LÕInternet : qui sont les Infocrates ? Alain Bron
L'économie de l'information se construit sous nos yeux. Elle est portée par une logique d'abondance qui efface les territoires et supprime les intermédiaires. Mais elle ne peut le faire que dans la mesure où des hommes portent son projet. Mais y a-t-il projet ? Qui a intérêt à l'établissement de cette économie ? Par qui est-elle gouvernée ?
Les modèles du trou noir et du référent informationnel
L'économie de l'information n'est pas une nouveauté. La relation à l'information, la valeur de l'information, la recherche et l'accès à l'information sont des phénomènes de tous temps. Si ce sujet devient actuel, c'est d'une part parce que les technologies de l'information acquièrent un statut d'objets banalisés, d'autre part parce que le capitalisme industriel cherche une nouvelle voie d'activités et de profits. Dès lors, la question : la civilisation de l'information ne va-t-elle pas remplacer la civilisation industrielle ? , a plusieurs réponses. Il peut y avoir cohabitation des civilisations agraire, industrielle et informationnelle sans qu'aucune prenne réellement le pas sur l'autre. Un primat de l'économie de l'information au détriment des autres formes d'économie peut aussi se dégager. Mais il n'est pas pour autant acquis que cette civilisation voit le jour : il peut y avoir régression à cause des changements trop profonds qui pourraient affecter la société dans son ensemble.
Référents et relations
Ce qui intrigue le plus dans les projets d'ampleur comme les autoroutes de l'information, ce n'est pas tant les investissements en jeu que la redéfinition du lien social qu'elles peuvent entraîner. Le lien social dépend de référents communs aux individus et des relations qu'un individu peut entretenir aussi bien avec les référents qu'avec les autres individus. Les mairies, les églises, les entreprises ont été créées comme des référents topiques et temporels. Elles sont des points sur les cartes et leur période d'accès est compartimentée selon des normes sociales. L'individu pourra distribuer son temps en fonction de ces référents et aura de plus la capacité d'y échapper, voire d'être marginal. Le laïc peut, par exemple, aller au bistrot au lieu d'aller à l'Église. Liberté inconcevable au Moyen Age...
Fig. 1 - Modèle du trou noir et du référent informationnelLa relation qu'un individu entretient avec un référent n'est pas permanente. Dans l'entreprise on est travailleur, sur le lieu de culte on pratique une religion, à la mairie on exerce une responsabilité élective, le tout dans des tranches horaires ou journalières différentes, ou du moins compatibles. Le temps est ainsi scandé par les horaires imposés par les référents. La relation avec le référent provoque l'acquisition et la production d'information, qu'elle soit ou non de valeur marchande.
Dans l'économie des biens matériels, les objets sont échangés dans des lieux précis -des référents- pour lesquels les institutions fixent des règles économiques, mais aussi sociales et morales. Mais dans un système économique où l'immatériel se développe, les référents traditionnels perdent de leurs attraits, et c'est l'individu même qui va constituer le référent. Les institutions, entreprises, organisations diverses, vont tenter de séduire l'individu, d'abattre les protections que ce dernier érigera autour de lui afin de ne pas être submergé par les offres. Mais surtout, elles vont s'efforcer d'éliminer les intermédiaires pour éviter tout filtre et toute contre-prescription. Elles utiliseront, à cet effet, les différents médias qui seront donc les moyens essentiels du marketing. Posséder la maîtrise d'un média sera posséder l'accès à un marché constitué d'individus, à la multitude de solitudes.
Les approches que l'on voit se développer sur le management du client, montrent à quel point il est essentiel aujourd'hui d'avoir accès à l'individu. Dans une telle hypothèse, le médium devient l'information. Un individu est touché par une information dans la mesure où il est touché par un médium et, réciproquement, le médium sera le moyen de connaître l'information relative à un individu. Tout le problème est alors de savoir si la mise en place d'autoroutes de l'information peut coïncider avec une mutation sociale du mécanisme d'échange d'information. Ce mécanisme peut se présenter sous deux modèles : le trou noir et le référent informationnel.
Le modèle du trou noir
Il est à craindre que l'aspect purement économique, c'est-à-dire la demande de retour sur les investissements faits pour les autoroutes de l'information, pousse à une conception maximaliste dans le temps et dans l'espace de l'utilisation de la téléinformatique. Cette règle, purement économique, conduirait à utiliser les équipements 24 heures sur 24 et à multiplier les équipements partout où cela est possible. L'espérance de profit suppose une exigence d'interactivité universelle, c'est-à-dire la suppression du plus grand nombre d'intermédiaires et de médiateurs possible pour mettre en contact l'utilisateur avec les services "en ligne". Cette disparition des médiateurs aura tendance à faire disparaître les représentants humains des référents. Que se passe-t-il alors quand l'individu n'est en contact avec ces référents qu'au travers de la médiation téléinformatique ?
Dans ce modèle, chacun est relié personnellement à tous les points via le réseau. Le réseau, investissement collectif structurant, devient lui-même un point, ou un véritable trou noir qui fait disparaître les référents traditionnels derrière le moyen de l'information. Pratiquement toutes les relations acquièrent une valeur marchande puisque, même dans le cas d'un service de type gratuit (on peut penser à des informations publiques et culturelles), le coût de communication sera un élément du flux financier provoqué par l'appel et la réponse.
L'individu se trouve inclus dans un point sans autre référent que lui-même. Il pourra, tout en restant chez lui, être consommateur d'objets en télé-achat, accéder à sa boîte aux lettres électronique pour les affaires de la Cité, participer aux forums télé-informatique sur les écritures saintes, produire un travail par ordinateur pour son entreprise, jouer à des aventures virtuelles tout en restant dans son fauteuil. Le télétravail, par exemple, avec un équipement téléphone-télé-ordinateur permet d'accéder, sans se déplacer, à tous les points, qu'ils soient des référents ou d'autres individus. Il crée des acteurs "en tanière" -c'est le mot utilisé dans le métier de maintenance des ordinateurs, où les techniciens disposent chez eux de la même panoplie d'outils informatiques que les autres salariés ("Je deviens mon bureau").
C'est un modèle où l'absence d'intermédiaires humains désocialise l'individu et le pousse vers la solitude. Non seulement les médiations structurelles sont gommées (la mairie, l'entreprise, l'église,...), mais aussi nombre d'acteurs modestes tels que les petits commerçants et les services de proximité qui donnent, par leur seule présence, une valeur à leur entourage. Dans ce contexte, le marginal sera alors nécessairement un véritable exclu (un SRF- sans réseau fixe). La raison profonde de ce phénomène tient à ce que le réseau, atemporel et automatique, devient moyen et contenu d'information. La présence physique dans les référents n'a plus de caractère sacré ou légitime. C'est le réseau qui devient sacré et absorbe les individus, au point où leur liberté est soumise aux technologies de l'information.
Cette situation décrit on ne peut mieux les relations de pouvoir qui pourront dès lors s'exercer. L'exercice du pouvoir, via le réseau, se fera sur le temps exigé des autres, le temps pour produire une information demandée par ceux qui auront toute liberté d'en faire usage. Tandis que l'espace virtuel de l'individu devient sans limite - il a le monde "au bout de ses doigts", l'espace réel perçu par l'individu a tendance à s'escamoter. L'espace social, c'est-à-dire la vie dans la rue, la campagne, la ville, peut prendre une allure irréelle et dangereuse. Raison de plus pour rester devant son "écran" -le mot doit être pris ici dans ses deux sens- et s'accommoder du trou noir. Le nouveau mystère s'installe et se substitue -provisoirement- à la Providence. Mystère sans théologie.
Le modèle du référent informationnel
Dans le modèle du référent informationnel, un nouveau point sera créé (Rn+1) : celui qui sera en charge de produire, de stocker ou de véhiculer l'information nécessaire à toute activité qui le demanderait. Le pôle nouveau ne remplacerait pas les symboles et les pouvoirs des autres, mais pourrait avoir des rites et des horaires propres. Ce modèle est l'extension de ce qui existe depuis des centaines d'années autour de la poste, qui était et qui demeure le référent pour le courrier et le transfert de petits objets.
Un exemple de forme électronique de ce modèle existe déjà sous la forme de "téléport". A l'image d'un aéroport, le téléport offre le partage des installations et de l'infrastructure pour transporter l'information, tout en préservant la concurrence entre transporteurs. Considérée comme une marchandise avec un poids (son nombre de bits), l'information peut y être transportée n'importe où dans le monde, pour des coûts raisonnables. Cela est possible grâce à des techniques de relais entre des satellites et des transporteurs locaux. Les avantages du client (l'initiateur de l'envoi) sont, d'une part le choix parmi différents transporteurs au départ, d'autre part le service de bout en bout : il ne se préoccupe pas des différents transporteurs locaux.
Mais cet aspect n'est pas le seul intérêt des téléports : ils peuvent être un moyen de sortie de crise, ainsi qu'un moyen de renforcement d'une structure économique déjà établie. Au Japon, par exemple, les téléports sont conçus comme des dispositifs d'accompagnement pour les programmes de dynamisation de zones en déclin, comme les chantiers navals de Mitsubishi à Yokohama, et pour les programmes d'extension économique comme à Tokyo. En France, l'Eurotéléport de Roubaix dynamise l'économie des structures de vente par correspondance, telles que La Redoute (200 millions de messages par an), les Trois Suisses, Quelle, etc., installées dans la région Nord. Dans tous les cas, le téléport apporte une réponse aux besoins d'échanges des entreprises et représente une nouvelle fonction urbaine, un référent à la fois instrumental et symbolique, autour duquel s'organisent des initiatives immobilières et des nouveaux services aux entreprises. Il est admis qu'un franc investi dans ce type d'opération peut en générer sept par la dynamique provoquée, d'où la forte implication des collectivités territoriales pour le développement économique de leur région. Couplé aux autres modes de transport (ferroviaire, maritime ou aérien), le téléport représente en effet un formidable outil de maîtrise des flux matériels et immatériels des entreprises.
Ce référent convenant au transport de l'information est applicable à la production et au stockage d'information. Mais dans ce cas, un risque apparaît : celui de la monopolisation par ce référent de l'acte de communication. Le pouvoir exercé par ce pôle serait alors exorbitant. Il détiendrait, contre transaction monnayable, la mémoire de la civilisation, futile ou essentielle.
Vers une coexistence des deux modèles ?
Il faut noter que les deux modèles, bien que concurrents, ne sont pas exclusifs. Il est très probable que tous deux coexisteront et se partageront, non sans conflits, les profits issus de la consommation d'information. Il est par ailleurs évident que les industriels de l'information, laissant les téléports pour les transmissions lourdes ou spécialisées, seront tentés d'imposer le modèle où chaque individu possédera son propre moyen de communication.
Il ne s'agit donc pas, à proprement parler, d'une nouvelle révolution industrielle, mais d'une tentative qui, si elle aboutit, prendra du temps, car le degré de complexité induite par la combinaison immatériel/technologie est grande. Aussi est-il abusif de parler de "société de l'information" aujourd'hui. Il y a sans aucun doute une économie de l'information, mais la société toute entière ne dépend pas exclusivement des technologies de l'information. Ce sont plutôt les arbitrages régissant le capital qui changent, et qui de ce fait donnent de l'importance marchande à l'information. La légitimité de cette situation sera garantie, non pas par des systèmes abstraits, mais par certains individus. Le pouvoir que ces derniers exerceront et qu'ils tentent aujourd'hui d'établir définira une caste que nous appelons les infocrates.
Les infocrates
L'évolution vers une économie où l'information devient centrale ne peut s'opérer qu'en sécrétant des individus qui vivent de l'information. De façon naturelle, la technique s'est toujours imbriquée dans l'économique pour tisser un réseau de pouvoirs. Or, en ce qui concerne l'information, ces pouvoirs ne sont pas nécessairement détenus par les acteurs de la chaîne de valeur ajoutée. Ce sont les infocrates qui assurent la stabilité du système et qui détiennent un pouvoir parfois ahurissant sur le temps des autres, sur le contenu de l'information et son accès.
Qui sont les infocrates ?
Le néologisme "infocrate" est construit sur "info", information au sens de celle qui est digitalisée et échangée sur les réseaux, et "crate" qui suggère un détenteur de pouvoir pris ou conféré. L'infocratie se fonde sur les flux économiques créés et provoqués par l'information. Les technologies en tant que telles lui importent peu, c'est le pouvoir exercé grâce à elles qui détermine son existence. Cette infocratie ne sort pas des limbes : elle est construite sur les structures antérieures de la technocratie qui a préparé en quelque sorte son avènement. Rappelons qu'une technocratie a pour caractéristique d'empiéter sur le domaine décisionnel qui est du ressort du politique et d'imposer des choix, non sur des critères socio-économiques, mais sur une extrapolation du savoir technique.
Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de l'infocratie : pour qu'une société dite de l'information prenne réellement pied, il faut des symboles, des acteurs, des institutions. Les infocrates représentent une partie des acteurs -le noyau dur, dirions nous- qui a un intérêt objectif à promouvoir tout modèle généralisé d'information. Il serait naïf de croire que l'économie de l'information se mette en place toute seule, automatiquement, comme la nature de ses outils le laisse à penser. Pour qu'elle existe, l'économie de l'information doit générer ses infocrates, même si ces derniers peuvent, à terme, aller à son encontre.
Alors qui sont les infocrates ? D'abord, ne confondons pas les infocrates avec les producteurs de l'information qui sont en fait les O.S. ("Ouvriers Système") de cette nouvelle industrie. La qualification technique de cette catégorie de personnes influe relativement peu sur le pouvoir social. Il est fort probable que les spécialistes de technologies dites "de pointe" soient peu à peu banalisés, puis disparaissent des métiers de l'information avec l'obsolescence de leurs techniques. L'économie de l'information, tendant à minimiser les coûts de production de l'information, va niveler par le bas les conditions professionnelles des acteurs intermédiaires. L'ingénieur informatique, par exemple, va peu à peu faire place au technicien, puis au prestataire de service qui manipulera des outils standards. C'est le même phénomène qui a prévalu pour les mécaniciens : les aristocrates des machines à vapeur ont fait place aux mécanos des stations services. La seule différence tient à la rapidité d'évolution du phénomène informationnel.
D'une certaine façon, l'économie de l'information a intérêt à se nourrir de la paupérisation qu'elle va créer. Pour faire face à cette évolution, elle a besoin d'anticiper, de réguler, d'arbitrer et parfois d'imposer des normes. C'est en ce sens que les infocrates entrent en jeu : ils produisent l'économie et, dans le même temps, ils sont le produit de cette économie. Pour autant, les infocrates ne forment pas un groupe homogène. Nous distinguons deux catégories bien distinctes chez les infocrates : les clercs et les maîtres. La plupart des clercs, au sens notarial du terme, appartiennent à des groupes socioprofessionnels différents et ont des activités bien précises qui justifient leur existence aux yeux de ceux qui les emploient. Les maîtres, eux, sont ailleurs ; ils déterminent le temps, le contenu et l'accès à l'information.
Les clercs
D'une manière générale, les clercs sont ceux qui ont une position connexe à celle de l'information elle-même. Ce sont ceux qui savent donner des indications pour rechercher l'information souhaitée, ceux qui savent interpréter les informations. Ils ont besoin que le degré d'exigence des produits et des services s'accroissent par l'intrusion du système d'information, ils seront donc prescripteurs de toute technologie supposée apporter une valeur ajoutée immatérielle (choix de services, priorité d'accès, etc.). Cette valeur ajoutée sera présentée comme un privilège monnayable et accessible uniquement par leurs services. En position d'interception, ils pourront ainsi prélever du temps, de l'argent ou de l'information sur les flux économiques. Comme ils ne représentent pas une structure de pouvoir organisée, il est difficile de les montrer du doigt. Ils échappent ainsi à une responsabilité sociale clairement établie. On notera toutefois trois grandes classes de clercs : les clercs de l'intelligence, les clercs du prélèvement, et enfin les clercs du règlement.
Les clercs de l'intelligence
Ce sont ceux qui savent distinguer l'information de la connaissance. Ils savent mettre en oeuvre des filtres de savoir et sont capables de décrypter les syntaxes de l'image. Leur justification tient à la masse d'informations qui sera très grande et qu'il ne sera pas toujours possible d'exploiter facilement. Ce seront ceux qui pourront recouper les informations, créer des méta-informations, ceux qui pourront dire quelles sont les tendances, la dérivée de la courbe d'évolution, ceux qui pourront anticiper, cibler. Ils ont donc besoin d'une série d'outils sophistiqués, tels que les bases de données déductives, l'intelligence artificielle, l'hypertexte, etc. , pour naviguer à travers les réseaux et éviter les écueils.
Par exemple, les infocrates de l'intelligence savent cibler les comportements d'achat, sélectionner la population d'un panel pour un sondage d'opinion, déterminer les désirs profonds d'un sous-ensemble d'acheteurs, passer des publicités corrélées avec un public ou avec un événement déterminé. Leur position critique dans l'économie de l'information les place tout naturellement en zone protégée par le système. Indispensables, ils sont jalousement gardés au sérail de peur que la concurrence s'en empare.
Les clercs du prélèvement
Ils sont les nouveaux fermiers généraux des flux d'information. Ils passent maîtres en l'art d'accumuler des prélèvements indolores et invisibles pour éviter toute négociation sur le prix ou la valeur. Ils font fonctionner une forme d'économie de la transparence. Le prélèvement, tout comme la bonne fiscalité, doit être une intervention qui affecte le moins possible les règles d'échange. Tout leur art consiste à faire penser que le flux d'informations en mouvement d'un point à un autre, d'un individu à l'autre, fera naturellement l'objet d'un prélèvement. Sans modifier la valeur de l'échange, ils sauront introduire un élément de rationalité dans la détermination de l'économie de cet échange. Nous commençons à nous faire à l'idée, par exemple, que le prix d'une communication téléphonique n'est plus nécessairement proportionnel à la distance entre interlocuteurs. Nous avions préalablement admis le fait qu'une communication entre personnes de la même zone devait coûter le prix d'une impulsion quelle que soit la durée de l'échange ; il nous faut aujourd'hui désapprendre cet avantage.
Les infocrates du prélèvement sont toujours aussi à l'aise pour justifier un système de péage et son contraire. Bien évidemment, ils s'appuient toujours sur les changements, les ruptures, les progrès partagés des technologies avancées et récentes. Lorsqu'ils essaient d'expliquer plus simplement que tel système leur convient mieux, ils échouent. Echec dû pour une part à l'illégitimité d'un tel discours, au pouvoir des cultures techniques, et à leur incapacité à imaginer un mode de communication publicitaire autre qu'infantilisant. La collecte des petites sommes se fait principalement par le réseau qui n'a pas d'apparence personnelle. Il s'agira de droits de transit, de taxes d'accès, de royalties, ou de services répétitifs à faible valeur. Ces prélèvements, indolores, invisibles petits ruisseaux, deviennent, tout au long de la chaîne de valeur, des monstres silencieux. Le paiement de l'avenir est donc le prélèvement, et le système global monétaire qui va en découler sera singulier. Mais le gabelou ne devra pas battre la campagne, il pourra rester devant son ordinateur, car le réseau prélèvera automatiquement les demandeurs. Dans ce système, il n'y a pas de dette possible, mais il y a exclusion par le non accès.
Les clercs du règlement
Ils s'interposent entre la libéralisation des services et le bien collectif. En effet, les nuisances potentielles des nouvelles technologies suscitant l'inquiétude, la riposte des Etats consiste à créer des commissions, des comités et des bureaux composés d'experts pour contrôler les processus, évaluer les risques et juger de l'éthique. Il est étrange de constater que la déréglementation est génératrice de processus plus lourds que ceux décriés auparavant. Prenant à revers les idées libérales, la déréglementation, pourtant issue de ce courant de pensée, devient génératrice d'une bureaucratie particulièrement développée. Tant dans les instances européennes de Bruxelles, déjà très largement critiquées pour leur pesanteur et leur pouvoir technocratique, que dans les instances nationales (Oftel, office de tutelle déréglementaire des télécoms en Grande-Bretagne, ou même en France le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel qui pourtant est fort limité), se développent des organisations chargées de mettre en place ou d'adoucir le libéralisme.
Etrange situation où des instances spécialisées, devant l'éparpillement des tutelles jugé préjudiciable, vont jusqu'à demander la création de super autorités fusionnant les contrôles de l'audiovisuel et des futurs services pour les autoroutes de l'information. On imagine aisément les entreprises de l'économie de l'information appointant des lobbyistes professionnels -pratique qui n'est par ailleurs pas nouvelle- pour influer sur les lois et changer les règles qui pourraient les gêner. Il est alors à craindre que les experts techniques, alliés aux régulateurs administratifs, s'arrogent un pouvoir exorbitant et se situent entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, ou, plus généralement, au-dessus de l'un et l'autre de ces pouvoirs.
Cette tentation de l'infocratie moyenne donnera sans doute naissance à des personnages qui tenteront d'imposer des normes et de structurer les comportements. Des innocents conseils de bonne conduite aux injonctions sociales, la gratuité de ces règles ne doit pas masquer la réalité de la menace. Elle la renforce et la légitime. La mise en ordre d'Internet au sujet de la pornographie, des escroqueries et de la propagande (nazie ou autre) est certes souhaitable, mais peut de fait générer une nouvelle sorte de "docteurs de la loi", qui ne demanderont qu'à se substituer aux instances nationales et internationales. De fait, les règles et les processus peuvent très vite ressembler à ceux des sectes, où des clercs exercent un pouvoir qui n'est finalement qu'instrumental.
Les maîtres des réseaux
Les clercs travaillent objectivement pour des maîtres qui, eux, édictent leurs propres lois et qui se moquent bien des règles sur réseau. Début de nouvelle féodalité ?
Les maîtres du temps
Les maîtres du temps existent parce que d'autres acceptent - ou ne peuvent pas faire autrement - de se soumettre à des règles "hors du temps". Les exemples d'intermédiation électronique montrent tous qu'il se produit un phénomène de pouvoir lié à la valeur de l'information, à la virtualité, et surtout au facteur temps. La virtualité, tout d'abord, rend accessibles des images ou des impressions pour un coût dérisoire par rapport à la réalité. Le voyage virtuel est, à ce point de vue, exemplaire. Dans ce cas, si la technique permet des "voyages", c'est-à-dire un dépaysement et une découverte pour le plus grand nombre, le fait de pouvoir vivre les valeurs de la réalité devient, alors, un privilège. Dans le même ordre d'esprit, la découverte sur CD du Musée d'Orsay est une formidable opportunité pour ceux qui ne peuvent pas se rendre à Paris, mais transforme la visite réelle en apanage d'une élite. L'accès à la virtualité devient le substitut banalisé du symbole de richesse.
Ce privilège du réel accessible crée trois populations bien distinctes : les maîtres du temps qui peuvent soumettre leurs déplacements et leurs plaisirs à l'épreuve du temps et de la réalité ; les "com-boys" (1) qui ne peuvent consommer que la virtualité fulgurante ; et les exclus du temps, ceux qui, faute de ressources, ne peuvent jouir, ni de la réalité du confort, ni du rêve de la virtualité. Entre le virtuel et le réel, une population schizophrène se cherche, tirée tantôt par l'ivresse de la valeur, tantôt par la paresse de l'immédiat (voir figure 2).
La virtualité dans l'économie de l'information est à l'image de l'allégorie de la caverne de Platon. En effet, Platon décrit dans La République un lieu où des prisonniers ne peuvent voir du monde extérieur que les ombres de marionnettes animées derrière un mur. Depuis toujours dans une caverne, ils n'ont de réalité que des images, des "reflets" qui engendrent des spéculations. Les prisonniers les plus astucieux remarquent que le défilé des ombres obéit à un certain ordre : certaines apparaissent ensemble, d'autres se suivent régulièrement. Il s'opère une science des phénomènes, au point que la réalité en dehors de la caverne paraît insupportable.
La virtualité est du même ordre que les marionnettes. Plus que jamais, les com-boys pourront ne voir de la réalité que des images filtrées, que des ombres. Ils pourront passer leur vie sans rencontrer les pauvres, les exclus, les immigrés, et sans même imaginer qu'ils puissent exister. Ces mordus de l'Internet que nous avons vus à la sortie d'un congrès à San Francisco, débattre avec passion de nouvelles techniques et ne plus se rappeler avoir vu des mendiants sur les marches, en donnent une toute petite idée.
L'économie de l'immatériel, et la médiation informatique en particulier, accentue la forme de pouvoir lié à la jouissance de son temps. L'homme de pouvoir va non seulement posséder le temps d'autrui, mais aussi le modeler. En effet, et contrairement au contrat de travail traditionnel qui prévoit un horaire et une durée de travail déterminés, l'ordre de production d'information dispose du temps d'autrui, puisqu'il n'y a pas de référent horaire. Le télétravailleur ne peut-il pas travailler chez lui et à toute heure ?
A contrario, l'homme de pouvoir dispose de son propre temps. Pour une acquisition d'information, il exigera tant une instantanéité qu'une simultanéité. L'exercice du pouvoir se définira en effet par deux données apparemment indépendantes l'une de l'autre, mais qui ne tarderont pas à converger : le contenu de l'information utile à l'exercice du pouvoir, et le temps nécessaire à l'acquisition de l'information. La personne de pouvoir sera celle qui pourra exiger d'accéder immédiatement à une information, fut-elle dégradée, et celle aussi qui, en quelques secondes suivant son acquisition, saura juger si l'information est opérationnelle ou peu utile. Le talent de cette personne sera pour une bonne part sa capacité de discernement.
Le maître du temps sera, à l'identique, le maître de l'information. Le temps de l'information doit lui être soumis. Ainsi son temps à lui s'imposera, via les réseaux, au temps de ses subordonnés, réduits à l'état stationnaire inerte de la disponibilité. La réponse au maître devant être immédiate, la machine instantanée et obéissante sera le vecteur d'autorité sur le subordonné, redevenu soumis dans le temps à un quasi esclavage. Cette jouissance ressemble fort à l'exploitation de la servitude. La différence essentielle étant la rémunération de la production de l'information et le "libre" consentement du producteur envers celui qui utilisera l'information.
Fig. 2 - Le pouvoir dans les dimensions Temps, valeur et réalité
De réceptacle infini -de patience comme le dit Emmanuel Lévinas- le temps est devenu une ressource en soi, rare et gérable, dans laquelle on puise. Le temps, accessible à tous dans son expression philosophique, est manufacturé et devient repère économique et même social. Il est aujourd'hui le luxe des plus puissants, capables de prendre du temps à autrui et ce à l'avantage de leur propre temps : dirigeants économiques et politiques disposant d'un personnel désireux de se voir déléguer une partie de leur pouvoirs. Souffrance des plus humbles qui doivent observer le temps de l'inaction, évacuation physique (maladie, incapacité) ou évacuation économique (chômage) du monde social qui tend à les oublier.
Nous assistons donc à l'émergence et la consolidation de l'expression d'un double besoin : un besoin populaire et un besoin aristocratique. En tout état de cause, il y aura exigence de services 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, tout au long de l'année. Les automates de l'information seront chargés d'effectuer les permanences, d'être présents pour un service à minima. En revanche, des individus, garde prétorienne, collaborateurs zélés des dirigeants, devront être mobilisables sur la même durée lorsque la demande leur sera émise par un maître de pouvoir. L'infrastructure sera ouverte en permanence, tout comme les routes et comme un certain nombre d'infrastructures industrielles.
Il y a là non seulement une nécessité liée au mode d'usage, mais aussi une nécessité économique. La justification de l'investissement massif réalisé doit non seulement se trouver dans la rivalité entre institutions et dans leur capacité à générer ces valeurs en inspirant la confiance, mais aussi sur des marchés réglés par les objectifs de rentabilité. Ainsi une infrastructure fonctionnant à longueur d'année, sera plus facilement rentable, surtout si le coût d'entretien et d'ouverture pendant les heures creuses, est marginalement proche de zéro.
On mesure alors mieux pourquoi les autoroutes de l'information tiennent plus des cathédrales que des réseaux de transport. Leur coût n'est pas à la mesure de l'usage, mais à la mesure du pouvoir qu'elles représentent. La valeur supposée du symbole fait occulter le coût direct.
Les maîtres du contenu
La course au droit de propriété sur l'image ne fait que commencer. Le contenu de l'information sera-t-il un aliment de riches ?
Collectionneurs d'images
En dehors de l'aspect tactique évident des industriels japonais et européens, il y a une part de vérité dans les craintes exprimées sur le "retard" pris sur l'industrie américaine. De fait, les Etats-Unis maîtrisent complètement la filière de l'information : les composants électroniques, les ordinateurs, les satellites, l'infrastructure et surtout une puissante industrie du contenu, tant pour les loisirs que pour les professionnels. La présence internationale de ce puissant complexe industriel de l'information a des conséquences inévitables dans la mondialisation en cours : l'obligation d'une langue unique de référence et l'imposition d'un certain type de culture.
L'exemple d'Internet est particulièrement frappant : si les messages personnels peuvent être exprimés dans la langue naturelle de l'interlocuteur (encore faut-il disposer d'un clavier qui connaisse toutes les accentuations (2)), l'anglais, en revanche, est quasi obligatoire pour naviguer dans le cyberespace (3). Qu'importe, dira-t-on, puisqu'il sera de plus en plus indispensable de posséder plusieurs langues. Mais l'imposition d'une langue, tant pour utiliser l'infrastructure d'information que pour jouir de l'information elle-même, force un certain type de culture. La télévision en donne une parfaite illustration quand les feuilletons, la plupart américains, modélisent les structures sociales et préparent aux achats mimétiques.
Il n'y a plus risque de colonisation, mais une colonisation de fait par des voies très explicites. L'établissement d'inforoutes amplifie le phénomène par la mise à disposition d'informations de grande valeur affective dans une langue qui n'est pas celle de l'utilisateur. Un véritable sentiment de frustration peut être provoqué par l'impossibilité d'exprimer des nuances dans sa propre langue. Par exemple, l'hypothèse d'information multi-média unique sur les musées russes en langue non russe (américaine, japonaise ou française) peut être enrichissante pour le comprenant, mais troublante pour le citoyen monolingue russe, qui peut comprendre qu'une partie de son histoire a été confisquée par une nation qui ne partage pas son destin. Le raisonnement vaut pour toute autre nation et tout autre langage.
On comprend alors pourquoi la maîtrise des grands fonds audiovisuels ou généralement culturels fait depuis quelques années l'objet de rivalités au niveau mondial. On peut y voir notamment des firmes japonaises et américaines. L'exemple de la Corbis Corporation de Bill Gates donne un aperçu de l'ampleur du phénomène. Cette société développe une base documentaire contenant plusieurs millions d'images numérisées, et couvre des domaines comme la peinture, l'histoire, la photographie, l'architecture, ou les voyages, avec des documents qui sont, soit copiés sur CD-ROM, soit accessibles par réseaux informatiques moyennant redevance. Il s'agit pour Bill Gates de concentrer dans sa société un nombre suffisant d'images numériques de qualité pour devenir un interlocuteur incontournable dans ce nouveau marché à l'échelle mondiale. Évidemment le bénéfice par image devient plus grand quand la société a des droits exclusifs sur les oeuvres d'art par exemple, et d'aucuns peuvent se poser la question de savoir si les fonds européens resteront sous contrôle de chaque nation.
L'aventure du Codex Hammer, est pleine d'enseignement à cet égard. Ce manuscrit scientifique de Léonard de Vinci, qui explique entre autres pourquoi le ciel est bleu, a été mis aux enchères en 94. Bill Gates a déboursé la somme de 30,8 millions de dollars pour acquérir le document, face aux représentants italiens qui demandaient le retour de la pièce en Italie et qui ont dû abandonner les enchères faute de financement suffisant. On peut voir cette acquisition comme oeuvre d'utilité publique, puisque le manuscrit était auparavant enfoui chez un riche collectionneur privé. Mais c'est aussi un acte économique du même ordre que l'exploitation des matières premières dans les pays du tiers-monde, et un risque énorme du à une concentration d'images uniques entre les mains d'un seul homme.
Inversement, la protection trop étroite des droits d'auteurs peut conduire à de dangereux abus dans le cadre des inforoutes. Le groupe de travail sur l'infrastructure de l'information aux Etats-Unis (Information Infrastructure Task Force) a recommandé l'harmonisation des législations sur les droits d'auteurs, mais a souligné la difficulté de la tâche. Car autant la tradition anglo-saxonne insiste sur la protection économique du droit d'auteur, autant la tradition du droit civil français insiste sur l'inaliénabilité du droit moral. Le rapport Brown s'en prend à la loi française, qui prévoit au titre des droits voisins une rémunération des ayant droits, et qui soumet l'application de la loi aux créateurs étrangers au constat de réciprocité. A l'évidence, l'application de cette loi au commerce électronique international est difficile quand les outils d'intermédiations peuvent dupliquer à l'infini, pour un coût marginal très faible, l'oeuvre originale.
Une difficulté supplémentaire intervient avec le fait qu'une image électronique est très facilement transformable. Non seulement des "presque" copies sont possibles, avec quelques variations faisant échapper aux poursuites, mais l'image virtuelle met le truquage à la portée de programmeurs habiles, le tout à la solde de maîtres d'oeuvre pervers que l'imagination suspicieuse de chacun saura envisager.
Ainsi, le débat sur l'infrastructure des autoroutes de l'information (faut-il de la fibre optique ou des satellites ?) tourne court, au regard du vrai problème qui est le contenu et la lutte de pouvoir autour des images. On comprend dès lors mieux pourquoi les médias sont en ébullition de nos jours. Au delà des règles classiques de concentration industrielle, l'enjeu réel se trouve dans le pouvoir de changer les comportements.
L'information : futur aliment de riches ?
Les industriels des technologies de l'information ont un credo simple : la révolution numérique est inéluctable, il n'y a pas de choix. Ceux qui, disent-ils, la refusent ou la freinent seront frappés de "malnutrition informatique" aux conséquences effroyables (4). C'est la reprise, en plus alarmiste, des bonnes intentions déclarées par le pouvoir politique, en l'occurrence Al Gore devant le National Press Club : Si nous permettons à l'autoroute de la communication de laisser de côté les secteurs les plus démunis de la société - même pendant une période transitoire -, nous découvrirons que ceux qui sont riches en information seront encore plus riches, et que les pauvres seront encore plus pauvres sans aucune garantie pour chacun d'être, un jour, connecté au réseau (5). Le thème renvoie au débat Nord-Sud qui s'est aujourd'hui déplacé. On ne peut plus parler de polarisation entre bloc Nord et bloc Sud, car la richesse et la pauvreté s'interpénètrent et s'opposent partout dans le monde. Des enclaves étalent leur richesses au sein de la misère du "Sud", tandis qu'une population de grande pauvreté s'accroît partout dans le "Nord".
Le problème avec l'économie de l'information, c'est que ses ardents promoteurs veulent l'appliquer sans réserve au monde entier comme un modèle de progrès. Or cette généralisation n'a que peu de sens en regard des besoins primaires non satisfaits sur une vaste partie de la planète. Pensons, par exemple, à la distribution de l'eau potable qui reste un problème non résolu à ce jour, ou encore à l'insuffisance de la vaccination.
La logique de l'économie de l'information va pousser les zones riches à donner une certaine tranquillité matérielle à leur entourage pour que ce dernier ne se constitue pas en un danger physique potentiel. La soumission serait alors traduite par la rareté d'information et de tout l'immatériel associé. De fait, la quête du matériel (terres, objets, fabriques,...) n'a plus la même valeur de nos jours. La recherche de l'immatériel comme plaisir est une continuité de l'économie des objets consommés, mais l'immatériel comme source potentielle de profit est un phénomène nouveau. Comme si l'accession à l'immatériel était une marque de différence avec les "pauvres" qui, eux, doivent continuer à rechercher l'essentiel matériel. Le symbole du pouvoir au Burkina Fasso n'est-il pas d'avoir un téléphone cellulaire ? En pays riche, le temps de l'information passive s'impose au pauvre. Ce dernier est convoqué devant sa télévision à 20 heures pour les "informations", tandis que le riche s'informera directement et quand il le voudra, en interrogeant, ou mieux, en faisant interroger l'agence Reuter.
Ainsi la peur exprimée par le monde occidental quant à l'industrialisation des pays pauvres, se repositionne-t-elle aussi sur la capacité de ces pays à s'émanciper sur le plan informationnel. Or le financement d'une telle opération, si elle était même envisagée, ne pourrait être le fait que d'institutions fortes. Et dès lors que les institutions fortes appartiennent à des pays forts, ces derniers sauront ne pas admettre qu'un pays pauvre légitime une valeur par son propre fait, par sa propre décision. Nous pouvons imaginer les infocrates décider d'un monde où les hommes seront à peu près nourris à leur faim, où l'équilibre démographique sera à peu près respecté, et où la science servira à sortir les plus démunis de leur nudité. Mais ce monde sera aussi celui où le pouvoir exercé par la domination de l'immatériel sera des plus totaux et sans doute des plus irréversibles. Ce n'est plus de la science-fiction, car ce n'est plus de la science et ce n'est plus déjà de la fiction.
Les maîtres de l'accès
La dualisation de la société, largement entamée dans les années 80 et accentuée par les technologies de l'information, peut entraîner une aspiration des populations à haut niveau de vie vers une société plus policée, et peut-être plus policière. L'infocratie peut se manifester au niveau de l'accès à l'information, soit en contrôlant les moyens d'accès par les normes, soit en contrôlant les accès aux données par des filtres techniques ou sociaux. Dans tous les cas, il s'agira de prélever une dîme lors de chaque accès.
La nécessité de parler le même langage informatique dans l'économie de l'information conduit à définir et à mettre en place des normes d'accès aux données. Ces normes, si elles ne sont pas dans le domaine public, peuvent donner des pouvoirs exorbitants, notamment aux fournisseurs de logiciels. La communauté internationale peut passer sous les fourches caudines de tel inventeur de protocole de communication, ou de tel producteur de système d'exploitation, qui demande un pourcentage au passage de l'utilisation au nom du droit de propriété intellectuelle. Ce pouvoir sur le moyen d'accès peut provoquer une position de monopole, elle même sans commune mesure avec la contribution au bien commun.
Sous prétexte de sécurité d'accès, des forteresses d'information peuvent être construites, ainsi que des douanes informatives d'un pays à un autre. Une logique de bunkers de données accessibles uniquement à une élite, ou à des consommateurs fortunés et privilégiés, pourrait alors apparaître. On connaît par trop les conséquences de cette logique : contrôle privé des banques de savoir, établissement de procédures de discrimination d'accès, autorisation payante du trafic d'information, y compris pour les services vitaux tels que les écoles, les hôpitaux, les bibliothèques, les organisations à but humanitaire. Il est, en effet, fort à craindre que le mouvement de contrôle des communications par les grands groupes industriels, pousse à créer un marché où l'information publique soit reléguée derrière les impératifs financiers. On reviendrait alors à une forme de contrôle de l'information du même ordre que celui de l'Église catholique sur les manuscrits avant l'invention de l'imprimerie. Le critère ne serait pas d'ordre moral, mais marchand, ce qui reviendrait, hélas, au même.
Crainte infondée ? Certainement pas. La communauté scientifique n'a, par exemple, pas les même droits d'un pays à l'autre. Le témoignage d'un chercheur du Costa-Rica (6) est significatif. Ne déclare-t-il pas à propos de l'utilisation d'Internet vers les Etats-Unis : Nous n'avons pas accès aux informations réellement importantes parce que nous ne payons pas les droits y afférents... Si j'essaie de consulter les publications dont j'ai réellement besoin, l'ordinateur me rappelle qu'elles sont réservées à ceux qui paient. Et le pire reste à venir ! Le rêve du phalanstère mondial informationnel, où toute information est partagée par tous, se brise déjà sous de viles considérations de droits d'accès. Ce n'est plus le phalanstère qui est en cause, mais ses portes d'entrée.
Une autre forme d'interdiction d'accès existe d'ores et déjà. Elle est normalisée et cherche à être politiquement correcte. Il s'agit de l'exclusion, par les firmes de la bancassurance, des mauvais petits clients, dégageant un risque trop élevé au regard des recettes qu'ils procurent. Ces "délinquants" sont véritablement expulsés du réseau. Leur position relève alors d'une grande difficulté, celle du propriétaire de voiture obligé légalement de s'assurer, alors qu'aucune compagnie d'assurance ne l'accepte. De fait, la question se résout toujours mal : soit il roule sans assurance et devient hors-la-loi, soit il doit s'assurer à un prix usuraire qu'il ne peut supporter.
Le mouvement contradictoire devient clair : l'accès à l'économie matérielle ne pose pas d'autre question que celle de la capacité à payer. Si cette dernière existe, tout individu peut acquérir un objet -voiture, table, pain, etc.- , qui lui appartiendra entièrement. Les juristes disent que cet individu a la propriété et la jouissance de la chose. Mais l'économie de l'immatériel, surtout lorsqu'elle s'appuie sur des réseaux, force souvent l'offreur à porter un jugement sur la dignité sociale de l'acquéreur et sa capacité à être en harmonie avec le reste du groupe, visible ou invisible. Une agence de voyages, organisateur de croisières par exemple, aura à coeur de constituer un groupe homogène, ou du moins sans les "moutons noirs" qui viendraient compromettre l'adhésion du groupe à l'image qu'il voudrait avoir de lui-même à l'occasion du voyage. L'assureur sortira le mauvais client qui mécontente le bon client obligé de payer pour lui. Sur le réseau, il suffira de tracer des sous-ensembles de personnes aux caractéristiques requises et ainsi éliminer les indésirables. Le réseau dit cyber est dans ce cas tout sauf mutualiste. Il est une collection d'individus qui se reconnaissent dans l'autre pour exister en eux-mêmes.
De plus, la non réciprocité est de mise avec le télémarketing, qui prend l'individu comme acheteur potentiel de tout, et, patiemment, tisse son cocon autour de lui. Dans ce système, la moindre velléité d'achat par correspondance suscite un enregistrement des goûts et des inclinations, et provoque des sollicitations par téléphone, par courrier et par téléinformatique. Pour ne pas se faire importuner à tout moment, le consommateur devra racheter la capacité de nuisance du réseau d'information, ce qui, à bien des égards, est stupéfiant (il lui devra une "compensation", comme il faut payer aujourd'hui pour être sur la liste rouge du téléphone).
Les encouragements à la consommation seront plus proches de la pression morale que l'invitation au rêve. Plusieurs types de pressions sont d'ores et déjà employés : la menace d'exclusion par le non savoir et la culpabilisation sur des événements relationnels répétitifs. Exemple n° 1 : "Votre enfant risque de n'être qu'un raté si vous ne lui achetez pas la console multimédia xxx. Car la console sera le seul moyen pour acquérir le savoir, donc une position sociale enviable". Exemple n° 2 : "Vous êtes un moins que rien si vous n'utilisez pas la messagerie électronique pour annoncer le résultat de votre bac à votre famille et à vos amis". En outre, les moyens de paiement doivent être immédiats, car les prélèvements doivent paraître indolores. La taxe amicale tient donc lieu, à la fois de juste retour sur la morale, et de moyen pour faire progresser la société. Les nouveaux gabelous ne font pas crédit.
Ainsi, mondialisation économique de l'information ne signifie pas universalité, mais sélectivité d'accès. C'est par ce biais très subtil que peuvent s'ériger les barrières de la connaissance, bien plus que par un hypothétique blocage de messages qui aurait comme conséquence de paralyser l'ensemble des communications. On mesure alors la fragilité des réseaux télématiques qui se mettent en place dans le tiers-monde, souvent avec le soutien des organisations non gouvernementales. Il s'agit d'échanger des informations sur les problèmes du développement et les aspirations de la société civile. Le réseau APC (Association for Progressive Communications), par exemple, relie sur tous les continents, des milliers d'usagers et constitue un forum permanent de réflexion. Droits d'accès et filtres peuvent condamner cette forme de coopération.
Par extension, les ébauches de réseaux à finalité sociale partout dans le monde risquent, soit d'être étouffées par des contraintes légales, soit d'être pénalisées par des droits financiers de transit, soit d'être récupérées par des sociétés privées de commercialisation d'information, à l'image des stations radio sur la bande FM. La question "est-ce utile ?" disparaît, recouverte par "y a-t-il un marché ?". Ces deux interrogations ne sont pas incompatibles, elles ne sont pas non plus coexistentielles.
Vers un néo-féodalisme ?
Ainsi apparaissent des groupes de pouvoirs et des groupes de subordonnés. Peut-on pour autant parler de féodalité ? Les clans en formation et les allégeances qu'ils provoquent font répondre affirmativement. Vision pessimiste ou vision réaliste de l'évolution du monde ? Ces féodalités seront-elles fondées sur l'hérédité naturelle ? Cela n'est point nécessaire. Nous pouvons déjà en avoir une idée assez claire : d'inspiration élitiste, parfois très saint-simonienne, elles favorisent les diplômes, l'accès au discours, l'accès à l'information, l'accès aux médias. Elles préparent la nourriture d'une population sans expression, tout en exerçant des droits sur des espaces virtuels et sur la production d'autrui.
Les allégeances qui en découlent vont loin, car non seulement le soumis est de plus en plus dépendant du vouloir du maître, mais plus encore, il doit en épouser le langage. Les féodalités du Moyen-Age n'en demandaient pas tant, et le vocabulaire paysan trouvait son charme dans ses différences avec le vocabulaire des maîtres. Certains maîtres connaissaient d'ailleurs le langage du serf, mais aujourd'hui, il n'en n'est plus question : l'information sera justement une façon de rendre muet le soumis qui ne pourra s'exprimer que par un discours d'allégeance. C'est le discours même qui marquera ainsi la domination de l'un sur l'autre. Domination dorée puisque le matériel sera assuré, la subsistance aussi et sans doute le minimum requis, fut-il très élevé, d'éducation et de compréhension de l'autre, c'est à dire celui du robot. Autrui serait-il un robot ?
Pourtant le sentiment de pouvoir lié à l'information dépend fortement du type d'échange sous-jacent. Ainsi certains types d'échange peuvent attirer fortement les convoitises, puisque le réseau d'informations mis en place donne un pouvoir économique considérable aux personnes qui sauront détenir l'information au bon moment. Il peut donc se former des pouvoirs féodaux autour des sources d'information dites stratégiques. La difficulté sera alors de distinguer cette prise de pouvoir en raison de l'immatérialité même des échanges. Cet "inféodalisme" est d'ailleurs perceptible dans les phénomènes d'intrusions des réseaux informatiques. Les vols d'information ne s'opèrent pas ou peu dans le cas de diffusion massive, mais bel et bien dans les types d'échanges qui contiennent ou transfèrent des informations à forte valeur. Les organisations mafieuses ne s'y sont d'ailleurs pas trompées. Elles investissent dans l'immatériel, nouvelle drogue de la civilisation, nouvelle dépendance de la faiblesse humaine.
Tout individu devient en quelque sorte otage du réseau, otage des lois, otage de la possibilité d'accéder un jour à la féodalité du pouvoir. Ceux qui désirent ne pas être otages et rester indépendants, courent le risque de devenir leur propre bourreau. Un exemple simple l'illustre : si je ne veux pas être otage de mon comptable et d'un système comptable informatique, je vais monter moi-même mon propre système et être mon propre comptable. Or cette méthode va très vite se révéler un leurre : le travail ne sera pas de qualité professionnelle, sera beaucoup plus coûteux et prendra un temps très important. C'est ainsi que je deviens mon propre bourreau.
"Je suis le bourreau de ma propre liberté" pourrait être un slogan du futur. Le soumis qui tente de s'échapper n'est pas rattrapé par les forces de police, au contraire, son exclusion sera son éloignement. Plus il se situera loin des réseaux et des noeuds de pouvoir, moins il existera dans l'espace et dans le temps, et donc moins il existera tout court. Au contraire, se libérer voudra dire accéder au pouvoir en entrant dans le coeur du système et en l'utilisant comme les maîtres, si ces derniers vous reconnaissent ce droit. D'où une schizophrénie bien compréhensible.
Situation certes classique dans l'identification sociale, mais qui, par son classicisme, pourrait renforcer la lucidité d'une vision qui ne voit dans le développement de l'économie de l'information que la marque d'une hygiène aveugle. Cette dernière peut devenir, de par cette cécité envers autrui, la pire forme des numerus clausus, celle qui, au lieu de définir des quotas d'admis -"les meilleurs" tout de même-, préciserait les critères d'auto-exclusion.
La société duale, si elle est crainte, comporte néanmoins une double cohérence, inhérente à chaque groupe la constituant. La société mutilée, amputée, reste pour nous un terrifiant mystère avec ses ombres vivantes versées dans un enfer sans purgatoire. L'enfer, c'est alors non seulement les autres mais, plus et pire encore, la privation des autres comme mode d'affirmation de leur existence réelle et différente. L'autre existe, non pas parce que je l'observe, mais bien parce que je ne peux même pas l'observer. Débranché.
D'aucuns peuvent considérer l'infocratie comme, après tout, un mal nécessaire, comme une condition au progrès apporté par la médiation téléinformatique, comme un élément naturel tel le prédateur, partie régulatrice de l'écologie de l'information. Mais quelle démocratie nous prépare-t-elle ?

Notes

  1. Com-boys : de "communication" et "cow-boy", aventuriers du virtuel et du cyberespace.
  2. En caractères latins, les claviers nationnaux ne disposent pas des touches désignant les signes diacritiques d'autres langues. Par exemple, il n'y a pas de touche désignant les : é, è, ù, ^, ç, ¨... sur les claviers anglais ou américains.
  3. Localisation des serveurs Internet : US (64,0%), autres pays d'expression anglaise (12,7%), Europe de l'Ouest (-hors Royaumes Unis et Irlande- 16,9%), Asie (-hors Australie et Nouvelle Zélande- 4,0%), Europe de l'Est (0,9%), Afrique/Moyen-Orient (0,9%), Amérique du Sud et Amérique Centrale (0,6%). Source : Data Network Wizard/Business Week (avril 1996)
  4. Expression de Ed Mc Cracken, président de Silicon Graphics, mentionné dans Le Monde, 28 février 95
  5. Al Gore : intervention au National Press Club, 21 décembre 93
  6. Mentionné dans Courrier International, n° 205, octobre 1994