'Puissance du rationnel' et techno-sciences Pr?face ? la traduction am?ricaine de La puissance du rationnel (1) Dominique Janicaud
Nul ne peut contester qu'en un laps de temps relativement court (en comparaison de l'histoire et surtout de la préhistoire de l'humanité) les sciences et les techniques ont transformé notre planète au point d'ébranler des équilibres écologiques et ethnologiques immémoriaux, au point surtout de faire douter l'homme du sens de son existence et de ses travaux, jusqu'à faire vaciller sa propre identité. Deux guerres mondiales et l'accélération de la compétition technologique à l'échelle planétaire ont imposé une remise en question de l'idéal éclairé du Progrès, sans qu'un nouveau modèle aitpu donner un contenu satisfaisant à la notion de "développement". La puissance, devenue réalité sous des formes qui n'avaient pas été prévues, a pris l'humanité de vitesse. Aucune réflexion éthique n'a pu précéder, prévenir, ni encadrer la mise au point d'armes de destruction massive, l'émergence d'une ingèniérie génétique, l'informatisation universelle d'une multitude d'opérations discursives et pratiques. Exposée aux tentations extrêmes du cynisme et du nihilisme, l'humanité voit-elle son destin lui échapper ?
Ecrasant noeud de difficultés qui semblent excéder le champ et les moyens de la rationalité classique! Aucune vision jusqu'ici proposée de l'histoire n'est à la mesure de cet éclatement des possibles, que Nietzsche fut sans doute le seul à prédire. En écrivant La puissance du rationnel, j'ai voulu affronter cette situation, sans disjoindre -sous la pression de l'actuel ou de l'inédit- les questions les plus fondamentales posées depuis Kant sur le sens de la rationalité.
A la première lecture du titre, on peut croire que ce livre a pour but l'apologie de la rationalité.
En fait, il faut donner à "la puissance du rationnel" un sens phénoménologique (et non métaphysique ou même simplement laudatif). Le point de vue adopté n'est ni rationaliste ni antirationaliste. Il est celui d'un observateur qui constate qu'une certaine rationalité (celle qui fait s'allier de plus en plus étroitement les sciences et les techniques) produit des effets de puissance sans précédent. Les lignes de rupture les plus décisives ne sont pas forcément aussi spectaculaires que la menace de destruction thermo-nucléaire ; le génie génétique est gros de mutations du type humain lui-même ; l'informatisation de l'archivage et de la communication, le développement systématique de ce que l'on appelle "l'intelligence artificielle", l'ultra-rapidité des transmissions mondialisées précipitent l'instrumentalisation du langage. Devant de tels phénomènes, il devient impossible de s'abriter derrière l'ancienne distinction entre science (désintéressée) et technique (appliquée) : on assiste à une redistribution complète des relations entre science et puissance, entre rationalité et domination. I1 faut procéder à de nouvelles distinctions, aussi bien du côté de la puissance que du côté du rationnel.
En aval (quand on observe les effets de puissance), on doit reconnaître des écarts massifs, incalculables et irréversibles, qui ne s'expliquent par aucun des ressorts traditionnels de la puissance (goût de l'or, volonté individuelle de puissance, ou même lutte entre classes sociales). En amont (à partir du rationnel comme tel), la production de puissance (ou potentialisation) n'a rien à voir avec une "tyrannie" directe du logique : il faut distinguer plusieurs phases dans la potentialisation rationnelle (lesquelles ne sont nullement assimilables à des époques) : ces quatre régimes d'accroissement de puissance sont en principe compossibles, quoiqu'un déséquilibre de plus en plus marqué s'opère de nos jours au profit quasi exclusif de la phase d'autonomisation du Complexe techno-scientifique (que je nomme phase IV).
Le recours à l'épithète "phénoménologique" pour caractériser la première étape de cette recherche a pu surprendre, dans la mesure où ni le noyau de la thèse (la potentialisation rationnelle, ni son développement (le déploiement des effets de puissance de la raison) ne semblent pouvoir faire stricto sensu l'objet d'une phénoménologie critique de type husserlien ; la puissance n'est pas une essence qu'une visée pourrait stabiliser comme un corrélat, mais un rapport différentiel, sans cesse mouvant -et dont l'extériorité vient durement rappeler le caractère finalement impensable de l'autoprésupposition de la rationalité. Tout en concédant que la présente étude ne pouvait pas revendiquer le sens majeur, ou totalisant, de la phénoménologie, j'y présume une neutralisation du regard accueillant les effets de puissance rationnels tels qu'ils adviennent, sans jugement de valeur ; une phénoménologie minimale permet de constater et de décrire l'effectuation la plus massive, celle de la Puissance contemporaine, puis d'en préparer un décryptement plus différencié (c'est alors que la phénoménologie est relayée par une généalogie diacritique des phases de la potentialisation). Nietzsche a parlé de la "terreur de l'incalculable comme arrière instinct de la science" (2) : c'était déjà faire signe vers la limite de toute phénoménologie lorsqu'on a à faire à un gigantesque mouvement historique, s'imposant comme un destin et dont les "résultats" semblent excéder toute "intention". Il n'empêche que diagnostic et méditation doivent d'abord s'appuyer sur une observation (aussi "neutre" que possible) des phénomènes : attention phénoménologique plus que jamais nécessaire en ce temps d'innovations technologiques accélérées. Les idéologies interdisent cette ouverture d'esprit (le marxisme-léninisme en a été un exemple accablant) ; plus subtilement, la philosophie peut faire prendre parti trop tôt ; c'est le cas avec l'apologie nietzschéenne de la volonté de puissance.
Avons-nous pratiqué une épokhè assez radicale de toute lecture réactive ou métaphysique des potentialisations rationnelles ? Et, d'autre part, le recul a-t-il été assez grand par rapport à l'interprétation heideggérienne elle-même ? Certains ont suspecté La puissance du rationnel d'être une version soft de la thèse destinale heideggérienne sur l'essence de la technique moderne. C'est méconnaître les nombreux passages où distance est prise à l'égard de la réduction au Gestell de la complexité des phases de la potentialisation rationnelle, où l'on avertit également le lecteur du danger d'un manichéisme séparant le monde technique de sa vérité profonde et réservée. Il y a donc, dans ce livre, un dialogue tendu avec la pensée heideggérienne ; le titre même en témoigne : repartir de la "puissance du rationnel", en un sens toujours ambigu, c'est prendre le contre-pied d'un pur et simple repli sur la pensée méditante ; ce dialogue s'élargit dans "La rationalité comme partage" (II, 4) à l'héritage hégelien et à la lucidité hypercritique. Les divergences principales vis-à-vis de la pensée heideggérienne peuvent être ainsi résumées : on ne présuppose plus d'envoi de l'être (comme unité appropriante), ni un Evénement historial en attente (recours "eschatologique") ; la maîtrise de l'étant n'est plus comprise à partir de la seule métaphysique -mais différenciée en phases ; il en résulte que le monde grec ne doit plus être interprété uniquement en fonction du retrait de l'A-letheîa authentique, et que le monde contemporain n'est plus strictement unifiable autour d'une "essence" comme le Gestell ; le "recours", s'il est pensable, n'est pas une pure attente (même si celle-ci est respectable) : il implique également tout un travail d'intelligence de notre partage.
Une autre grande référence dont l'ombre s'étend sur le livre est Nietzsche. On m'a fait remarquer l'absence d'une explication thématique et poussée avec cette grande pensée. Cette observation, justifiée en principe, appelle une double réponse : la première et la plus évidente est que cette explicitation aurait exigé des développements très importants, en particulier sur le Nietzsche de Heidegger, qui auraient déporté le propos du livre vers l'herméneutique de la métaphysique moderne ; la seconde est en droit d'attirer l'attention sur le fait que Nietzsche n'est pas vraiment absent de ce livre, mais qu'il est intentionnellement tenu à distance. Les raisons profondes devront un jour en être totalement explicitées. Ce qui apparaît, dès à présent, c'est que La puissance du rationnel engage un mouvement de pensée libéré de tout prophétisme et un processus de catharsis envers la volonté de puissance.
En revanche, il est un point où la présente recherche vient converger avec une orientation de pensée qui se retrouve à la fois chez Hegel, Nietzsche et Heidegger : la prise en compte du mouvement historial dominant de l'Occident oblige à minorer le rôle des individus. La dynamique actuelle de la potentialisation échappe-t-elle totalement au contrôle humain ? I1 faut ici distinguer entre l'irréversibilité du processus (il y a consensus sur le fait qu'on ne peut pas revenir purement et simplement en arrière, comme si les progrès techniques étaient annulables) et, d'autre part, l'autonomisation de la sphère techno-scientifique (j'ai constaté une tendance ; je n'ai pas prétendu que le système global, refermé sur lui-même, échapperait à toute forme de contrôle humain). Quoique irréversible, le processus reste ouvert.
Ce qui est certain, c'est qu'un rejet schématique et trop rapidement unificateur de la Technique risque de conduire à l'effet inverse de ce que la meilleure intention recherchait : au lieu de préparer un "salut", on risque d'accentuer encore la séparation entre les intellectuels et le cours effectif du monde ; on éloignera alors la possibilité d'articuler le possible sur le réel (surtout du point de vue politique). On a donc fait le pari d'échapper à la fois à la vision sotériologique du dernier Heidegger ("seul un dieu peut nous sauver") et à la réduction purement et simplement techniciste.
Il ne s'agit pas d'un choix uniquement subjectif ; il faut y voir surtout la conséquence logique de la théorie des phases de la potentialisation, laquelle remplace une philosophie unifiée de l'histoire. La phase IV est ultime en ce sens qu'elle est la dernière apparue et qu'elle est celle qui dégage le plus de puissance, mais elle ne tarit pas complètement (pour l'instant du moins) les autres phases, ni le possible qui reste ouvert sur l'imprévisible. Le possible historique excède le possible logique, lequel ne reste pas lui-même aussi sagement enclos dans la non-contradiction que l'avait cru Kant. Il n'y a donc de "fin de l'histoire" en aucun sens : les philosophies englobantes qui diffusaient ce mythe ont perdu leur validité et même leur vraisemblance, malgré tous les essais de réanimation artificielle.
En fonction de la même logique interne, il ne faut pas entendre le terme "techno-science" en un sens substantialiste, ni excessivement unificateur. La coexistence de plusieurs phases implique que le projet scientifique puisse préserver une relative autonomie par rapport aux problèmes purement techniques. Comme l'a noté Jean Ladrière (3), la science va à l'inverse de la technique en tant qu'elle "informe les organisations", alors que la technique organise des informations ; mais cette tension et cette différence maintenues entre science et technique s'inscrivent à l'intérieur d'une convergence globale et effective entre sciences et techniques. A cet égard, il eût été plus juste de parler de technosciences (au pluriel), plutôt que de la Technoscience en un sens absolument unifié.
L'occasion se présente ainsi d'ouvrir le discours philosophique vers les réalités scientifiques qui se font : je souhaiterais vivement être lu (et critiqué) par des scientifiques, encore plus que je ne l'ai été en France. L'obstacle au dialogue réside, en grande partie, dans un malentendu qui persiste sur le sens du "pouvoir". Quand le physicien Georges Waysand remarquait récemment que "le pouvoir de la science se construit en éliminant le pouvoir du scientifique" (4), il mettait le doigt sur une réalité tout autre et bien plus décisive que le pouvoir direct d'un homme.
Tout progrès scientifique résulte d'un processus cumulatif qui rend possible à son tour d'autres découvertes scientifiques, de nouvelles applications techniques.
Le vecteur de ce gonflement global de puissance n'est plus un individu, fût-il génial, ni même un groupe : c'est en principe la communauté scientifique ; c'est, au niveau de la mise en oeuvre effective et des bénéfices directs, un Etat, une société multinationale, une institution ad hoc du genre NASA ou CERN, etc.
La subordination de l'individu intervient alors selon deux facteurs : l'objectivation et le gigantisme. La première a gouverné depuis les mathématiques grecques la démarche proprement épistémique : dès qu'un théorème, une suite de démonstrations sont compris et formulés, ils n'appartiennent plus à leur auteur, ils valent par la cohérence interne qu'un homme s'est borné à faire apparaître ; Euclide, à cet égard, n'est pas plus "personnalisable" que Bourbaki. En gagnant, à partir du XVIIe siècle, la connaissance du monde physique, puis progressivement de nouveaux secteurs de la réalité (y compris "humaine"), l'exigence d'objectivité a renforcé les contraintes qui constituent ce que Popper appelle la "tradition scientifique" (5), et qui sont autant de garanties contre une régression à la subjectivité ou à l'arbitraire.
Le gigantisme n'est pas en soi une invention du XXe siècle, mais ce dernier lui a fait franchir des seuils nouveaux et spécifiques, au moins selon deux points de vue : l'accroissement considérable, surtout depuis un demi siècle, des dimensions de la communauté scientifique et, en particulier, du nombre des publications ; le lancement, depuis le Manhattan Project (le plan secret de la première bombe atomique américaine), d'énormes programmes technico-industriels (militaires, spatiaux, informatiques, médicaux) où les acquis scientifiques ne sont pas simplement utilisés "entre autres", mais où les scientifiques sont mis au travail en fonction de commandes très intéressées.
Il faut tirer les conséquences de ces faits connus, pour accroître notre intelligence du problème des potentialisations rationnelles ; la question du (petit) pouvoir du savant comme individu n'est plus du tout à la hauteur de ce qui advient véritablement. A la première subordination (noble et consciemment assumée) issue de l'objectivité, se sont surajoutées les contraintes spécifiques de la Big Science. I1 en résulte cette situation paradoxale et frustrante pour le chercheur : il paraît avoir, en tant qu'individu, d'autant moins d'importance (du moins en règle générale) que la science gagne en possibilités et en puissance, en tant que processus global !
La tentation est alors grande pour le scientifique de se désintéresser des problèmes de l'insertion de la science dans la société et des questions d'avenir (morales, culturelles, etc.) qui en dépendent. Tentation d'avoir une conception purement fonctionnelle du travail scientifique. Cette tentation est une variante du technicisme. Elle doit être critiquée au même titre que ce dernier.
Puisqu'il est question de critiques, faut-il préciser que l'auteur du présent livre ne s'exclut pas du jeu sévère et nécessaire d'une incessante révision des formulations et des résultats d'une recherche qui doit être poursuivie ? Tout en maintenant l'orientation générale et les thèses fondamentales de ce livre, il faut concéder que je ne l'écrirais pas aujourd'hui tout à fait de la même façon. Les corrections les plus importantes concerneraient les points suivants : la séquence sur "La technique dans le langage" (I, 4) manifeste un pessimisme excessif quant à la technicisation des langues naturelles : il est sans doute possible de trouver un équilibre entre ce pessimisme et l'optimisme extrême d'un Umberto Eco (6) ; la "règle de Gabor" (formulée à la fin de la partie I) a une valeur heuristique, mais elle ne fonctionne pas mécaniquement ; l'antinomie entre la technicisation et l'éthique n'est pas toujours directe ; il faut tenir compte, en particulier, de facteurs économiques, lesquels ne jouent pas automatiquement en faveur de l'innovation technique la plus poussée (le facteur de rentabilité n'est pas forcément plus "moral", mais il n'est pas non plus strictement technique) ; en ce qui concerne la Nouvelle Science (en II, 2), le ton employé a été certainement trop polémique ; du moins a-t-on pu ainsi signaler un risque de mythification de la science contemporaine, une nouvelle forme possible de scientisme (7).
Il est évident, par ailleurs, que des allusions à l'actualité ont dû être corrigées. En moins de dix ans, la situation politique mondiale a incroyablement changé. Les bouleversements intervenus invalident-ils un examen critique des potentialisations rationnelles ? Nullement. Mais il faut tenir compte d'une modification importante : les irrationalités résultant de la course mondiale à la puissance se déplacent de l'axe Est/Ouest vers un axe Nord/Sud et une balkanisation des conflits.
La fragilité des essais de régulation n'en apparaît que plus clairement (la conférence de Rio sur l'écologie en est un exemple) : constat peu réjouissant qui ne doit pas décourager de nouveaux efforts. Le cas de la situation alarmante de l'ex-URSS et des anciens satellites en matière de danger nucléaire est également à retenir : les aberrations proprement politiques d'une forme spécifique de totalitarisme ont intensifié des dangers techniques qui existent aussi potentiellement ailleurs. S'il est vrai que le risque technologique majeur est désormais une réalité planétaire, le problème de son contrôle ne se pose pas toujours en termes strictement techniques. L'analyse des pouvoirs du rationnel (et de leurs renversements irrationnels) doit être constamment réactualisée, puisque la puissance hypermoderne se repotentialise sans cesse. La grande erreur des marxistes a été de croire que l'oeuvre de Marx pouvait se gérer comme un capital !
Ces mises au point incitent certes à redoubler de prudence dans les analyses concrètes, et surtout dans toute projection anticipant à l'excès sur l'avenir ; elles montrent aussi que la question des pouvoirs du rationnel ne doit pas être appréciée en fonction des dimensions restreintes et des mouvantes inflexions de l'actualité, mais qu'elle conditionne la conjoncture et oblige à mesurer la profondeur angoissante de notre destin de puissance.
Le livre, avec ses qualités et ses défauts, n'entend être rien de plus qu'une contribution à des recherches qui doivent être prolongées, en particulier sur le lien entre les potentialisations rationnelles et les formes les plus avancées du capitalisme : l'effondrement du socialisme d'Etat rend cette réflexion encore plus urgente. Mon voeu est que le chantier ouvert par La puissance du rationnel ne soit pas clos de sitôt.

Notes

  1. Paris, Gallimard, 1985. Traduction américaine : Power of the rational, Indiana University Press 1994.
  2. Friedrich Nietzsche, Oeuvres philosophiques complètes, XII, Fragments posthumes, Automne 1835-automne 1887, p. 189.
  3. Jean Ladriere, Les enjeux de la rationalité, Paris, Aubier, 1977, p. 63.
  4. Georges Waysand, "Szilard et Majorana", Les pouvoirs de la science, textes recueillis par D. Janicaud, Paris, Vrin, 1987 p. 220.
  5. Voir Karl Popper, "Pour une théorie rationaliste de la tradition", Conjectures et réfutations, trad. de Launay, Paris, Payot, 1985, pp. 183-205.
  6. Voir son interview récente au journal Le Monde (29 septembre 1992) où il affirme : "Aucune révolution technologique ne peut tarir une langue".
  7. Nous avons développé et nuancé le dialogue avec ce courant de pensée dans A nouveau la Philosophie, Paris, Albin Michel 1991, pp. 141-149.