L'économie de l'information se construit sous nos yeux.
Elle est portée par une logique d'abondance qui efface les territoires
et supprime les intermédiaires. Mais elle ne peut le faire que dans
la mesure où des hommes portent son projet. Mais y a-t-il projet
? Qui a intérêt à l'établissement de cette économie
? Par qui est-elle gouvernée ?
Les modèles du trou noir et du référent
informationnel
L'économie de l'information n'est pas une nouveauté.
La relation à l'information, la valeur de l'information, la recherche
et l'accès à l'information sont des phénomènes
de tous temps. Si ce sujet devient actuel, c'est d'une part parce que les
technologies de l'information acquièrent un statut d'objets banalisés,
d'autre part parce que le capitalisme industriel cherche une nouvelle voie
d'activités et de profits. Dès lors, la question : la
civilisation de l'information ne va-t-elle pas remplacer la civilisation
industrielle ? , a plusieurs réponses. Il peut y avoir cohabitation
des civilisations agraire, industrielle et informationnelle sans qu'aucune
prenne réellement le pas sur l'autre. Un primat de l'économie
de l'information au détriment des autres formes d'économie
peut aussi se dégager. Mais il n'est pas pour autant acquis que
cette civilisation voit le jour : il peut y avoir régression à
cause des changements trop profonds qui pourraient affecter la société
dans son ensemble.
Référents et relations
Ce qui intrigue le plus dans les projets d'ampleur comme les
autoroutes de l'information, ce n'est pas tant les investissements en jeu
que la redéfinition du lien social qu'elles peuvent entraîner.
Le lien social dépend de référents communs aux individus
et des relations qu'un individu peut entretenir aussi bien avec les référents
qu'avec les autres individus. Les mairies, les églises, les entreprises
ont été créées comme des référents
topiques et temporels. Elles sont des points sur les cartes et leur période
d'accès est compartimentée selon des normes sociales. L'individu
pourra distribuer son temps en fonction de ces référents
et aura de plus la capacité d'y échapper, voire d'être
marginal. Le laïc peut, par exemple, aller au bistrot au lieu d'aller
à l'Église. Liberté inconcevable au Moyen Age...
Fig. 1 - Modèle du trou noir et du référent
informationnelLa relation qu'un individu entretient avec un référent
n'est pas permanente. Dans l'entreprise on est travailleur, sur le lieu
de culte on pratique une religion, à la mairie on exerce une responsabilité
élective, le tout dans des tranches horaires ou journalières
différentes, ou du moins compatibles. Le temps est ainsi scandé
par les horaires imposés par les référents. La relation
avec le référent provoque l'acquisition et la production
d'information, qu'elle soit ou non de valeur marchande.
Dans l'économie des biens matériels, les objets
sont échangés dans des lieux précis -des référents-
pour lesquels les institutions fixent des règles économiques,
mais aussi sociales et morales. Mais dans un système économique
où l'immatériel se développe, les référents
traditionnels perdent de leurs attraits, et c'est l'individu même
qui va constituer le référent. Les institutions, entreprises,
organisations diverses, vont tenter de séduire l'individu, d'abattre
les protections que ce dernier érigera autour de lui afin de ne
pas être submergé par les offres. Mais surtout, elles vont
s'efforcer d'éliminer les intermédiaires pour éviter
tout filtre et toute contre-prescription. Elles utiliseront, à cet
effet, les différents médias qui seront donc les moyens essentiels
du marketing. Posséder la maîtrise d'un média sera
posséder l'accès à un marché constitué
d'individus, à la multitude de solitudes.
Les approches que l'on voit se développer sur le management
du client, montrent à quel point il est essentiel aujourd'hui d'avoir
accès à l'individu. Dans une telle hypothèse, le médium
devient l'information. Un individu est touché par une information
dans la mesure où il est touché par un médium et,
réciproquement, le médium sera le moyen de connaître
l'information relative à un individu. Tout le problème est
alors de savoir si la mise en place d'autoroutes de l'information peut
coïncider avec une mutation sociale du mécanisme d'échange
d'information. Ce mécanisme peut se présenter sous deux modèles
: le trou noir et le référent informationnel.
Le modèle du trou noir
Il est à craindre que l'aspect purement économique,
c'est-à-dire la demande de retour sur les investissements faits
pour les autoroutes de l'information, pousse à une conception maximaliste
dans le temps et dans l'espace de l'utilisation de la téléinformatique.
Cette règle, purement économique, conduirait à utiliser
les équipements 24 heures sur 24 et à multiplier les équipements
partout où cela est possible. L'espérance de profit suppose
une exigence d'interactivité universelle, c'est-à-dire la
suppression du plus grand nombre d'intermédiaires et de médiateurs
possible pour mettre en contact l'utilisateur avec les services "en ligne".
Cette disparition des médiateurs aura tendance à faire disparaître
les représentants humains des référents. Que se passe-t-il
alors quand l'individu n'est en contact avec ces référents
qu'au travers de la médiation téléinformatique ?
Dans ce modèle, chacun est relié personnellement
à tous les points via le réseau. Le réseau, investissement
collectif structurant, devient lui-même un point, ou un véritable
trou noir qui fait disparaître les référents traditionnels
derrière le moyen de l'information. Pratiquement toutes les relations
acquièrent une valeur marchande puisque, même dans le cas
d'un service de type gratuit (on peut penser à des informations
publiques et culturelles), le coût de communication sera un élément
du flux financier provoqué par l'appel et la réponse.
L'individu se trouve inclus dans un point sans autre référent
que lui-même. Il pourra, tout en restant chez lui, être consommateur
d'objets en télé-achat, accéder à sa boîte
aux lettres électronique pour les affaires de la Cité, participer
aux forums télé-informatique sur les écritures saintes,
produire un travail par ordinateur pour son entreprise, jouer à
des aventures virtuelles tout en restant dans son fauteuil. Le télétravail,
par exemple, avec un équipement téléphone-télé-ordinateur
permet d'accéder, sans se déplacer, à tous les points,
qu'ils soient des référents ou d'autres individus. Il crée
des acteurs "en tanière" -c'est le mot utilisé dans le métier
de maintenance des ordinateurs, où les techniciens disposent chez
eux de la même panoplie d'outils informatiques que les autres salariés
("Je deviens mon bureau").
C'est un modèle où l'absence d'intermédiaires
humains désocialise l'individu et le pousse vers la solitude. Non
seulement les médiations structurelles sont gommées (la mairie,
l'entreprise, l'église,...), mais aussi nombre d'acteurs modestes
tels que les petits commerçants et les services de proximité
qui donnent, par leur seule présence, une valeur à leur entourage.
Dans ce contexte, le marginal sera alors nécessairement un véritable
exclu (un SRF- sans réseau fixe). La raison profonde de ce phénomène
tient à ce que le réseau, atemporel et automatique, devient
moyen et contenu d'information. La présence physique dans les référents
n'a plus de caractère sacré ou légitime. C'est le
réseau qui devient sacré et absorbe les individus, au point
où leur liberté est soumise aux technologies de l'information.
Cette situation décrit on ne peut mieux les relations
de pouvoir qui pourront dès lors s'exercer. L'exercice du pouvoir,
via le réseau, se fera sur le temps exigé des autres, le
temps pour produire une information demandée par ceux qui auront
toute liberté d'en faire usage. Tandis que l'espace virtuel de l'individu
devient sans limite - il a le monde "au bout de ses doigts", l'espace réel
perçu par l'individu a tendance à s'escamoter. L'espace social,
c'est-à-dire la vie dans la rue, la campagne, la ville, peut prendre
une allure irréelle et dangereuse. Raison de plus pour rester devant
son "écran" -le mot doit être pris ici dans ses deux sens-
et s'accommoder du trou noir. Le nouveau mystère s'installe et se
substitue -provisoirement- à la Providence. Mystère sans
théologie.
Le modèle du référent informationnel
Dans le modèle du référent informationnel,
un nouveau point sera créé (Rn+1) : celui qui sera en charge
de produire, de stocker ou de véhiculer l'information nécessaire
à toute activité qui le demanderait. Le pôle nouveau
ne remplacerait pas les symboles et les pouvoirs des autres, mais pourrait
avoir des rites et des horaires propres. Ce modèle est l'extension
de ce qui existe depuis des centaines d'années autour de la poste,
qui était et qui demeure le référent pour le courrier
et le transfert de petits objets.
Un exemple de forme électronique de ce modèle
existe déjà sous la forme de "téléport". A
l'image d'un aéroport, le téléport offre le partage
des installations et de l'infrastructure pour transporter l'information,
tout en préservant la concurrence entre transporteurs. Considérée
comme une marchandise avec un poids (son nombre de bits), l'information
peut y être transportée n'importe où dans le monde,
pour des coûts raisonnables. Cela est possible grâce à
des techniques de relais entre des satellites et des transporteurs locaux.
Les avantages du client (l'initiateur de l'envoi) sont, d'une part le choix
parmi différents transporteurs au départ, d'autre part le
service de bout en bout : il ne se préoccupe pas des différents
transporteurs locaux.
Mais cet aspect n'est pas le seul intérêt des
téléports : ils peuvent être un moyen de sortie de
crise, ainsi qu'un moyen de renforcement d'une structure économique
déjà établie. Au Japon, par exemple, les téléports
sont conçus comme des dispositifs d'accompagnement pour les programmes
de dynamisation de zones en déclin, comme les chantiers navals de
Mitsubishi à Yokohama, et pour les programmes d'extension économique
comme à Tokyo. En France, l'Eurotéléport de Roubaix
dynamise l'économie des structures de vente par correspondance,
telles que La Redoute (200 millions de messages par an), les Trois Suisses,
Quelle, etc., installées dans la région Nord. Dans tous les
cas, le téléport apporte une réponse aux besoins d'échanges
des entreprises et représente une nouvelle fonction urbaine, un
référent à la fois instrumental et symbolique, autour
duquel s'organisent des initiatives immobilières et des nouveaux
services aux entreprises. Il est admis qu'un franc investi dans ce type
d'opération peut en générer sept par la dynamique
provoquée, d'où la forte implication des collectivités
territoriales pour le développement économique de leur région.
Couplé aux autres modes de transport (ferroviaire, maritime ou aérien),
le téléport représente en effet un formidable outil
de maîtrise des flux matériels et immatériels des entreprises.
Ce référent convenant au transport de l'information
est applicable à la production et au stockage d'information. Mais
dans ce cas, un risque apparaît : celui de la monopolisation par
ce référent de l'acte de communication. Le pouvoir exercé
par ce pôle serait alors exorbitant. Il détiendrait, contre
transaction monnayable, la mémoire de la civilisation, futile ou
essentielle.
Vers une coexistence des deux modèles ?
Il faut noter que les deux modèles, bien que concurrents,
ne sont pas exclusifs. Il est très probable que tous deux coexisteront
et se partageront, non sans conflits, les profits issus de la consommation
d'information. Il est par ailleurs évident que les industriels de
l'information, laissant les téléports pour les transmissions
lourdes ou spécialisées, seront tentés d'imposer le
modèle où chaque individu possédera son propre moyen
de communication.
Il ne s'agit donc pas, à proprement parler, d'une nouvelle
révolution industrielle, mais d'une tentative qui, si elle aboutit,
prendra du temps, car le degré de complexité induite par
la combinaison immatériel/technologie est grande. Aussi est-il abusif
de parler de "société de l'information" aujourd'hui. Il y
a sans aucun doute une économie de l'information, mais la société
toute entière ne dépend pas exclusivement des technologies
de l'information. Ce sont plutôt les arbitrages régissant
le capital qui changent, et qui de ce fait donnent de l'importance marchande
à l'information. La légitimité de cette situation
sera garantie, non pas par des systèmes abstraits, mais par certains
individus. Le pouvoir que ces derniers exerceront et qu'ils tentent aujourd'hui
d'établir définira une caste que nous appelons les infocrates.
Les infocrates
L'évolution vers une économie où l'information
devient centrale ne peut s'opérer qu'en sécrétant
des individus qui vivent de l'information. De façon naturelle, la
technique s'est toujours imbriquée dans l'économique pour
tisser un réseau de pouvoirs. Or, en ce qui concerne l'information,
ces pouvoirs ne sont pas nécessairement détenus par les acteurs
de la chaîne de valeur ajoutée. Ce sont les infocrates qui
assurent la stabilité du système et qui détiennent
un pouvoir parfois ahurissant sur le temps des autres, sur le contenu de
l'information et son accès.
Qui sont les infocrates ?
Le néologisme "infocrate" est construit sur "info",
information au sens de celle qui est digitalisée et échangée
sur les réseaux, et "crate" qui suggère un détenteur
de pouvoir pris ou conféré. L'infocratie se fonde sur les
flux économiques créés et provoqués par l'information.
Les technologies en tant que telles lui importent peu, c'est le pouvoir
exercé grâce à elles qui détermine son existence.
Cette infocratie ne sort pas des limbes : elle est construite sur les structures
antérieures de la technocratie qui a préparé en quelque
sorte son avènement. Rappelons qu'une technocratie a pour caractéristique
d'empiéter sur le domaine décisionnel qui est du ressort
du politique et d'imposer des choix, non sur des critères socio-économiques,
mais sur une extrapolation du savoir technique.
Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de l'infocratie
: pour qu'une société dite de l'information prenne réellement
pied, il faut des symboles, des acteurs, des institutions. Les infocrates
représentent une partie des acteurs -le noyau dur, dirions nous-
qui a un intérêt objectif à promouvoir tout modèle
généralisé d'information. Il serait naïf de croire
que l'économie de l'information se mette en place toute seule, automatiquement,
comme la nature de ses outils le laisse à penser. Pour qu'elle existe,
l'économie de l'information doit générer ses infocrates,
même si ces derniers peuvent, à terme, aller à son
encontre.
Alors qui sont les infocrates ? D'abord, ne confondons pas
les infocrates avec les producteurs de l'information qui sont en fait les
O.S. ("Ouvriers Système") de cette nouvelle industrie. La qualification
technique de cette catégorie de personnes influe relativement peu
sur le pouvoir social. Il est fort probable que les spécialistes
de technologies dites "de pointe" soient peu à peu banalisés,
puis disparaissent des métiers de l'information avec l'obsolescence
de leurs techniques. L'économie de l'information, tendant à
minimiser les coûts de production de l'information, va niveler par
le bas les conditions professionnelles des acteurs intermédiaires.
L'ingénieur informatique, par exemple, va peu à peu faire
place au technicien, puis au prestataire de service qui manipulera des
outils standards. C'est le même phénomène qui a prévalu
pour les mécaniciens : les aristocrates des machines à vapeur
ont fait place aux mécanos des stations services. La seule différence
tient à la rapidité d'évolution du phénomène
informationnel.
D'une certaine façon, l'économie de l'information
a intérêt à se nourrir de la paupérisation qu'elle
va créer. Pour faire face à cette évolution, elle
a besoin d'anticiper, de réguler, d'arbitrer et parfois d'imposer
des normes. C'est en ce sens que les infocrates entrent en jeu : ils produisent
l'économie et, dans le même temps, ils sont le produit de
cette économie. Pour autant, les infocrates ne forment pas un groupe
homogène. Nous distinguons deux catégories bien distinctes
chez les infocrates : les clercs et les maîtres. La plupart des clercs,
au sens notarial du terme, appartiennent à des groupes socioprofessionnels
différents et ont des activités bien précises qui
justifient leur existence aux yeux de ceux qui les emploient. Les maîtres,
eux, sont ailleurs ; ils déterminent le temps, le contenu et l'accès
à l'information.
Les clercs
D'une manière générale, les clercs sont
ceux qui ont une position connexe à celle de l'information elle-même.
Ce sont ceux qui savent donner des indications pour rechercher l'information
souhaitée, ceux qui savent interpréter les informations.
Ils ont besoin que le degré d'exigence des produits et des services
s'accroissent par l'intrusion du système d'information, ils seront
donc prescripteurs de toute technologie supposée apporter une valeur
ajoutée immatérielle (choix de services, priorité
d'accès, etc.). Cette valeur ajoutée sera présentée
comme un privilège monnayable et accessible uniquement par leurs
services. En position d'interception, ils pourront ainsi prélever
du temps, de l'argent ou de l'information sur les flux économiques.
Comme ils ne représentent pas une structure de pouvoir organisée,
il est difficile de les montrer du doigt. Ils échappent ainsi à
une responsabilité sociale clairement établie. On notera
toutefois trois grandes classes de clercs : les clercs de l'intelligence,
les clercs du prélèvement, et enfin les clercs du règlement.
Les clercs de l'intelligence
Ce sont ceux qui savent distinguer l'information de la connaissance.
Ils savent mettre en oeuvre des filtres de savoir et sont capables de décrypter
les syntaxes de l'image. Leur justification tient à la masse d'informations
qui sera très grande et qu'il ne sera pas toujours possible d'exploiter
facilement. Ce seront ceux qui pourront recouper les informations, créer
des méta-informations, ceux qui pourront dire quelles sont les tendances,
la dérivée de la courbe d'évolution, ceux qui pourront
anticiper, cibler. Ils ont donc besoin d'une série d'outils sophistiqués,
tels que les bases de données déductives, l'intelligence
artificielle, l'hypertexte, etc. , pour naviguer à travers les réseaux
et éviter les écueils.
Par exemple, les infocrates de l'intelligence savent cibler
les comportements d'achat, sélectionner la population d'un panel
pour un sondage d'opinion, déterminer les désirs profonds
d'un sous-ensemble d'acheteurs, passer des publicités corrélées
avec un public ou avec un événement déterminé.
Leur position critique dans l'économie de l'information les place
tout naturellement en zone protégée par le système.
Indispensables, ils sont jalousement gardés au sérail de
peur que la concurrence s'en empare.
Les clercs du prélèvement
Ils sont les nouveaux fermiers généraux des flux
d'information. Ils passent maîtres en l'art d'accumuler des prélèvements
indolores et invisibles pour éviter toute négociation sur
le prix ou la valeur. Ils font fonctionner une forme d'économie
de la transparence. Le prélèvement, tout comme la bonne fiscalité,
doit être une intervention qui affecte le moins possible les règles
d'échange. Tout leur art consiste à faire penser que le flux
d'informations en mouvement d'un point à un autre, d'un individu
à l'autre, fera naturellement l'objet d'un prélèvement.
Sans modifier la valeur de l'échange, ils sauront introduire un
élément de rationalité dans la détermination
de l'économie de cet échange. Nous commençons à
nous faire à l'idée, par exemple, que le prix d'une communication
téléphonique n'est plus nécessairement proportionnel
à la distance entre interlocuteurs. Nous avions préalablement
admis le fait qu'une communication entre personnes de la même zone
devait coûter le prix d'une impulsion quelle que soit la durée
de l'échange ; il nous faut aujourd'hui désapprendre cet
avantage.
Les infocrates du prélèvement sont toujours aussi
à l'aise pour justifier un système de péage et son
contraire. Bien évidemment, ils s'appuient toujours sur les changements,
les ruptures, les progrès partagés des technologies avancées
et récentes. Lorsqu'ils essaient d'expliquer plus simplement que
tel système leur convient mieux, ils échouent. Echec dû
pour une part à l'illégitimité d'un tel discours,
au pouvoir des cultures techniques, et à leur incapacité
à imaginer un mode de communication publicitaire autre qu'infantilisant.
La collecte des petites sommes se fait principalement par le réseau
qui n'a pas d'apparence personnelle. Il s'agira de droits de transit, de
taxes d'accès, de royalties, ou de services répétitifs
à faible valeur. Ces prélèvements, indolores, invisibles
petits ruisseaux, deviennent, tout au long de la chaîne de valeur,
des monstres silencieux. Le paiement de l'avenir est donc le prélèvement,
et le système global monétaire qui va en découler
sera singulier. Mais le gabelou ne devra pas battre la campagne, il pourra
rester devant son ordinateur, car le réseau prélèvera
automatiquement les demandeurs. Dans ce système, il n'y a pas de
dette possible, mais il y a exclusion par le non accès.
Les clercs du règlement
Ils s'interposent entre la libéralisation des services
et le bien collectif. En effet, les nuisances potentielles des nouvelles
technologies suscitant l'inquiétude, la riposte des Etats consiste
à créer des commissions, des comités et des bureaux
composés d'experts pour contrôler les processus, évaluer
les risques et juger de l'éthique. Il est étrange de constater
que la déréglementation est génératrice de
processus plus lourds que ceux décriés auparavant. Prenant
à revers les idées libérales, la déréglementation,
pourtant issue de ce courant de pensée, devient génératrice
d'une bureaucratie particulièrement développée. Tant
dans les instances européennes de Bruxelles, déjà
très largement critiquées pour leur pesanteur et leur pouvoir
technocratique, que dans les instances nationales (Oftel, office de tutelle
déréglementaire des télécoms en Grande-Bretagne,
ou même en France le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel qui
pourtant est fort limité), se développent des organisations
chargées de mettre en place ou d'adoucir le libéralisme.
Etrange situation où des instances spécialisées,
devant l'éparpillement des tutelles jugé préjudiciable,
vont jusqu'à demander la création de super autorités
fusionnant les contrôles de l'audiovisuel et des futurs services
pour les autoroutes de l'information. On imagine aisément les entreprises
de l'économie de l'information appointant des lobbyistes professionnels
-pratique qui n'est par ailleurs pas nouvelle- pour influer sur les lois
et changer les règles qui pourraient les gêner. Il est alors
à craindre que les experts techniques, alliés aux régulateurs
administratifs, s'arrogent un pouvoir exorbitant et se situent entre le
pouvoir politique et le pouvoir économique, ou, plus généralement,
au-dessus de l'un et l'autre de ces pouvoirs.
Cette tentation de l'infocratie moyenne donnera sans doute
naissance à des personnages qui tenteront d'imposer des normes et
de structurer les comportements. Des innocents conseils de bonne conduite
aux injonctions sociales, la gratuité de ces règles ne doit
pas masquer la réalité de la menace. Elle la renforce et
la légitime. La mise en ordre d'Internet au sujet de la pornographie,
des escroqueries et de la propagande (nazie ou autre) est certes souhaitable,
mais peut de fait générer une nouvelle sorte de "docteurs
de la loi", qui ne demanderont qu'à se substituer aux instances
nationales et internationales. De fait, les règles et les processus
peuvent très vite ressembler à ceux des sectes, où
des clercs exercent un pouvoir qui n'est finalement qu'instrumental.
Les maîtres des réseaux
Les clercs travaillent objectivement pour des maîtres
qui, eux, édictent leurs propres lois et qui se moquent bien des
règles sur réseau. Début de nouvelle féodalité
?
Les maîtres du temps
Les maîtres du temps existent parce que d'autres acceptent
- ou ne peuvent pas faire autrement - de se soumettre à des règles
"hors du temps". Les exemples d'intermédiation électronique
montrent tous qu'il se produit un phénomène de pouvoir lié
à la valeur de l'information, à la virtualité, et
surtout au facteur temps. La virtualité, tout d'abord, rend accessibles
des images ou des impressions pour un coût dérisoire par rapport
à la réalité. Le voyage virtuel est, à ce point
de vue, exemplaire. Dans ce cas, si la technique permet des "voyages",
c'est-à-dire un dépaysement et une découverte pour
le plus grand nombre, le fait de pouvoir vivre les valeurs de la réalité
devient, alors, un privilège. Dans le même ordre d'esprit,
la découverte sur CD du Musée d'Orsay est une formidable
opportunité pour ceux qui ne peuvent pas se rendre à Paris,
mais transforme la visite réelle en apanage d'une élite.
L'accès à la virtualité devient le substitut banalisé
du symbole de richesse.
Ce privilège du réel accessible crée trois
populations bien distinctes : les maîtres du temps qui peuvent soumettre
leurs déplacements et leurs plaisirs à l'épreuve du
temps et de la réalité ; les "com-boys" (1)
qui ne peuvent consommer que la virtualité fulgurante ; et les exclus
du temps, ceux qui, faute de ressources, ne peuvent jouir, ni de la réalité
du confort, ni du rêve de la virtualité. Entre le virtuel
et le réel, une population schizophrène se cherche, tirée
tantôt par l'ivresse de la valeur, tantôt par la paresse de
l'immédiat (voir figure 2).
La virtualité dans l'économie de l'information
est à l'image de l'allégorie de la caverne de Platon. En
effet, Platon décrit dans La République un lieu où
des prisonniers ne peuvent voir du monde extérieur que les ombres
de marionnettes animées derrière un mur. Depuis toujours
dans une caverne, ils n'ont de réalité que des images, des
"reflets" qui engendrent des spéculations. Les prisonniers les plus
astucieux remarquent que le défilé des ombres obéit
à un certain ordre : certaines apparaissent ensemble, d'autres se
suivent régulièrement. Il s'opère une science des
phénomènes, au point que la réalité en dehors
de la caverne paraît insupportable.
La virtualité est du même ordre que les marionnettes.
Plus que jamais, les com-boys pourront ne voir de la réalité
que des images filtrées, que des ombres. Ils pourront passer leur
vie sans rencontrer les pauvres, les exclus, les immigrés, et sans
même imaginer qu'ils puissent exister. Ces mordus de l'Internet que
nous avons vus à la sortie d'un congrès à San Francisco,
débattre avec passion de nouvelles techniques et ne plus se rappeler
avoir vu des mendiants sur les marches, en donnent une toute petite idée.
L'économie de l'immatériel, et la médiation
informatique en particulier, accentue la forme de pouvoir lié à
la jouissance de son temps. L'homme de pouvoir va non seulement posséder
le temps d'autrui, mais aussi le modeler. En effet, et contrairement au
contrat de travail traditionnel qui prévoit un horaire et une durée
de travail déterminés, l'ordre de production d'information
dispose du temps d'autrui, puisqu'il n'y a pas de référent
horaire. Le télétravailleur ne peut-il pas travailler chez
lui et à toute heure ?
A contrario, l'homme de pouvoir dispose de son propre temps.
Pour une acquisition d'information, il exigera tant une instantanéité
qu'une simultanéité. L'exercice du pouvoir se définira
en effet par deux données apparemment indépendantes l'une
de l'autre, mais qui ne tarderont pas à converger : le contenu de
l'information utile à l'exercice du pouvoir, et le temps nécessaire
à l'acquisition de l'information. La personne de pouvoir sera celle
qui pourra exiger d'accéder immédiatement à une information,
fut-elle dégradée, et celle aussi qui, en quelques secondes
suivant son acquisition, saura juger si l'information est opérationnelle
ou peu utile. Le talent de cette personne sera pour une bonne part sa capacité
de discernement.
Le maître du temps sera, à l'identique, le maître
de l'information. Le temps de l'information doit lui être soumis.
Ainsi son temps à lui s'imposera, via les réseaux, au temps
de ses subordonnés, réduits à l'état stationnaire
inerte de la disponibilité. La réponse au maître devant
être immédiate, la machine instantanée et obéissante
sera le vecteur d'autorité sur le subordonné, redevenu soumis
dans le temps à un quasi esclavage. Cette jouissance ressemble fort
à l'exploitation de la servitude. La différence essentielle
étant la rémunération de la production de l'information
et le "libre" consentement du producteur envers celui qui utilisera l'information.
Fig. 2 - Le pouvoir dans les dimensions Temps, valeur et réalité
De réceptacle infini -de patience comme le dit Emmanuel
Lévinas- le temps est devenu une ressource en soi, rare et gérable,
dans laquelle on puise. Le temps, accessible à tous dans son expression
philosophique, est manufacturé et devient repère économique
et même social. Il est aujourd'hui le luxe des plus puissants, capables
de prendre du temps à autrui et ce à l'avantage de leur propre
temps : dirigeants économiques et politiques disposant d'un personnel
désireux de se voir déléguer une partie de leur pouvoirs.
Souffrance des plus humbles qui doivent observer le temps de l'inaction,
évacuation physique (maladie, incapacité) ou évacuation
économique (chômage) du monde social qui tend à les
oublier.
Nous assistons donc à l'émergence et la consolidation
de l'expression d'un double besoin : un besoin populaire et un besoin aristocratique.
En tout état de cause, il y aura exigence de services 24 heures
sur 24, 7 jours sur 7, tout au long de l'année. Les automates de
l'information seront chargés d'effectuer les permanences, d'être
présents pour un service à minima. En revanche, des individus,
garde prétorienne, collaborateurs zélés des dirigeants,
devront être mobilisables sur la même durée lorsque
la demande leur sera émise par un maître de pouvoir. L'infrastructure
sera ouverte en permanence, tout comme les routes et comme un certain nombre
d'infrastructures industrielles.
Il y a là non seulement une nécessité
liée au mode d'usage, mais aussi une nécessité économique.
La justification de l'investissement massif réalisé doit
non seulement se trouver dans la rivalité entre institutions et
dans leur capacité à générer ces valeurs en
inspirant la confiance, mais aussi sur des marchés réglés
par les objectifs de rentabilité. Ainsi une infrastructure fonctionnant
à longueur d'année, sera plus facilement rentable, surtout
si le coût d'entretien et d'ouverture pendant les heures creuses,
est marginalement proche de zéro.
On mesure alors mieux pourquoi les autoroutes de l'information
tiennent plus des cathédrales que des réseaux de transport.
Leur coût n'est pas à la mesure de l'usage, mais à
la mesure du pouvoir qu'elles représentent. La valeur supposée
du symbole fait occulter le coût direct.
Les maîtres du contenu
La course au droit de propriété sur l'image ne
fait que commencer. Le contenu de l'information sera-t-il un aliment de
riches ?
Collectionneurs d'images
En dehors de l'aspect tactique évident des industriels
japonais et européens, il y a une part de vérité dans
les craintes exprimées sur le "retard" pris sur l'industrie américaine.
De fait, les Etats-Unis maîtrisent complètement la filière
de l'information : les composants électroniques, les ordinateurs,
les satellites, l'infrastructure et surtout une puissante industrie du
contenu, tant pour les loisirs que pour les professionnels. La présence
internationale de ce puissant complexe industriel de l'information a des
conséquences inévitables dans la mondialisation en cours
: l'obligation d'une langue unique de référence et l'imposition
d'un certain type de culture.
L'exemple d'Internet est particulièrement frappant :
si les messages personnels peuvent être exprimés dans la langue
naturelle de l'interlocuteur (encore faut-il disposer d'un clavier qui
connaisse toutes les accentuations (2)), l'anglais,
en revanche, est quasi obligatoire pour naviguer dans le cyberespace (3).
Qu'importe, dira-t-on, puisqu'il sera de plus en plus indispensable de
posséder plusieurs langues. Mais l'imposition d'une langue, tant
pour utiliser l'infrastructure d'information que pour jouir de l'information
elle-même, force un certain type de culture. La télévision
en donne une parfaite illustration quand les feuilletons, la plupart américains,
modélisent les structures sociales et préparent aux achats
mimétiques.
Il n'y a plus risque de colonisation, mais une colonisation
de fait par des voies très explicites. L'établissement d'inforoutes
amplifie le phénomène par la mise à disposition d'informations
de grande valeur affective dans une langue qui n'est pas celle de l'utilisateur.
Un véritable sentiment de frustration peut être provoqué
par l'impossibilité d'exprimer des nuances dans sa propre langue.
Par exemple, l'hypothèse d'information multi-média unique
sur les musées russes en langue non russe (américaine, japonaise
ou française) peut être enrichissante pour le comprenant,
mais troublante pour le citoyen monolingue russe, qui peut comprendre qu'une
partie de son histoire a été confisquée par une nation
qui ne partage pas son destin. Le raisonnement vaut pour toute autre nation
et tout autre langage.
On comprend alors pourquoi la maîtrise des grands fonds
audiovisuels ou généralement culturels fait depuis quelques
années l'objet de rivalités au niveau mondial. On peut y
voir notamment des firmes japonaises et américaines. L'exemple de
la Corbis Corporation de Bill Gates donne un aperçu de l'ampleur
du phénomène. Cette société développe
une base documentaire contenant plusieurs millions d'images numérisées,
et couvre des domaines comme la peinture, l'histoire, la photographie,
l'architecture, ou les voyages, avec des documents qui sont, soit copiés
sur CD-ROM, soit accessibles par réseaux informatiques moyennant
redevance. Il s'agit pour Bill Gates de concentrer dans sa société
un nombre suffisant d'images numériques de qualité pour devenir
un interlocuteur incontournable dans ce nouveau marché à
l'échelle mondiale. Évidemment le bénéfice
par image devient plus grand quand la société a des droits
exclusifs sur les oeuvres d'art par exemple, et d'aucuns peuvent se poser
la question de savoir si les fonds européens resteront sous contrôle
de chaque nation.
L'aventure du Codex Hammer, est pleine d'enseignement à
cet égard. Ce manuscrit scientifique de Léonard de Vinci,
qui explique entre autres pourquoi le ciel est bleu, a été
mis aux enchères en 94. Bill Gates a déboursé la somme
de 30,8 millions de dollars pour acquérir le document, face aux
représentants italiens qui demandaient le retour de la pièce
en Italie et qui ont dû abandonner les enchères faute de financement
suffisant. On peut voir cette acquisition comme oeuvre d'utilité
publique, puisque le manuscrit était auparavant enfoui chez un riche
collectionneur privé. Mais c'est aussi un acte économique
du même ordre que l'exploitation des matières premières
dans les pays du tiers-monde, et un risque énorme du à une
concentration d'images uniques entre les mains d'un seul homme.
Inversement, la protection trop étroite des droits d'auteurs
peut conduire à de dangereux abus dans le cadre des inforoutes.
Le groupe de travail sur l'infrastructure de l'information aux Etats-Unis
(Information Infrastructure Task Force) a recommandé l'harmonisation
des législations sur les droits d'auteurs, mais a souligné
la difficulté de la tâche. Car autant la tradition anglo-saxonne
insiste sur la protection économique du droit d'auteur, autant la
tradition du droit civil français insiste sur l'inaliénabilité
du droit moral. Le rapport Brown s'en prend à la loi française,
qui prévoit au titre des droits voisins une rémunération
des ayant droits, et qui soumet l'application de la loi aux créateurs
étrangers au constat de réciprocité. A l'évidence,
l'application de cette loi au commerce électronique international
est difficile quand les outils d'intermédiations peuvent dupliquer
à l'infini, pour un coût marginal très faible, l'oeuvre
originale.
Une difficulté supplémentaire intervient avec
le fait qu'une image électronique est très facilement transformable.
Non seulement des "presque" copies sont possibles, avec quelques variations
faisant échapper aux poursuites, mais l'image virtuelle met le truquage
à la portée de programmeurs habiles, le tout à la
solde de maîtres d'oeuvre pervers que l'imagination suspicieuse de
chacun saura envisager.
Ainsi, le débat sur l'infrastructure des autoroutes
de l'information (faut-il de la fibre optique ou des satellites ?) tourne
court, au regard du vrai problème qui est le contenu et la lutte
de pouvoir autour des images. On comprend dès lors mieux pourquoi
les médias sont en ébullition de nos jours. Au delà
des règles classiques de concentration industrielle, l'enjeu réel
se trouve dans le pouvoir de changer les comportements.
L'information : futur aliment de riches ?
Les industriels des technologies de l'information ont un credo
simple : la révolution numérique est inéluctable,
il n'y a pas de choix. Ceux qui, disent-ils, la refusent ou la freinent
seront frappés de "malnutrition informatique" aux conséquences
effroyables (4). C'est la reprise, en plus alarmiste,
des bonnes intentions déclarées par le pouvoir politique,
en l'occurrence Al Gore devant le National Press Club : Si nous permettons
à l'autoroute de la communication de laisser de côté
les secteurs les plus démunis de la société - même
pendant une période transitoire -, nous découvrirons que
ceux qui sont riches en information seront encore plus riches, et
que les pauvres seront encore plus pauvres sans aucune garantie pour chacun
d'être, un jour, connecté au réseau (5).
Le thème renvoie au débat Nord-Sud qui s'est aujourd'hui
déplacé. On ne peut plus parler de polarisation entre bloc
Nord et bloc Sud, car la richesse et la pauvreté s'interpénètrent
et s'opposent partout dans le monde. Des enclaves étalent leur richesses
au sein de la misère du "Sud", tandis qu'une population de grande
pauvreté s'accroît partout dans le "Nord".
Le problème avec l'économie de l'information,
c'est que ses ardents promoteurs veulent l'appliquer sans réserve
au monde entier comme un modèle de progrès. Or cette généralisation
n'a que peu de sens en regard des besoins primaires non satisfaits sur
une vaste partie de la planète. Pensons, par exemple, à la
distribution de l'eau potable qui reste un problème non résolu
à ce jour, ou encore à l'insuffisance de la vaccination.
La logique de l'économie de l'information va pousser
les zones riches à donner une certaine tranquillité matérielle
à leur entourage pour que ce dernier ne se constitue pas en un danger
physique potentiel. La soumission serait alors traduite par la rareté
d'information et de tout l'immatériel associé. De fait, la
quête du matériel (terres, objets, fabriques,...) n'a plus
la même valeur de nos jours. La recherche de l'immatériel
comme plaisir est une continuité de l'économie des objets
consommés, mais l'immatériel comme source potentielle de
profit est un phénomène nouveau. Comme si l'accession à
l'immatériel était une marque de différence avec les
"pauvres" qui, eux, doivent continuer à rechercher l'essentiel matériel.
Le symbole du pouvoir au Burkina Fasso n'est-il pas d'avoir un téléphone
cellulaire ? En pays riche, le temps de l'information passive s'impose
au pauvre. Ce dernier est convoqué devant sa télévision
à 20 heures pour les "informations", tandis que le riche s'informera
directement et quand il le voudra, en interrogeant, ou mieux, en faisant
interroger l'agence Reuter.
Ainsi la peur exprimée par le monde occidental quant
à l'industrialisation des pays pauvres, se repositionne-t-elle aussi
sur la capacité de ces pays à s'émanciper sur le plan
informationnel. Or le financement d'une telle opération, si elle
était même envisagée, ne pourrait être le fait
que d'institutions fortes. Et dès lors que les institutions fortes
appartiennent à des pays forts, ces derniers sauront ne pas admettre
qu'un pays pauvre légitime une valeur par son propre fait, par sa
propre décision. Nous pouvons imaginer les infocrates décider
d'un monde où les hommes seront à peu près nourris
à leur faim, où l'équilibre démographique sera
à peu près respecté, et où la science servira
à sortir les plus démunis de leur nudité. Mais ce
monde sera aussi celui où le pouvoir exercé par la domination
de l'immatériel sera des plus totaux et sans doute des plus irréversibles.
Ce n'est plus de la science-fiction, car ce n'est plus de la science et
ce n'est plus déjà de la fiction.
Les maîtres de l'accès
La dualisation de la société, largement entamée
dans les années 80 et accentuée par les technologies de l'information,
peut entraîner une aspiration des populations à haut niveau
de vie vers une société plus policée, et peut-être
plus policière. L'infocratie peut se manifester au niveau de l'accès
à l'information, soit en contrôlant les moyens d'accès
par les normes, soit en contrôlant les accès aux données
par des filtres techniques ou sociaux. Dans tous les cas, il s'agira de
prélever une dîme lors de chaque accès.
La nécessité de parler le même langage
informatique dans l'économie de l'information conduit à définir
et à mettre en place des normes d'accès aux données.
Ces normes, si elles ne sont pas dans le domaine public, peuvent donner
des pouvoirs exorbitants, notamment aux fournisseurs de logiciels. La communauté
internationale peut passer sous les fourches caudines de tel inventeur
de protocole de communication, ou de tel producteur de système d'exploitation,
qui demande un pourcentage au passage de l'utilisation au nom du droit
de propriété intellectuelle. Ce pouvoir sur le moyen d'accès
peut provoquer une position de monopole, elle même sans commune mesure
avec la contribution au bien commun.
Sous prétexte de sécurité d'accès,
des forteresses d'information peuvent être construites, ainsi que
des douanes informatives d'un pays à un autre. Une logique de bunkers
de données accessibles uniquement à une élite, ou
à des consommateurs fortunés et privilégiés,
pourrait alors apparaître. On connaît par trop les conséquences
de cette logique : contrôle privé des banques de savoir, établissement
de procédures de discrimination d'accès, autorisation payante
du trafic d'information, y compris pour les services vitaux tels que les
écoles, les hôpitaux, les bibliothèques, les organisations
à but humanitaire. Il est, en effet, fort à craindre que
le mouvement de contrôle des communications par les grands groupes
industriels, pousse à créer un marché où l'information
publique soit reléguée derrière les impératifs
financiers. On reviendrait alors à une forme de contrôle de
l'information du même ordre que celui de l'Église catholique
sur les manuscrits avant l'invention de l'imprimerie. Le critère
ne serait pas d'ordre moral, mais marchand, ce qui reviendrait, hélas,
au même.
Crainte infondée ? Certainement pas. La communauté
scientifique n'a, par exemple, pas les même droits d'un pays à
l'autre. Le témoignage d'un chercheur du Costa-Rica (6)
est significatif. Ne déclare-t-il pas à propos de l'utilisation
d'Internet vers les Etats-Unis : Nous n'avons pas accès aux informations
réellement importantes parce que nous ne payons pas les droits y
afférents... Si j'essaie de consulter les publications dont j'ai
réellement besoin, l'ordinateur me rappelle qu'elles sont réservées
à ceux qui paient. Et le pire reste à venir ! Le rêve
du phalanstère mondial informationnel, où toute information
est partagée par tous, se brise déjà sous de viles
considérations de droits d'accès. Ce n'est plus le phalanstère
qui est en cause, mais ses portes d'entrée.
Une autre forme d'interdiction d'accès existe d'ores
et déjà. Elle est normalisée et cherche à être
politiquement correcte. Il s'agit de l'exclusion, par les firmes de la
bancassurance, des mauvais petits clients, dégageant un risque trop
élevé au regard des recettes qu'ils procurent. Ces "délinquants"
sont véritablement expulsés du réseau. Leur position
relève alors d'une grande difficulté, celle du propriétaire
de voiture obligé légalement de s'assurer, alors qu'aucune
compagnie d'assurance ne l'accepte. De fait, la question se résout
toujours mal : soit il roule sans assurance et devient hors-la-loi, soit
il doit s'assurer à un prix usuraire qu'il ne peut supporter.
Le mouvement contradictoire devient clair : l'accès
à l'économie matérielle ne pose pas d'autre question
que celle de la capacité à payer. Si cette dernière
existe, tout individu peut acquérir un objet -voiture, table, pain,
etc.- , qui lui appartiendra entièrement. Les juristes disent que
cet individu a la propriété et la jouissance de la chose.
Mais l'économie de l'immatériel, surtout lorsqu'elle s'appuie
sur des réseaux, force souvent l'offreur à porter un jugement
sur la dignité sociale de l'acquéreur et sa capacité
à être en harmonie avec le reste du groupe, visible ou invisible.
Une agence de voyages, organisateur de croisières par exemple, aura
à coeur de constituer un groupe homogène, ou du moins sans
les "moutons noirs" qui viendraient compromettre l'adhésion du groupe
à l'image qu'il voudrait avoir de lui-même à l'occasion
du voyage. L'assureur sortira le mauvais client qui mécontente le
bon client obligé de payer pour lui. Sur le réseau, il suffira
de tracer des sous-ensembles de personnes aux caractéristiques requises
et ainsi éliminer les indésirables. Le réseau dit
cyber est dans ce cas tout sauf mutualiste. Il est une collection d'individus
qui se reconnaissent dans l'autre pour exister en eux-mêmes.
De plus, la non réciprocité est de mise avec
le télémarketing, qui prend l'individu comme acheteur potentiel
de tout, et, patiemment, tisse son cocon autour de lui. Dans ce système,
la moindre velléité d'achat par correspondance suscite un
enregistrement des goûts et des inclinations, et provoque des sollicitations
par téléphone, par courrier et par téléinformatique.
Pour ne pas se faire importuner à tout moment, le consommateur devra
racheter la capacité de nuisance du réseau d'information,
ce qui, à bien des égards, est stupéfiant (il lui
devra une "compensation", comme il faut payer aujourd'hui pour être
sur la liste rouge du téléphone).
Les encouragements à la consommation seront plus proches
de la pression morale que l'invitation au rêve. Plusieurs types de
pressions sont d'ores et déjà employés : la menace
d'exclusion par le non savoir et la culpabilisation sur des événements
relationnels répétitifs. Exemple n° 1 : "Votre enfant
risque de n'être qu'un raté si vous ne lui achetez pas la
console multimédia xxx. Car la console sera le seul moyen pour acquérir
le savoir, donc une position sociale enviable". Exemple n° 2 : "Vous
êtes un moins que rien si vous n'utilisez pas la messagerie électronique
pour annoncer le résultat de votre bac à votre famille et
à vos amis". En outre, les moyens de paiement doivent être
immédiats, car les prélèvements doivent paraître
indolores. La taxe amicale tient donc lieu, à la fois de juste retour
sur la morale, et de moyen pour faire progresser la société.
Les nouveaux gabelous ne font pas crédit.
Ainsi, mondialisation économique de l'information ne
signifie pas universalité, mais sélectivité d'accès.
C'est par ce biais très subtil que peuvent s'ériger les barrières
de la connaissance, bien plus que par un hypothétique blocage de
messages qui aurait comme conséquence de paralyser l'ensemble des
communications. On mesure alors la fragilité des réseaux
télématiques qui se mettent en place dans le tiers-monde,
souvent avec le soutien des organisations non gouvernementales. Il s'agit
d'échanger des informations sur les problèmes du développement
et les aspirations de la société civile. Le réseau
APC (Association for Progressive Communications), par exemple, relie sur
tous les continents, des milliers d'usagers et constitue un forum permanent
de réflexion. Droits d'accès et filtres peuvent condamner
cette forme de coopération.
Par extension, les ébauches de réseaux à
finalité sociale partout dans le monde risquent, soit d'être
étouffées par des contraintes légales, soit d'être
pénalisées par des droits financiers de transit, soit d'être
récupérées par des sociétés privées
de commercialisation d'information, à l'image des stations radio
sur la bande FM. La question "est-ce utile ?" disparaît, recouverte
par "y a-t-il un marché ?". Ces deux interrogations ne sont pas
incompatibles, elles ne sont pas non plus coexistentielles.
Vers un néo-féodalisme ?
Ainsi apparaissent des groupes de pouvoirs et des groupes de
subordonnés. Peut-on pour autant parler de féodalité
? Les clans en formation et les allégeances qu'ils provoquent font
répondre affirmativement. Vision pessimiste ou vision réaliste
de l'évolution du monde ? Ces féodalités seront-elles
fondées sur l'hérédité naturelle ? Cela n'est
point nécessaire. Nous pouvons déjà en avoir une idée
assez claire : d'inspiration élitiste, parfois très saint-simonienne,
elles favorisent les diplômes, l'accès au discours, l'accès
à l'information, l'accès aux médias. Elles préparent
la nourriture d'une population sans expression, tout en exerçant
des droits sur des espaces virtuels et sur la production d'autrui.
Les allégeances qui en découlent vont loin, car
non seulement le soumis est de plus en plus dépendant du vouloir
du maître, mais plus encore, il doit en épouser le langage.
Les féodalités du Moyen-Age n'en demandaient pas tant, et
le vocabulaire paysan trouvait son charme dans ses différences avec
le vocabulaire des maîtres. Certains maîtres connaissaient
d'ailleurs le langage du serf, mais aujourd'hui, il n'en n'est plus question
: l'information sera justement une façon de rendre muet le soumis
qui ne pourra s'exprimer que par un discours d'allégeance. C'est
le discours même qui marquera ainsi la domination de l'un sur l'autre.
Domination dorée puisque le matériel sera assuré,
la subsistance aussi et sans doute le minimum requis, fut-il très
élevé, d'éducation et de compréhension de l'autre,
c'est à dire celui du robot. Autrui serait-il un robot ?
Pourtant le sentiment de pouvoir lié à l'information
dépend fortement du type d'échange sous-jacent. Ainsi certains
types d'échange peuvent attirer fortement les convoitises, puisque
le réseau d'informations mis en place donne un pouvoir économique
considérable aux personnes qui sauront détenir l'information
au bon moment. Il peut donc se former des pouvoirs féodaux autour
des sources d'information dites stratégiques. La difficulté
sera alors de distinguer cette prise de pouvoir en raison de l'immatérialité
même des échanges. Cet "inféodalisme" est d'ailleurs
perceptible dans les phénomènes d'intrusions des réseaux
informatiques. Les vols d'information ne s'opèrent pas ou peu dans
le cas de diffusion massive, mais bel et bien dans les types d'échanges
qui contiennent ou transfèrent des informations à forte valeur.
Les organisations mafieuses ne s'y sont d'ailleurs pas trompées.
Elles investissent dans l'immatériel, nouvelle drogue de la civilisation,
nouvelle dépendance de la faiblesse humaine.
Tout individu devient en quelque sorte otage du réseau,
otage des lois, otage de la possibilité d'accéder un jour
à la féodalité du pouvoir. Ceux qui désirent
ne pas être otages et rester indépendants, courent le risque
de devenir leur propre bourreau. Un exemple simple l'illustre : si je ne
veux pas être otage de mon comptable et d'un système comptable
informatique, je vais monter moi-même mon propre système et
être mon propre comptable. Or cette méthode va très
vite se révéler un leurre : le travail ne sera pas de qualité
professionnelle, sera beaucoup plus coûteux et prendra un temps très
important. C'est ainsi que je deviens mon propre bourreau.
"Je suis le bourreau de ma propre liberté" pourrait
être un slogan du futur. Le soumis qui tente de s'échapper
n'est pas rattrapé par les forces de police, au contraire, son exclusion
sera son éloignement. Plus il se situera loin des réseaux
et des noeuds de pouvoir, moins il existera dans l'espace et dans le temps,
et donc moins il existera tout court. Au contraire, se libérer voudra
dire accéder au pouvoir en entrant dans le coeur du système
et en l'utilisant comme les maîtres, si ces derniers vous reconnaissent
ce droit. D'où une schizophrénie bien compréhensible.
Situation certes classique dans l'identification sociale, mais
qui, par son classicisme, pourrait renforcer la lucidité d'une vision
qui ne voit dans le développement de l'économie de l'information
que la marque d'une hygiène aveugle. Cette dernière peut
devenir, de par cette cécité envers autrui, la pire forme
des numerus clausus, celle qui, au lieu de définir des quotas d'admis
-"les meilleurs" tout de même-, préciserait les critères
d'auto-exclusion.
La société duale, si elle est crainte, comporte
néanmoins une double cohérence, inhérente à
chaque groupe la constituant. La société mutilée,
amputée, reste pour nous un terrifiant mystère avec ses ombres
vivantes versées dans un enfer sans purgatoire. L'enfer, c'est alors
non seulement les autres mais, plus et pire encore, la privation des autres
comme mode d'affirmation de leur existence réelle et différente.
L'autre existe, non pas parce que je l'observe, mais bien parce que je
ne peux même pas l'observer. Débranché.
D'aucuns peuvent considérer l'infocratie comme, après
tout, un mal nécessaire, comme une condition au progrès apporté
par la médiation téléinformatique, comme un élément
naturel tel le prédateur, partie régulatrice de l'écologie
de l'information. Mais quelle démocratie nous prépare-t-elle
?
Notes
-
Com-boys : de "communication" et "cow-boy", aventuriers
du virtuel et du cyberespace.
-
En caractères latins, les claviers nationnaux
ne disposent pas des touches désignant les signes diacritiques d'autres
langues. Par exemple, il n'y a pas de touche désignant les : é,
è, ù, ^, ç, ¨... sur les claviers anglais ou américains.
-
Localisation des serveurs Internet : US (64,0%), autres
pays d'expression anglaise (12,7%), Europe de l'Ouest (-hors Royaumes Unis
et Irlande- 16,9%), Asie (-hors Australie et Nouvelle Zélande- 4,0%),
Europe de l'Est (0,9%), Afrique/Moyen-Orient (0,9%), Amérique du
Sud et Amérique Centrale (0,6%). Source : Data Network Wizard/Business
Week (avril 1996)
-
Expression de Ed Mc Cracken, président de Silicon
Graphics, mentionné dans Le Monde, 28 février 95
-
Al Gore : intervention au National Press Club, 21 décembre
93
-
Mentionné dans Courrier International, n°
205, octobre 1994