Si l'industrie nucléaire est suspecte aux yeux de nombreuses personnes, c'est qu'elle reste associée à la destruction totale de Hiroshima et de Nagasaki à la fin de la deuxième guerre mondiale. Jusqu'à maintenant, le passé de l'industrie informatique était sans tache. Elle avait même contribué à travers les travaux du mathématicien Türing à déchiffrer les codes utilisés par l'armée allemande dans ses communications. Le livre de Edwin Black1, "IBM et l'Holocauste", nous révèle que la mécanographie a joué un rôle stratégique, d'abord dans l'organisation de l'effort de guerre, mais surtout, dans la mise en oeuvre de la solution finale. Dès 1933, les nazis obsédés par l'identification des "juifs raciaux" c'est à dire au delà des juifs pratiquants, de ceux qui, assimilés, mariés à des chrétiens, voire convertis, possédaient des ascendants juifs sur les quatre générations précédentes, mirent sur pied deux recensements complets de la population allemande (en 1933 et en 1939) et multiplièrent les recherches généalogiques à partir des registres paroissiaux. Ce travail de fichage systématique, de recoupement des informations, de suivi n'aurait pu être mené à bien sans la location et l'utilisation des machines mécanographiques "programmées" et maintenues par les techniciens de la Dehomag, filiale allemande d'IBM. La confiscation des biens, le regroupement dans des ghettos, la déportation puis l'extermination auraient eu lieu sans ces moyens techniques mais ils n'auraient sans doute pas atteint la même efficacité. Edwin Black analyse le sort de la communauté juive de Hollande, dans un pays ou la mécanisation et l'étude statistique des populations avaient été très poussées avant la mainmise nazie sur le pays et le compare à celui de la communauté française où pour diverses raisons (2) les nazis ne purent utiliser que les moyens "artisanaux" de l'administration française. Cette étude reste évidemment à confirmer par des travaux plus complets sur le plan historique. Mais tout le travail de statistique, de fichage développé par les nazis, s'appuyant sur la technologie de pointe de l'époque avait été occulté et oublié jusqu'a aujourd'hui.
Le fait que les nazis aient été aidés par IBM et ses filiales jusqu'à la fin de la guerre, n'y est sans doute pas pour rien. Cette multinationale a refusé jusqu'à maintenant d'ouvrir ses archives, mais, après les travaux d'Edwin Black qui en appelleront immanquablement d'autres, elle aura du mal à échapper à son passé. Comme l'État français qui a du faire oeuvre de repentance et reconnaître le rôle qu'il a joué dans l'extermination d'une partie de la communauté juive, IBM devra expliquer comment la recherche du profit et le maintien de son monopole l'ont amené à devenir complice des bourreaux de la solution finale. Mais là n'est peut-être pas le plus important. Après tout, d'autres multinationales ont participé au renversement de gouvernements légalement élus (3) au profit de dictatures militaires sanglantes dans la période récente parce que leurs profits étaient menacés. Contrairement à ce que craignent certains chercheurs qui ont réagi négativement (4) au livre d'Edwin Black, ce n'est pas la technologie Hollerith, ni les théories et les méthodes statistiques qui sont désignées comme responsables de l'Holocauste. Mais il n'empêche que la technique et la science et ceux qui les mettent en oeuvre ont alors été enrôlés au service du plus grand génocide de l'Histoire au nom de théories raciales pseudo-scientifiques professees par l'Etat fasciste. Actuellement, au nom de la transparence, de la sécurité, des nécessités administratives, on met en place une carte d'identité "infalsifiable", la légalisation des moyens de vidéo-surveillance sans réel contrôle, la multiplication des fichiers de "populations à risque". La recherche scientifique, les besoins statistiques et économiques servent à justifier des transferts de finalité dans la collecte et l'utilisation des données. Ceux-ci, s'ils ne sont pas une réelle menace pour les libertés aujourd'hui, peuvent le devenir dans un contexte social et politique différent.