Après Doha
Gouverner ou être gouverné par le commerce ?
Catherine Bodet, Thomas Lamarche
Provocation supplémentaire de l'impérialisme occidental ? La dernière réunion
de la très libérale Organisation Mondiale du Commerce (OMC) a finalement eu lieu en
novembre à Doha au Qatar, monarchie absolue, soutenue par les Etats-Unis, et offrant toutes les
garanties pour éviter les manifestations populaires comme celles qui, à Seattle, étaient
parvenues à perturber les négociations.
Mais que cela ait lieu à Doha ou ailleurs, des questions majeures pour l' organisation du monde sont en
jeu et Mike Moore, Directeur de l'OMC, voulait une relance du processus de commercialisation après l'échec
de Seattle. Ce sont l'avenir des services publics (notamment de l'éducation et de la santé), les droits
de propriété (droit de reproduction des médicaments brevetés, brevetabilité du vivant),
l' existence de clauses sociales et environnementales qui sont l' enjeu de ces négociations.
L' OMC est une organisation qui ne s'intéresse qu'aux conditions de la commercialisation internationale ;
et de ce fait se développe comme un intégrisme marchand. La puissance du processus en cours ne doit
pas être sous-estimée : il s'agit d'un abandon de la souveraineté des Etats en matière
d'action publique.
L' Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) est un cycle de négociation non
délimité dans le temps et qui suppose que les membres de l'OMC s'accordent mutuellement des
concessions. Ceci consiste à rendre accessible à la concurrence différents secteurs
jusqu'à présent protégés (santé et éducation notamment).
Lorsqu'un secteur est « offert », il est ouvert à la concurrence internationale pour les pays
l'ayant eux-mêmes offerts. Formellement cette offre résulte d'un choix des gouvernements.
La France second exportateur mondial de services éducatifs, marché estimé à
2000 milliards de dollars, est ainsi intéressée pour l' ouverture du « marché
éducatif » prônée par les négociateurs américains, australiens et
néo-zélandais qui ont déjà une approche privative et individualiste de l'enseignement.
Dans quelle mesure un secteur public peut-il rester protégé, et même survivre ?
C' est évidemment la question sensible pour l'éducation et la santé. Peuvent-ils rester
exclus de l' accord ?
Non :
- Parce que l' AGCS exclut dans son article 1.3 les « services fournis dans l' exercice du pouvoir
gouvernemental et qui ne sont fournis ni sur une base commerciale ni en concurrence avec un ou plusieurs
fournisseurs (privés) de services » ; alors ne peuvent être exclues du champ d' application
que les activités qui sont totalement financées et administrées par l'Etat. Ainsi
l' éducation sera de fait intégrée aux services ouverts au commerce international
car elle est en concurrence et, au moins partiellement, offerte sur une base commerciale. La clause protégeant
les services publics ne joue donc que pour les services publics régaliens.
- Parce que différentes dispositions limitent la possibilité d'exclure ou de protéger un
sous-secteur vis à vis du commerce ouvert à la concurrence internationale :
- Le traitement de la nation la plus favorisée (NPF) suppose que les conditions d' accès au marché
doivent être identiques à celles accordées à la nation la plus favorisée.
- L' accord impose, dans le cadre du contrôle de la concurrence déloyale, un traitement d' égalité
entre les entreprises nationales et étrangères, ce qui imposerait à un Etat de subventionner
tous les opérateurs au même niveau (services privés ou services publics).
- Finalement l'ensemble des lois, règlements et décisions gouvernementales susceptibles de restreindre
l' action des entrants est visée par l'AGCS. Ainsi, l' article 31 énumère les barrières
potentielles à l'établissement d'une présence commerciale : contrôle des accréditations
(pour limiter la délivrance de diplôme par des institutions étrangères), exigences de
nationalité pour le recrutement d'enseignants
Ces différentes clauses rendent impossible l'action de l'Etat non seulement dans un secteur offert mais aussi
dans un secteur concurrençant un secteur offert. Les concurrents entrants sont en mesure d'attaquer l'action
de l'Etat qui nuit à la loyauté de la concurrence. Or la jurisprudence de l'Organe de Règlement
des Différents (ORD) est claire : elle n' a à une exception près, jamais donné raison à
un Etat face à un plaignant privé.
La première conséquence de l'AGCS est l'abandon des prérogatives publiques au profit de
l' action privée. Les déréglementations des services publics en réseau
(télécoms, postes, rail, électricité, transport aérien pour l'essentiel)
nous ont appris que la puissance publique pouvait volontairement céder sa compétence et ses
prérogatives au profit d'acteurs privés. Mais ces déréglementations ne sont pas
un simple transfert de l'Etat vers le marché. C' est de l'Etat à l' Union Européenne que
se fait le principal transfert de responsabilité, c' est à dire de contrôle, car une
régulation du marché est mise en œuvre.1
Le cas AGCS est plus radical. Ce n'est plus l'Etat qui transfert ses pouvoirs à l' Union Européenne
dans une perspective communautaire, c' est l'Union Européenne qui devient négociateur d'un transfert
de pouvoirs à une autorité supranationale exclusivement commerciale. L' OMC dès sa construction
a été en effet dégagée de tout lien à l' ONU et de son corps de doctrine
(droits de l'homme, dimension éducative). Il y a donc une autonomisation du processus de commercialisation.
Deuxième conséquence : une fois qu' un secteur est engagé dans l' accord de commercialisation,
il n'y a (de fait) plus de possibilité de retour en arrière. La construction d' irréversibilités
fait partie intégrante de l'accord (délais, amendes).
On aurait cependant tort de jeter l'OMC avec l'eau du libéralisme. Le multilatéralisme est une avancée
qui réduit les pressions bilatérales exercées par quelques grands et riches (Etats-Unis et
Union Européenne) face à des plus petits ou des moins puissants (commercialement du moins). De plus il
est absolument nécessaire de faire vivre une institution commerciale pour régler des différends
et définir des arbitrages entre logiques antagonistes (par exemple entre soutien public de la PAC au productivisme
agricole en Europe contre soutenabilité d'une agriculture vivrière dans le sud).
L' OMC semble présider un abandon du politique au profit du marchand ; car des pans entiers de l'interventionnisme
public en matière économique et social deviennent illégitimes au regard de la règle commerciale
mondiale. Pourtant, c' est quand même le politique qui a triomphé sur la question de la production des
médicaments génériques de traitement du sida par quelques pays du sud. Et c' est de toute façon
le politique et le niveau national qui négocient (certes avec les lobbies industriels). L'OMC est une institution
jeune et non stabilisée. Elle est peut-être trop coupée du lien avec les peuples et non démocratique
en ce sens. La gouvernance mondial et la légitimité de cette gouvernance au regard des peuples est une question
qui ne peut pas être posée à l'OMC seule, mais doit être intégrée à une
réflexion globale. Prenons garde à ce que l'OMC et le silence des autres organisations (ONU évidemment)
ne séparent l' économique du politique et du social.