La pensée inscrite sans reste ?
Le supposé "Espace anthropologique du Savoir" se rapproche,
dans le désir de l'auteur, aussi près que possible des caractéristiques
de la pensée. Tendanciellement, même fluidité, même
multiplicité, même vitesse. Après avoir défini
la cosmopédie comme le "nouveau type d'organisation des savoirs,
reposant largement sur les possibilités ouvertes depuis peu par
l'informatique pour la représentation et la gestion organisée
des connaissances..." l'auteur enchaîne : "A la limite, la
cosmopédie contient autant de sémiotiques et de types de
représentation que l'on peut en trouver dans le monde lui-même."
et plus loin, "A l'image du monde et de la pensée vivante, les
paysages et les frontières de la cosmopédie sont mouvants...
Ses cartes sont en redéfinition permanentes comme le monde, on ne
l'explore pas seulement par le discours, mais sur un mode sensible..."
(2).
On peut noter une sensible différence avec les technologies
intellectuelles précédentes (écriture, imprimerie,
enregistrement, numérisation) : l'existence, pour ces dernières,
de supports matériels, l'usage d'outils élaborés d'inscription,
de recherche, de traitement. Là, c'est l'évanescence propre
à la pensée qui est recherchée. Or la valeur heuristique
des technologies intellectuelles ne s'accomplit pas malgré, mais
grâce au caractère pesant, contraignant de ces équipements.
Même si ce caractère est constamment déplacé,
il exige toujours une mise en forme, un travail d'adaptation, une traduction
dans les formes d'expression propres à l'écriture cursive,
au codex, à l'appareil photographique, ou encore au traitement par
programme informatique. Souhaiter voir s'évanouir ces contraintes,
c'est espérer une inscription sans travail de la pensée.
Or c'est le travail d'inscription, de traitement qui est producteur de
sens.
P. Lévy pourrait peut-être nous objecter que les
"cinécartes" et autres instruments de traitement de la connaissance,
effectuent un travail d'inscription de la pensée. Mais, précisément,
dès qu'ils sont réellement mobilisés, ils induisent
tout autre chose que la pleine circulation, sans distorsions, de la pensée
et la libre expression plurielle des identités ou des subjectivités.
Une cartographie, même dynamique, immobilise le cours des échanges
si on la compare à la fluidité des productions subjectives.
Toute image -même- temporaire, d'un réseau objective et fixe
des trajets.
Inscrire sans reste le cheminement, non seulement d'une pensée
-ce qui semble déjà impossible- mais d'un réseau d'échange
collectif, en visant la mobilité, l'instantanéité
des mouvements relationnels : voilà le modèle. (3)
Mais de deux choses l'une : soit ces mouvements sont pris sérieusement
comme modèles, et c'est une débauche de circularités
complexes, d'enchevêtrements d'objets et d'attributs massivement
interconnectés. La lisibilité d'un tel graphe est alors parfaitement
obscure. Si l'inscription se veut exploitable, appropriable, elle doit
filtrer, traduire, encoder, et finalement réduire le mouvement réel.
Paradoxalement, plus l'inscription se veut proche du mouvement réel,
plus elle devient confuse. La forme limite serait le miroir multi-dimentionnel
des relations tissées dans une communauté, véritable
duplicata indéfinissable.
Affirmer que les "cinécartes" collectives sont en constant
remaniement, ne suffit pas à assurer leur capacité mimétique.
Il faudrait présupposer que tout est explicitable dans le domaine
de la vie des groupes, que les cheminements des remaniements profonds qui
secouent, restructurent, divisent, redistribuent ces groupes s'inscrivent
avant de s'exprimer : postulat d'adéquation de la vie sociale à
ses manifestations, axiome d'identité entre expression et déroulement
moléculaire. Mais parfois l'actualité de l'événement
crée ou réinvente son passé : comment, dès
lors, l'inscrire avant qu'il ne se manifeste ?
On le verra par la suite, l'hypothèse d'une transcription
dynamique de la pensée par "idéographie dynamique" souffre
des mêmes apories.
Affirmant que "pour les intellectuels collectifs, le savoir
est un continuum ...dont chaque point peut être replié sur
n'importe quel autre." et que "la cosmopédie dématérialise
les séparations entre les savoirs." (4),
c'est le phantasme d'une totalité non-divisée, à la
limite sans intériorité, qui nous est proposé. Plus
de séparations nettes "entre concepteurs et utilisateurs, auteurs
et lecteurs" : la "cosmopédie" dissout par principe la question
des différences dans l'unification et l'efficacité généralisée
du contact par commutation.
Penser par images ?
Inscrire sans reste la pensée d'un collectif suppose
de se passer d'un support permanent transmissible. C'est le même
mouvement, nous semble-t-il, qui avait inspiré l'auteur, dans un
livre antérieur : "L'idéographie dynamique" (5).
Il avait imaginé un système visant à traduire directement
la dynamique propre à l'expression du réel et de la pensée.
"Idéographie" veut dire inscription des idées. Ici il s'agit
de les inscrire par des jeux graphiques dynamiques plutôt qu'en privilégiant
le langage. La fameuse hypothèse d'une "pensée visuelle",
que R. Arnheim avait déjà tenté d'établir (6),
est ici revisitée par l'ingénierie informatique d'animation
et élevée au rang d'une nouvelle -et prometteuse- technologie
intellectuelle.
L'exposition du savoir en ressortirait aussi profondément
modifié. "L'exposition des connaissances perdra le caractère
unidimensionnel. Ce ne seront plus seulement les mots, au fil du discours,
qui donneront sa densité au savoir, mais des interactions de toutes
natures entre des mots et des énoncés figurés, animés,
relationnels, etc. Les interactions elles-mêmes ne seront pas seulement
logiques (implication, causalité, hiérarchies de classes
et de sous-classes, etc.) mais topologiques." (7)
Jouer la multidimensionalité des formes cognitives,
du mouvement sémiotique, c'est supposer que la pensée est
d'autant plus puissante, d'autant mieux à même de s'auto-saisir,
qu'elle peut s'extérioriser dans des formes qui copieraient son
mouvement, sa dynamique. Acte de foi, qui ignore la puissance, la valeur
heuristique des cadres, des formes, des limites à la libre expression
des productions de l'esprit.
Tenter de copier les formes de production des idées,
la démarche cognitive dans ce qu'elle aurait d'"interne", d'"inaltérée",
avant même son expression, apparaît comme une critique salutaire
du dogmatisme ossifiant. Encore faut-il s'assurer qu'il ne s'agit pas de
son double.
L'exemple suivant illustrera cette interrogation. La navigation
est le principe-clé de la consultation des hypertextes et hypermedias.
Celle-ci suppose une orientation préalable, un fil conducteur. Ce
principe ne se renforce pas de la multiplicité exponentielle des
agencements multi-critères. Au contraire. Cette navigation n'est
puissance de conception, de découverte que si elle met à
l'épreuve quelques idées directrices en nombre limité.
L'intérêt d'une lecture s'exprime dans le rapport entre sa
vertu généralisatrice, son effet condensateur et la concision
de sa formulation. La formule mathématique en est un pur exemple.
Ce qui préside à une exploration -les hypothèses implicites
qui recherchent encore leur unité, leur explicitation- est décisif.
Elles forment l'"horizon de sens" d'une démarche, dont il est totalement
arbitraire de supposer qu'elle en serait le produit, le résultat.
Sinon, toute circulation, et surtout dans de gigantesques ensembles de
connaissances, se confondrait avec un vagabondage aléatoire, une
accumulation sans principes. Quelle est donc la nature de cette orientation
préalable plurielle, ductile, contextuelle, redéfinie par
les premiers trajets, certes, mais toujours présente, qui tend sans
cesse à relier les expériences passées aux projets
en émergence ? Elle est de l'ordre du langage, de la pensée
séquentielle, de l'ordonnancement. C'est une faculté qui
trie, pondère, distingue, isole, ordonne (même si l'ordre
n'est que temporaire).
L'hypothèse de P. Lévy est que la nouvelle "encyclopédie
hypertextuelle multimédia" supprimera la contextualisation des
énoncés, le renvoi à des références,
car : "La structure en collecticiel permet en effet de faire une fantastique
économie d'écriture. En effet les tenants et aboutissants
d'un énoncé n'ont plus à être explicités
par du discours puisqu'ils sont impliqués dans des liens hyper extuels.
Le contexte et les références sont toujours déjà
là,... (souligné par nous)" (8).
Le projet d'une encyclopédie totalisant tous les liens possibles
est peu productif, car le gain, l'"augmentation" d'un savoir est un rapport
entre la navigation, la traduction et la fixation, éventuellement
temporaire, de cette exploration. Supprimer le deuxième terme -la
fonction capitalisation, condensation, mise en formule (au sens mathématique)-
et la navigation n'offre qu'un intérêt relatif. Sa réitération
ne produit pas de connaissances nouvelles. C'est ce qui limite la pensée
de la complexité lorsqu'elle consiste à décrire l'ensemble
des interactions à l'oeuvre dans un système, et qu'elle perd
le destinataire dans les fils enchevêtrés d'un tissage où
se multiplient les motifs. Ce qu'on attend d'une telle description n'est
pas la carte de tous les possibles, ni de pouvoir les mettre en oeuvre,
c'est l'énoncé de quelques chemins réorganisateurs
dont le parcours fait percevoir l'ensemble sous un jour nouveau. (9)
La mise en ordre bi-dimensionnelle de la carte des éléments
chimiques fait gagner de la connaissance. C'est un facteur d'augmentation
du savoir parce qu'elle classe les éléments selon deux critères
(les poids atomiques et le nombre d'électrons sur la couche superficielle),
et non pas selon une pluralité d'autres paramètres possibles,
permettant ainsi une représentation simple, sous forme de tableau
lignes/colonnes.
Une connaissance obtenue par mise en relation de phénomènes
selon un nombre limité de paramètres est toujours plus puissante
que celle qui les enregistre ou les répète. Pour cela, il
faut sabrer, tailler à grands coups de serpe dans le maquis des
"interactions", sortir de la vie ténébreuse des formes en
perpétuel mouvement, casser la pluralité des niveaux d'interprétation.
Au-delà de la simple observation comptable des interactions, on
ose alors postuler des structures, des relations plus déterminantes
que d'autres. On brise ainsi leur circularité pour créer
une nouvelle vision, un nouvel ordre. Que les hypertextes, hypermédias
ou "cinécartes" puissent y contribuer, nul n'en disconviendra. Mais
ils n'en offrent que l'opportunité. Ils constituent un milieu propice,
mais ne garantissent pas la réussite de ces coups de force.
Comment, en effet, consigner la mémoire de ces interactions,
de ces figures animées, de ces topologies mouvantes en évolution
permanente ? Comment fixer, ralentir ce mouvement pour ressaisir les dynamiques
essentielles à l'oeuvre ? Question de temporalité, si tant
est qu'une démarche cognitive suppose un ralentissement, une suspension
des transferts et transports de sens. Suspension temporaire, sans doute,
-sinon pointe le danger d'un formalisme rigide- mais nécessaire,
sauf à supposer que les temporalités cognitive et phénoménale
puissent se confondre.
Ainsi, la concision d'une formule mathématique est proportionnelle
à sa puissance, à sa généralité. La
formule littéraire, la métaphore idoine ne se contente pas
de résumer une idée, elle la radicalise, lui ouvre un espace
de valeur et permet son exportation aisée à d'autres champs.
Tout comme "le bon exemple", ces raccourcis augmentent la portée
de l'idée générale, domaine où P. Lévy
excelle, précisément.
Trouver les formes de cartographie adéquates, les symbolisations
à plus-value informationnelle, les modalités d'inscription
augmentant l'acquisition de connaissances, demeure la condition d'une modélisation
à gain cognitif. Le seul jeu visuel, avec des données, ne
garantit pas l'atteinte de cet objectif.
Pas plus que la simple observation des faits ne livre leur
organisation, la mise en oeuvre animée des représentations
du savoir ne délivre une lecture "augmentée". Sous cet angle,
l'écriture linéaire, notation du langage, offre un avantage
incontestable : elle tente, avec beaucoup de difficultés déjà,
de dire une seule chose en même temps. C'est un raccourci dans l'expression
même. Elle ne se prive pas d'établir des connexions, des voisinages
mais, nécessairement, elle les explicite. Et c'est pourquoi l'exposé
des théories scientifiques les plus complexes -celles qui portent
sur le chaos, par exemple- comme les commentaires philosophiques les plus
ardus prennent la forme d'une succession de textes, accompagnés
pour les théories scientifiques de graphiques, de schémas
et de programmes informatiques commentés. Même lorsque les
schémas, dessins, tableaux dominent, ils ne peuvent se passer d'une
référence interne ou externe au langage naturel. Les hypermedias
actuels ne dérogent évidemment pas à cette règle.
C'est peut-être la raison pour laquelle l'écriture, inscription
du langage, s'est révélée un media d'une puissance
catalysatrice inégalée.
Le projet d'"idéographie dynamique" s'accorde une relativisation
du langage comme expression de la pensée. Imperceptiblement, d'une
critique de l'impérialisme de la raison langagière, fondée
sur la reconnaissance des autres modes d'expression non verbaux (graphique,
imagé, gestuel, etc.), le propos glisse vers une quasi-négation
de la fonction constitutive humaine du langage. Mais réduire le
langage à ses fonctions d'expression et de communication revient
à oublier qu'il constitue le monde humain en tant que tel. Vaste
discussion, bien sûr, dépassant le cadre de cet article, mais
pour laquelle je verse une pièce au dossier : une citation d'Hans
Georg Gadamer. "L'herméneutique consiste avant tout à
comprendre que nous ne trouvons jamais de mots capables de d'exprimer quelque
chose de définitif. Nous laissons donc toujours ouverte la suite
qu'il faudrait donner à nos propos. C'est là l'essence même
du dialogue. Un dialogue n'a, en principe, aucune fin... Chaque idée
nouvelle, chaque intuition soudaine est, en ce sens, une ouverture. Cette
différence entre la conception instrumentale du langage et sa conception
herméneutique est très profonde." (10)
Bref, le langage est constitutif du monde humain.
Plus loin : "Ce que j'ai compris dans la phénoménologie,
et en premier lieu chez Husserl, c'est la chose suivante : il décrit
et présente les choses les plus triviales avec une telle subtilité
de langage qu'on a l'impression qu'on voit littéralement ce dont
il est question. On n'a, à vrai dire, même plus besoin de
ses mots."
Le partage commun de l'univers langagier permet de parler à
la place du partenaire, comme si comprendre ("prendre en soi") voulait
dire se dédoubler, se déplacer, fusionner avec le locuteur
et prononcer (ou écrire) à sa place la suite du discours.
Ceci est rendu possible par le détour éminemment abstrait
qu'emprunte le langage -la "double articulation"-, la mise en oeuvre d'un
principe d'équivalence généralisé, qui renvoie
à la vie sociale commune, au partage d'un même espace/temps,
des mêmes mouvements corporels.
Le langage suppose et permet la pensée abstraite. Les
difficultés à exprimer (à penser) la complexité,
la simultanéité -alors que le langage, comme la pensée
sont pris dans le flux temporel-, loin de constituer une limitation à
dépasser, est une source de la puissance d'extériorisation
humaine que l'on nomme habituellement imagination, anticipation, élaboration,
activité fantasmatique. Il y a là un système de contraintes
dont on ne saurait se libérer totalement, au sens où une
libération des limites du langage signifierait sans doute une libération
de la vie humaine elle-même. Est-ce à dire que le langage
épuise les formes d'expression et de pensée humaines ? Cette
hypothèse n'est ni plausible, ni utile. La centralité du
langage ne suppose pas qu'on traduise intégralement en mots notre
vécu, nos productions matérielles, intellectuelles, imaginaires
et affectives.
L'accès au langage constitue en revanche le milieu humain,
un élément qu'on peut supprimer, précisément,
par le langage -d'où les propositions "relativisantes" dans le livre
de P. Lévy- mais qu'il est hors de portée de supprimer dans
les faits. On peut le prolonger, observer son évolution et les mutations
liées à ses formes d'extériorisation (écriture,
graphisme, enregistrement de la parole, etc.), mais pas se libérer
de son champ d'attraction. Pas plus qu'on ne pourrait supprimer notre respiration
atmosphérique, notre bi-pédisme, ou l'incapacité motrice
du nourrisson. Et sans doute encore moins facilement, puisqu'il ne s'agirait
que de favoriser une adaptation physiologique, donc expérimentable,
localisable, alors qu'avec le langage on est immédiatement plongé
dans un milieu insituable.
Si donc le langage est, plus que tout autre forme d'expression,
"l'interface" de notre humanité, ce par quoi nous sommes capables
de ces déplacements immobiles, de transmutations subjectives, s'il
nous conduit là où on refuse d'aller, comment imaginer qu'on
puisse le considérer comme l'un des instruments de l'échange
social, au côté de l'indicialité de l'image, de la
musique, de l'expression corporelle, etc. ?
Mais comment alors concevoir les rapports pensée/langage
? Vaste interrogation dont nous ne proposons ici que quelques points de
départ .
Pensée et langage sont co-extensifs, mais ni équivalents,
ni équipotents.
Co-extensifs : détacher une forme sur un fond,
distinguer, diviser, réunir (symboliser), reconnaître une
forme et donner sens, comprendre donc anticiper, toutes ces facultés
sont communes à la perception des images (la vision) et à
l'activité langagière.
Ni équivalents : la vision humaine suppose la
compétence langagière : comment imaginer notre vision privée
de langage ? Mais la vision (comme, plus généralement, la
perception kinesthésique), appareillée par les technologies,
modifie aussi l'exercice langagier.
Ni équipotents : il faut reconnaître une
prééminence structurelle au langage en ce qu'il nous constitue
comme sujet. Fondement de la conscience, d'une distanciation, d'une temporalisation
(conscience du passé, présent, futur), d'une projection possible
ailleurs qu'en soi-même.
Image et langage -comme bien d'autres compétences, gestuelle,
auditive, imaginative- sont en partie autonomes, et parallèlement
se contiennent l'un l'autre. Mais le langage est l'origine de leur différenciation.
Toutes les technologies intellectuelles sont-elles
également efficaces ?
L'appréciation et la portée du concept de technologie
intellectuelle est une pierre de touche du renouvellement de l'épistémologie
des sciences (11). Mais si le travail scientifique
est réductible aux instruments, aux technologies, aux traitements
matériels des inscriptions, depuis la feuille de papier jusqu'à
l'ordinateur, comment rendre compte des accélérations fulgurantes
opérées par des "découvertes" majeures : le vaccin
se déduit-il automatiquement du microscope ? la géométrie
de la feuille de papier ? la mécanique céleste de la superposition
du graphique et de la géométrie ? C'est le grand mérite
de cette école d'avoir souligné l'importance décisive
des instruments concrets de la pensée, et d'avoir souligné
le caractère social de l'activité scientifique. Comment actualiser
cet acquis concernant les nouvelles écritures, les spatialisations
originales, les scénographies graphiques inédites, bref les
nouvelles technologies intellectuelles ?
Comment établir, au-delà de leurs références
langagières communes, les opérations communes de l'écriture
qui note le langage, de la figuration qui scénographie le rapport
à l'espace et au temps, des systèmes experts qui contextualisent
la transmission de connaissances ? L'efficacité propre de l'écriture
comme des techniques de représentation traditionnelles (perspective,
géométrie descriptive, etc.) réside dans l'augmentation
"automatique" du savoir résultant de leur usage, de leur vocation
à créer des espaces propices à faire des découvertes.
C'est incontestablement le cas de l'informatique. Elle a considérablement
accru la puissance des sciences de l'ingénieur. Des méthodologies
d'investigation nouvelles peuvent lui être directement rapportées
: étude par modélisation mathématique de phénomènes
inaccessibles à l'expérience, vérification d'hypothèses,
étude par variation généralisée des paramètres,
simulation d'évolution de systèmes complexes, etc. Si la
manière de faire de la science s'en est trouvée modifiée,
il serait cependant hasardeux d'affirmer que l'usage de l'ordinateur est
directement à l'origine de découvertes scientifiques majeures.
La théorie du chaos, par exemple, ne doit pas son existence à
l'informatique, mais lui est redevable, sans aucun doute, de son développement.
Le séquençage du génome humain serait hors de portée
en l'absence d'ordinateurs, mais suscitera-t-il un bouleversement des connaissances
en génétique ?
L'ère de la modélisation numérique généralisée
scelle un nouveau rapport au monde, marqué par le sceau du possible,
du virtuel, mais qui peut aussi bien être considéré
comme la radicalisation de tendances pré-existantes. Par ailleurs,
les limites prédictives de la modélisation numérique
sont incontestables (météorologie, démographie, économie,
polémologie, par exemple).
Selon P. Lévy, la connaissance par simulation aurait
déplacé la notion de preuve et de vérité scientifique.
Avec la simulation, selon lui, on ne vise plus la formulation théorique
"classique", intemporelle, exportable, Elle devient locale et temporaire.
Mais ce caractère relativiste n'est-il pas lié au fait qu'elle
investit des domaines qu'il est impossible, par nature, de formaliser,
qui ne sont pas réductibles par la théorie. Telles sont,
d'une part, l'étude de nouveaux domaines scientifiques "catastrophiques",
et de l'autre l'évolution des affaires "humaines" (économie,
démographie, etc.).
Emporté par la dynamique de l'analyse rétrospective
de certaines technologies intellectuelles, le risque existe d'en faire
une condition suffisante de l'émergence de nouveaux horizons. Qu'elles
en soient une condition nécessaire n'est déjà pas
négligeable. P. Lévy emprunte ce même chemin avec "L'idéographie
dynamique". Il déduit d'un outillage scénographique intéressant
en gestation éventuelle les qualités d'une technologie intellectuelle
fondamentale, ouvrant la voie de la pensée dynamique et permettant
de traiter les systèmes à haut degré d'interactions.
Lorsqu'on qualifie aujourd'hui l'écriture, la géométrie,
la perspective, l'imprimerie, de technologies intellectuelles centrales,
on se réfère à des usages séculaires, qui ont
fait la preuve de leur puissance. Mais combien de projets antérieurs
n'ont pas vérifié le brillant destin qui leur était
promis ? Il ne suffit pas de décrire de futurs gains cognitifs pour
les garantir. L'élection d'un système symbolique comme technologie
intellectuelle majeure ne saurait être décidée ; elle
exige une large expérimentation et une certaine sédimentation
temporelle.
Il y a comme un glissement de sens entre la recherche de nouvelles
scénographies à augmentation cognitive et l'idée de
traduction immédiate de la pensée. Ce serait plutôt
l'inverse qu'on observerait. L'écriture alphabétique s'éloigne
plus de la parole vivante que l'inscription idéographique, facilitant
ainsi la notation d'idées abstraites. Les cartes ne décalquent
pas le territoire, elles le simplifient, l'épurent. C'est peut-être
dans cet écart entre le phénomène et sa symbolisation
que gît le pouvoir amplificateur des technologies intellectuelles.
On peut douter qu'elles puissent donner naissance à de nouveaux
langages, comme l'espère P. Lévy lorsqu'il écrit :
"Le problème de l'intelligence collective est de découvrir
ou d'inventer un au-delà de l'écriture, un au-delà
du langage tel que le traitement de l'information soit partout distribué
et partout coordonné,..." (12). Un espoir
-angélique ?- de libération du langage, est suspect d'une
pensée des limites et des contraintes assez naïve. Comme si
la limite n'était que ligotage, emprisonnement, alors qu'elle recèle
une puissance créatrice inégalable. Les contraintes pesant
sur les formulations mathématiques, l'épreuve de la généralisation,
l'obligation de respecter des protocoles de légitimation scientifiques,
par exemple, le démontrent amplement.
La "facilité" d'expression immédiate n'est pas
une garantie de puissance de conceptualisation, de création, sauf
à considérer qu'on pourrait/devrait se passer de la conceptualisation
pour accéder directement à la création, ce qui n'est
pas le propos de P. Lévy. (13)
La pensée est certes "déterminée" par
les technologies intellectuelles qu'elle met à profit (inscription,
géométrie, perspective, écriture, etc.). Mais cette
"détermination" s'accomplit, notamment, grâce aux contraintes
de cette expression. En ce sens, l'écriture ne traduit pas la pensée,
elle la modèle plutôt, de par la pression qu'elle exerce sur
son extériorisation.
On sait que la maîtrise de l'écriture est une
condition de l'invention des mathématiques ou de la spéculation
philosophique, par exemple. Ce lien entre média et résultat
relève-t-il d'une progression logique, impérieuse, automatique
? Ou faut-il penser ce passage comme le fruit d'une opportunité
bienvenue, l'écriture et la spatialisation graphique de l'information
fonctionnant comme un milieu favorable rétro-agissant favorablement
sur l'élaboration d'une forme de pensée réfléchie
-c'est à dire se prenant comme objet de questionnement, comme les
mathématiques, la philosophie. Comme l'arbre, en croissant, fertilise
le sol où plongent ses racines (14), les connaissances
se construisent par adaptation réciproque des medias et des contenus.
L'espoir d'une traduction des phénomènes en signes
dynamiques les "cartographiant" immédiatement, l'appel à
l'intuition mentalo-visuelle au détriment de la rationalisation
réductrice, le souhait du respect de la pluralité, de la
complexité sémiotique, de la multiplicité des interactions,
est légitimement source de recherches prometteuses. Si les formes
nouvelles de traitement de l'information se hissaient au rang de nouvelles
écritures et approchaient l'effet amplificateur de l'inscription
du langage, ce serait déjà un résultat considérable.
Ne les lestons pas d'une mission impossible d'expression immédiate,
hors langage, de la pensée.
Notes
-
La Découverte, Paris, 1994.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.204.
-
"La cinécarte est une mosaïque mobile,
en recomposition permanente, dont chaque fragment est déjà
une figure complète, mais qui ne prend à chaque instant,
sons sens et sa valeur que dans une configuration générale."
L'intelligence collective, op. cit., p 184.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.205.
-
La Découverte, Paris, 1991.Ce livre est centré
sur une analyse des mécanismes de la pensée et la proposition
de nouveaux instruments pour représenter des systèmes complexes.
Cet ouvrage se propose de relativiser le statut du langage comme fondement
de la pensée au profit d'autres formes d'expression où l'image
interactive joue un rôle central.
-
R. Arnheim, La pensée visuelle, Flammarion, Paris,
1976.
-
P. Lévy, Métamorphoses de l'écriture,
in Communication et lien social, Ed. Descartes et Cité des Sciences,
Paris, 1992, p. 99. D'autres analyses suivent la même inspiration.
Ainsi P. Quéau affirme :"Les mondes virtuels permettent de fait
d'exprimer des idées abstraites d'une manière entièrement
nouvelle, en utilisant des configurations spatiales d'objets concrets ou
de symboles imaginaires,...", Le Virtuel, Champ Vallon/INA,
Seyssel, 1993, p.99.
-
P. Lévy, loc. cit., p. 98.
-
La métaphore intéressante du caractère
auto-organisateur des réseaux neuronaux ne doit pas faire oublier
qu'aux phases d'apprentissages succèdent celles de reconnaissance.
Le caractère réparti des compétences n'offre d'intérêt
que s'il se condense dans une compétence particulière (reconnaître
une forme, par exemple). Si aucun ordre n'apparaît, le réseau
demeure un ensemble amorphe de circulation de micro-courants, certes toujours
inédit, mais aussi peu digne d'attention que la notation aléatoire
de conversations sur le réseau téléphonique, ou d'une
série de nombres tirés au hasard dans un nombre infini de
valeur. Ce qu'on recherche, c'est si possible une loi, une régularité,
ou à défaut une forme caractéristique comme dans l'expérimentation
virtuelle d'automates cellulaires. A défaut, on peut toujours s'abandonner
à l'éventuel plaisir esthétique de morphogenèses
toujours renouvelées dans un système auto-reproducteur.
-
Entretien paru dans "Le Monde", le 3/01/95.
-
Sur la notion de technologie intellectuelle, il existe
désormais un riche corpus; notamment les travaux de J. Goody, La
raison graphique, Ed. de Minuit, Paris 1979 ; de B. Latour, Les
vues de l'esprit, in Culture technique n° 14, 1985 et plus récement
La clef de Berlin, Ed. La Découverte, Paris, 1993
;et de P. Lévy, Les technologies de l'intelligence, Ed.
La Découverte, Paris, 1990.
-
L'intelligence collective, p. 15
-
C'était en revanche la position de S. Papert
à propos du langage LOGO, présenté dans Le jaillissement
de l'esprit (Flammarion, Paris 1981). Il préconisait de s'immerger
dans l'élément objet de l'apprentissage (parler mathématiques
dans le pays "Mathématie", par exemple). L'apprentissage devenait
de ce fait une construction continue des connaissances sur le modèle
exposé par Piaget : l'auto construction des savoirs fondamentaux,
psycho-moteurs, corporels, l'auto-apprentissage/construction du langage.
Dans les propositions de S. Papert, le stade de la conceptualisation des
connaissances est quasiment supposé pouvoir être évité.
-
Voir à ce sujet F. Varela, E. Thompson, E. Rosch,
L'inscription corporelle de l'esprit, Le Seuil, Paris, 1993, p. 268 et
plus généralement la proposition du concept d'"enaction"
défini comme construction des connaissances par adaptation réciproque
de l'objet et du sujet.