sociaux majeurs au bénéfice de l'accompagnement du gouvernement, parfois à leurs propres dépends.
Avec le développement des opérations «internet pour tous», on assiste de nouveau à un phénomène de délégation provoqué par l'autorité politique (à travers la loi de finances) et, cette fois-ci, assumé par les entreprises. Ce qui change les données de la question, car le lien associatif, y compris lorsqu'il se traduit par un service payant, n'est pas de même nature que le lien de subordination entre employeurs et salariés. Cependant, ce nouvel I.P.T. un acte régi par la loi - légitime les entreprises à prendre à leur compte des thèmes proprement politiques, comme celui de la «fracture». Il s'agit bien entendu de ce qui est nommé la «fracture numérique». Dans l'exemple qui nous intéresse, le journal adressé à tous les salariés fait état d'un «risque» en ce domaine. Comme on l'a vu, tout l'argumentaire relatif à une «demande» supposée va reposer sur les disparités en matière d'équipement en matériel et en possibilités d'accès au réseau mondial: les plus notables sont liées à la position dans la structure des qualifications, en ce qui concerne l'accès aux intranets de l'entreprises dans la logique du «risque de fracture», on aurait identifié où elle pourrait se produire. On peut questionner la manière dont cette «demande» a été recueillie, en rappelant que quelque soit la rigueur méthodologique - les postulats des enquêtes d'opinion opèrent des distorsions, en faisant comme si: 1) tout le monde avait une opinion, 2) toutes les opinions avaient la même valeur, 3) il y avait un consensus au sujet de la question posée (ici, la possession de matériel informatique et les accès au réseau mondial et aux informations de l'entreprise).
L'accord va être signé par les cinq organisations syndicales, et sur le plan matériel, il répondra aux souhaits, répertoriés par le sondage, d'accès à l'internet et d'acquisition large de matériel. L'offre est composée de: un kit d'accès à internet, avec un forfait mensuel de 10 h., automatiquement fourni avec les packs, et éventuellement accessible seul (gratuit). Puis trois types de matériels sont accessibles: un pack «découverte», composé d'un ordinateur fixe multimédia + une imprimante couleur (228 euros); un pack «passionné», composé d'un PC multimédia «évolué + une «logithèque» (760 euros); un pack «voyageur», composé d'un PC portable + une logithèque + DVD (1295 euros).
Les négociations entre la direction de l'entreprise et les cinq organisations syndicales porteront sur les différentes offres, sur le coût des matériels (l'enjeu économique est de taille, il avait fait l'objet d'un appel d'offres européen), sur les montants de la contribution de l'entreprise (proportionnellement plus élevée pour le pack «découverte» que pour les deux autres offres), et sur les types de contributions (certains étaient favorables à des formules telles que des bons d'achat), sur l'ouverture de l'éligibilité non seulement aux salariés en CDI, mais aussi en CDD, voire aux retraités et aux salariés des filiales. Un groupe de suivi veillera au bon déroulement de l'opération: délais de livraison, qualité du matériel, maintenance, extension de l'accès à toutes les catégories de salariés, etc.
Des questions de fond vont être posées, mais de manière marginale. L'une a trait à la porosité entre les temporalités et les localités: les organisations syndicales craignant que l'acquisition de ces matériels contribue à une flexibilisation de l'organisation du travail font préciser à la direction que le matériel personnel n'a pas de destination professionnelle. La C.F.D.T. évoque la nécessité impérative «d'étanchéité totale entre les activités personnelles et professionnelles» et suggère la mise en place d'un suivi de la messagerie, via les C.H.S.C.T., afin de s'assurer que les salariés ne reçoivent pas de messages professionnels à domicile, ceci imposant y compris dans la vie privée le lien de subordination avec l'employeur. Si des mesures de protection des salariés sont nécessaires, on connaît aussi l'instabilité des frontières du travail intellectuel et moteur: les usages privés de l'internet peuvent constituer de véritables training facilitant l'adaptation aux situations professionnelles, tout comme l'aquagym va faciliter une tonicité favorable aux relations professionnelles, etc. La question est donc celle de la négociation que les salariés vont pouvoir/savoir réaliser, au cas par cas, entre ce qu'ils concèdent ou refusent à leur employeur.
Pour les organisations syndicales, cette individualisation des transactions est difficile à traduire sur un registre susceptible de lier les expériences. La distance, le quant-à-soi, à l'égard du lien de subordination à l'employeur, va être suggéré en terme d'alternatives idéologiques : en marge des informations relatives à l'accord, la branche cadres de la C.G.T. va livrer une critique des usages de l'information électronique, en considérant que celle-ci contribue à «l'adhésion» aux stratégies de l'entreprise, et promouvoir sa propre lettre électronique. F.O. va démultiplier le rythme de publication de ses messages électroniques, afin de livrer sa propre information.
Neuf mois après la signature de l'accord, 100.000 salariés ont bénéficié de l'accord et 74.000 visiteurs fréquentent quotidiennement le portail ad hoc. Et ceux qui ne se sont pas manifestés font l'objet de relances de la part du fournisseur des matériels et logiciels. Est-ce à dire que la «demande» était forte,ou bien que les salariés ont répondu en consommateurs avertis? Car les questions de fond posées par les salariés n'ont pas trait à l'équipement en matériel informatique, ni aux accès à l'internet, mais à leur propre intégration dans l'entreprise, aux liens de celle-ci avec l'ensemble des ses partenaires, et aux finalités nouvelles ouvertes par la concurrence. L'opération illustre, une fois de plus, comment l'intérêt peut être flatté avec bonheur. Mais à nouveau, comme il y a une vingtaine d'années avec «l'alphabétisation informatique», en traitant cette «passion douce» comme une question sociale (de réduction d'une «fracture numérique» supposée), on pourrait bien contribuer à banaliser les problèmes de fond.