Yahoo : l'affaire aux multiples facettes
par IRIS (Imaginons un réseau Internet solidaire. http://www.iris.sgdg.org).
(Adaptation de la lettre électronique d'IRIS du 16 janvier 2001. http://www.iris.sgdg.org/les-iris)
Yahoo Inc. a annoncé le 2 janvier 2001 l'interdiction de la vente d'objets nazis et du Ku Klux Klan sur ses sites d'enchères à compter du 10 janvier. Cette décision intervient un mois et demi après l'ordonnance du 20 novembre 2000 du juge des référés de Paris, Jean-Jacques Gomez. Il était donné trois mois, avec une astreinte de 100 000 francs par jour en cas d'infraction, à la société californienne pour Ç rendre impossible È aux internautes français l'accès aux pages de son site américain où des objets nazis sont vendus aux enchères, par la mise en place d'un système de filtrage. Selon Michael Traynor, l'un des avocats de Yahoo Inc, l'interdiction décidée par Yahoo ne constitue pas une réponse à l'ordonnance du juge français. Ç Nous avons pris cette décision conformément à notre politique È, précise-t-il avant d'ajouter : Ç notre compagnie partage l'inquiétude générale concernant les discours de haine È. On ne peut toutefois faire abstraction du fait que Yahoo Inc. annonce en même temps sa décision de rendre payant son service de vente aux enchères, et justifie de ce fait sa récente décision d'interdire à cette vente les objets nazis. La concomitance de ces deux décisions est habile à double titre : d'une part, elle permet à la société de mettre fin à la gratuité du service de vente aux enchères, tout en limitant les conséquences commerciales d'une telle décision en la parant d'atours éthiques ; d'autre part elle prémunit Yahoo Inc. d'éventuelles foudres américaines pour non respect du Premier amendement de la Constitution de ce pays, puisque le caractère désormais payant du service ne permet plus de lui attribuer le qualificatif d'Ç expression È, dont la liberté serait à protéger. Le service proposé par Yahoo ne se distingue donc plus de ceux proposés par ses concurrents américains. D'un point de vue symbolique, la décision de Yahoo Inc. est donc importante, puisqu'elle vient conforter une conception de la liberté d'expression intégrant le respect de la dignité humaine. Elle n'en reste pas moins byzantine puisque, lorsqu'il n'était encore financé que par la publicité, le service de vente aux enchères de Yahoo était déjà un service commercial proposé par la société. Cela signifie que déjà à cette époque Yahoo Inc. pouvait très bien se réserver un droit de regard sur l'utilisation de ce service. Il n'y a donc aucune raison de n'invoquer qu'à présent ce droit de regard. Yahoo Inc maintient par ailleurs l'appel introduit le 21 décembre 2000 devant la cour d'appel fédérale de San José, visant à vérifier la Ç compatibilité de la décision française du 20 novembre avec le droit américain È. L'issue de cet appel est très importante. Il s'agit en effet de savoir si une décision de justice prise en application de lois nationales peut s'imposer dans un autre pays, dont les lois sont en conflit avec celles du premier. Un juge a certes la liberté de prendre une décision du point de vue d'un droit national, et il n'est pas, en outre, en responsabilité des retombées induites de l'application qu'il fait de la règle de droit. Mais IRIS estime qu'il est urgent et nécessaire d'engager sans plus attendre une réflexion à l'échelle internationale pour éviter les conséquences funestes du cumul prévisible de telles décisions sur la circulation de l'information. La prolifération de telles décisions différentes, voire franchement contradictoires en fonction des lois et des cultures nationales, risque en effet paradoxalement d'aboutir à terme, pour mettre fin au blocage du système de libre circulation des idées via Internet, à l'imposition généralisée d'une seule et unique conception réglementaire du fonctionnement de ce réseau planétaire. Troisième point problématique de l'affaire : la possibilité de Ç filtrage È des internautes selon leur origine. Le filtrage imposé, méthode infantilisante et de toutes façons peu efficace pour un internaute suffisament résolu à passer outre, s'inscrit dans une dynamique sécuritaire dont nombre d'autres cas (dans les domaines du travail avec la surveillance des salariés, ou de la police avec les fichiers et perquistions electroniques, par exemple) montrent la tentation de généralisation. Un risque majeur de contrôle totalitaire des communications s'étend ainsi, accompagné en l'occurrence du glissement extrêmement dangereux relevé par IRIS dans la décision du juge Gomez, pour sa partie relative à la société Yahoo France cette fois [1]. Le fait que l'Ç objet du délit È a pour ainsi dire disparu avec la récente décision de Yahoo Inc. n'atténue pas la gravité de la situation. Les rebondisssements dûs à ce revirement de Yahoo Inc. ne font, en tout état de cause, que renforcer la position affirmant que la seule réponse judiciaire n'est pas forcément toujours la plus adaptée à des questions d'une telle complexité à plusieurs niveaux. C'est la position défendue par IRIS, notamment lors du débat organisé en collaboration avec le MRAP sur ce thème lors des troisièmes Assises de l'Internet non marchand et solidaire, le 16 décembre 2000 [2]. Une chronique [3] publiée par l'une des responsables d'IRIS émet d'ailleurs à ce sujet une proposition concrète, fondée sur la défense d'une Ç exception de morale universelle È. De telles positions suscitent de plus en plus la réflexion au sein de certaines associations de lutte contre la haine. Deux colloques sont ainsi prévus en mars 2001 pour en discuter. Le premier est organisé par le Centre belge pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme [3] et aura lieu à Bruxelles le 2 mars, le deuxième est organisé par le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples [4], et aura lieu au Sénat à
Paris le 31 mars.
Références:
[1] : Communiqué de presse d'IRIS. Ç Jugement Yahoo : Une non-réponse technique infantilisante à une question de morale universelle È. 21 novembre 2000. http://www.iris.sgdg.org/info-debat/comm-yahoo1100.html.
[2] : Débat au cours des troisièmes Assises de l'Internet non marchand et solidaire. Ç Comment lutter contre l'incitation à la haine dans le respect des droits fondamentaux sur Internet È. 16 décembre 2000. http://www.assises.sgdg.org/2000/preparation-assises00/lutte-haine.html.
[3] : Meryem Marzouki. Ç Yahoo!, l'affaire de toutes les instrumentalisations È. Le Monde Interactif, 7 février 2001.
http://interactif.lemonde.fr/article/0,5611,3044--144391-0,FF.html
[4] : Site du CECLR. http://www.antiracisme.be.
[5] : Site du MRAP. http://www.mrap.asso.fr.