L'entreprise des années 80 a tenté de remplir
le vide laissé par l'effondrement des grands courants idéologiques,
religieux ou politiques. Elle s'est faite religion, avec ses prêtres,
les managers, et ses rites, l'adoration de l'ordinateur. Ce culte a permis
de réaliser des objets et des services que l'on imaginait à
peine quelques dizaines d'années auparavant. Mais dans le même
temps, il a créé une illusion, celle de l'entreprise comme
seul référant moral et comme lieu privilégié
de l'insertion sociale. Dans le même temps, le rêve informatique,
né de la notion même de progrès scientifique et technologique,
devait permettre de résoudre toute une série de questions
sociales en donnant aux hommes des informations et des automates pour soulager
les peines et vaincre les contraintes du temps. En fait, une contradiction
est devenue de plus en plus évidente entre le développement
des entreprises et celui de la société.
La plupart des analyses cherchent des réponses économiques.
Comme si la croissance était la solution à cette crise. Ces
"solutions" ne font qu'aggraver le mal. En augmentant la productivité
et la compétitivité de façon aveugle, on ne fait qu'alimenter
un système qui est en train de s'auto-détruire.
Ce qui devait aller vers plus de progrès et vers un
travail plus satisfaisant débouche en réalité sur
un bouleversement socio-économique que d'aucuns nomment chaos. Mais
il s'agit moins d'une crise économique que d'une crise de l'imaginaire,
d'une perte de sens. Les effets créés par l'idéologie
managériale et le rêve technologique sont en telle contradiction
avec le système social que la crise touche le sens, c'est-à-dire
l'espace d'aspiration, d'espérance, non seulement pour l'individu
pris à part, mais pour la société dans son ensemble.
Il n'y a plus cohérence entre le progrès économique,
le progrès technologique et le progrès social.
Le système du management des années 80
Le "cadre" des années 60-70 a fait place au "manager"
des années 80. Dans le même temps, l'ordinateur s'est immiscé
partout dans l'entreprise. En vingt ans de progrès technologiques,
sa taille s'est faite discrète, sa puissance extraordinaire. Les
évolutions de l'ordinateur ont influé sur le comportement
des managers, et inversement. Car, depuis Taylor le management a été
dominé par le paradigme scientifique déterministe : réduire
l'incertitude et rendre l'avenir prévisible. L'entreprise a donc
été conçue comme une machine avec des rouages d'une
implacable fiabilité. Et quoi de plus merveilleux que l'ordinateur
pour appliquer ce principe ?
Le management a, en effet, trouvé une formidable opportunité
dans l'informatique pour faire appliquer ses principes. L'outil ordinateur
a servi de support de transformation pour distribuer les rôles, enchaîner
les tâches, communiquer les informations, rendre responsable jusqu'au
bout de la chaîne de décision. La technique s'est imbriquée
dans l'économique pour tisser un réseau de pouvoir. Les chiffres
parlent d'eux-mêmes : 91% des cadres en France disent utiliser les
technologies nouvelles (informatique, minitel, télécopie,
vidéo). Un rapport du Ministère du Travail (1)
note que les écarts entre groupes sociaux face à l'utilisation
de l'informatique se sont réduits, mais qualifie de "véritable
fossé" l'écart qui sépare les cadres des ouvriers.
Le rapport ajoute que, loin d'être un accessoire, l'ordinateur est
employé au moins trois heures par jour par la moitié des
utilisateurs, et que les nouvelles technologies restent "un moyen et
symbole du pouvoir de s'informer et de communiquer".
Ce phénomène a tendance à s'accentuer
pour des raisons objectives qui tiennent à la place des managers
dans la société. Comme leur fonction leur procure un statut
social envié, ils ont besoin d'une assurance de stabilité
sociale. Cette assurance est trouvée dans l'informatique, où
ils peuvent capter une valeur ajoutée, notamment pour les informations
qu'ils doivent apporter à leurs supérieurs. L'ordinateur
se retrouve donc le point de convergence entre l'intérêt particulier
des managers et celui des organisations qui les emploient.
Et, de fait, en interposant la machine entre le personnel et
le management, ce dernier devient curieusement plus crédible. La
machine est supposée renvoyer son utilisateur devant ses responsabilités,
tandis qu'elle masque la réalité triviale du monde des managers.
La machine, c'est l'autel où est présenté le Dieu
organisation.
Dans la machine se trouve l'information nécessaire à
la compréhension du monde des managers : le progrès des ventes,
les courbes de satisfaction, les délais de livraison, les prix...
Dans la machine se trouve le lien rationnel de l'appartenance à
une organisation : son nom, son sigle, mais aussi les présences
du personnel, ses absences, souvent son appréciation. Dans la machine
se trouvent les codes d'accès au pouvoir : libérer ou conserver
une information s'exécutera selon des rites organisationnels.
Par extension, l'informatique sera censée régler
toute une série de problèmes de management : l'évaluation
des performances d'équipe, la délégation de responsabilité,
la régulation des conflits, la synergie entre les individus. L'ordinateur
devient l'outil d'adhésion à une vision d'entreprise et d'identification
à l'organisation. C'est sur lui que le manager projettera ses propres
contraintes, voire son idéal de société.
Pour exister, un ordinateur nécessite des informaticiens.
Pour le concevoir, mais aussi pour le mettre en oeuvre et l'entretenir.
Or, c'est le flux d'information dans l'entreprise entre le management et
le personnel, qui sera déterminant pour la productivité globale.
Les médiations téléinformatiques, tant à l'intérieur
de l'entreprise qu'à l'extérieur, restructurent en effet
les relations d'échanges. Les industriels de l'informatique le savent
bien, puisqu'ils fondent leur économie (investissement, marché,
profit) sur la composition de pouvoirs des entreprises auxquelles ils vendent
leurs produits ou leurs services. Ainsi, l'acte de vente d'un système
d'information sera, certes, très sensible aux évolutions
d'organisation, mais aussi à la sensibilité politique du
directeur de l'informatique. Même si le type d'activité ne
l'impose pas, un jacobin aura tendance à acquérir un système
en étoile où tout tourne autour d'un ordinateur central omniprésent.
Inversement, un manager du type "démocrate" favorisera une topologie
décentralisée, même si la tâche de consolidation
des informations s'avère difficile. Mais, au delà des tendances
individuelles, le facteur déterminant reste l'environnement politique,
c'est-à-dire l'idéologie dominante. La plupart des enquêtes
sur les besoins en technologies d'information montrent que la principale
préoccupation des Directeurs de l'Organisation et de l'Informatique
(DOI) suit les modes idéologiques du moment : dans les années
80 il s'agissait d'éduquer le management aux techniques informatiques,
alors que le libéralisme des années 90 les pousse à
reconsidérer les processus de fabrication et à diminuer les
coûts.
Les offreurs de systèmes d'information sont donc obligés
de s'aligner, non seulement sur les structures de l'organisation, mais
aussi sur l'idéologie -au sens large- des décideurs. La segmentation
de l'offre informatique s'efforce d'épouser très précisément
les styles et les inclinaisons managériales. La machine doit participer
au rêve du management.
A titre d'illustration, les magazines et revues de business
et de management contiennent tous une section sur les systèmes d'information,
tandis que les périodiques sur l'informatique parlent presque toujours
d'organisation et de management. Les deux disciplines de gestion de l'organisation
et de l'informatique ont fusionné pour n'en faire qu'une. Organisations,
managers et technologies de l'information sont consubstantiels.
Le couple management/informatique est considéré
comme stratégique pour la réussite des entreprises. Il est
donc très fortement corrélé et il n'est pas étrange
que les vagues idéologiques affectent l'un et l'autre de ces mondes.
S'il y avait une comparaison à donner, nous ferions référence
aux architectes urbains et à la politique des élus locaux.
Une très forte relation existe en effet entre ces deux mondes et
le style des bâtiments ou des infrastructures est fortement dépendant
des options politiques des bailleurs de fonds. Dans le cas de l'informatique,
l'infrastructure dépend de l'idée de l'organisation que se
font les décideurs, mais aussi de la représentation du monde
qu'ils ont à un certain moment. Les décisions dépendent
plus des facteurs socio-psychologiques que du mérite intrinsèque
des technologies.
La communauté des informaticiens, elle-même très
sensible aux facteurs environnementaux, a vu dans ce fait un intérêt
objectif, tant pour exercer sa créativité que pour renforcer
son pouvoir. Les années 80 ont vu précisément une
congruence entre l'idéologie des managers et le rêve informatique.
Sous une apparence utopique et bon enfant se cache en fait un véritable
système où le management s'appuie sur l'informatique et où
les informaticiens se nourrissent des évolutions d'organisations
des entreprises. Les uns développent l'utopie des fins, les autres
l'utopie des moyens. Sous couvert de la recherche d'un monde parfait, le
technique et l'économique s'imbriquent pour tisser un réseau
de pouvoir. Par sa position critique dans le tissu social, l'influence
de ce couple devient très importante non seulement pour l'entreprise,
où il entretient un rêve d'harmonie entre le profit et l'organisation
du travail, mais pour la société toute entière.
Les années 90 : la fin du règne managérial
La production, nous l'avons vu, tend à échapper
à la traditionnelle règle où les propriétaires
des moyens de production, d'un côté achetaient de la force
de travail, de l'autre renforçaient leur capital par la vente. Or,
un troisième terme apparaît : l'organisation. Ce n'est plus
la propriété du capital qui permet d'avoir le pouvoir dans
l'entreprise, mais le pouvoir sur l'organisation qui donne la maîtrise
sur le capital. Les vingt dernières années ont montré
à l'envi des mutations profondes de l'entreprise classique vers
des formes de holding, le développement de l'auto-actionnariat,
l'utilisation des "stocks options". Le capitalisme patronal passe insensiblement
au capitalisme managérial où le management devient un élément
important de la maîtrise stratégique, avec des PDG managers
par opposition aux PDG fondateurs de sociétés, les deux coexistant.
L'abstraction est arrivée à un tel niveau qu'on
ne sait plus très bien où sont les capitalistes et où
sont les travailleurs. Les entreprises appartiennent de plus en plus à
des organisations qui appartiennent à des organisations, etc. Un
maillage s'est développé avec des personnes morales (établissements
financiers, entreprises, groupements d'entreprises, pouvoirs publics,...)
et représente les intérêts non plus d'un groupe d'actionnaires
physiques, mais de réseaux informels, mouvants, difficiles à
identifier, actifs dans plusieurs pays en même temps. Le nombre de
ces transnationales (non financières) a atteint 37 000 en 1992 et
contrôlent environ le tiers des avoirs productifs détenus
par le secteur privé dans le monde (2). Leur
caractéristique nouvelle est de changer de forme à une très
grande vitesse. Le stade ultérieur, en cours de préparation,
est l'entreprise virtuelle qui pourrait bien devenir, selon Business
Week, "la plus importante innovation en matière d'organisation
d'entreprises depuis les années 20" (3).
Le principe en est simple. Sur un projet industriel ou commercial donné,
plusieurs entreprises, autrefois rivales, mettent en place un réseau
informatique et partagent le savoir faire, les coûts et les accès
aux marchés respectifs. Cette entreprise faite de toutes pièces
pour réaliser le projet, n'a en principe ni organigramme, ni hiérarchie,
ni intégration verticale. L'entreprise "virtuelle" disparaît
quand le projet est réalisé. Cette "façon de s'agrandir
sans s'alourdir" finira par créer un tel enchevêtrement qu'il
deviendra difficile de dire où commence telle entreprise et où
finit telle autre. Elle imposera de gérer différemment ses
informations et ses relations au-delà des frontières de l'entreprise.
Ainsi, les systèmes abstraits -holdings et entreprises
virtuelles- remettent-ils continuellement en question les modes de production
et fragmentent-ils les organisations antérieures. D'une certaine
façon, ils sapent une partie des entreprises qui les constituent
pour assurer leur propre pérennité et se détruisent
pour essayer de maintenir l'ensemble du système. Et ce dernier devient
de plus en plus destructeur pour se maintenir. La recherche du profit reste
toujours son but, mais la logique principale semble n'être plus que
d'assurer sa reproduction en développant son champ d'intervention
à la fois sur l'économique et sur le social. Ce type d'organisations
cherche à s'auto-contrôler et devient à la fois le
produit du développement économique et le producteur du système
économique.
Dans le même temps, ces logiques de développement
organisationnel ne sont possibles qu'en s'appuyant sur les technologies
nouvelles d'information, de communication et d'automatisation. Ces technologies
sont légitimées par souci de rentabilité et "rationalité",
car réputées fiables, stables et beaucoup plus performantes
que la rentabilité et la rationalité humaine.
Si, en plus d'un niveau d'abstraction de plus en plus élevé,
le manager est aveuglé par la préoccupation de l'informatique,
on comprend qu'il perde vite le sens social. Par conséquent, le
développement des organisations obéit à d'autres lois,
d'autres paramètres, d'autres exigences que le développement
de la société. Il se produit une divergence d'intérêt
entre le manager et le citoyen.
La fin du système managinaire
Avec les changements profonds des logiques de pouvoir, le système
managinaire est remis en question. Les quatre pôles qui soutenaient
son socle idéologique sont de plus en plus contestés dans
la pratique, et les managers eux-mêmes n'y croient plus :
1. l'absence d'antagonisme entre l'intérêt individuel
et l'intérêt de l'entreprise;
2. le travail, qui devait donner du sens;
3. l'entreprise, communauté qui devait être un
lieu de réalisation globale de soi-même, et pas seulement
le lieu où l'on gagne de l'argent. Bref, le lieu où l'on
pouvait réussir son existence;
4. l'emploi, enfin, qui devait être un facteur d'égalité,
de reconnaissance et de sécurité.
Or, ces quatre valeurs craquent à l'épreuve
des faits. L'intérêt de l'entreprise et l'intérêt
de la société divergent. Les symptômes apparaissent
à l'évidence :
l'entreprise n'est plus créatrice d'emploi, le
développement de l'utopie managériale ne conduit pas à
donner du travail pour tous. Non seulement elle est élitiste, mais
la performance de ces entreprises se paye au prix de licenciements. En
raison des exigences de la compétitivité, il devient clair
que les objectifs accrus de gains de productivité se traduisent
par des plans sociaux répétitifs, voire, "par des plans permanents".
Non seulement la perte d'emplois est un choc pour les salariés,
mais de surcroît, le sentiment que l'engrenage n'aura pas de fin
atteint les cadres qui constituent le moteur même du système
managinaire. En plus de la perte d'emploi, l'avenir dans une compagnie
devient fragile : le mot "carrière" est lui-même sujet à
caution. Le long terme pour faire "carrière" dans les années
70 était dix à quinze ans, il est devenu maintenant deux
ans, pas plus. Il y a donc disjonction entre le développement des
systèmes organisationnels et les logiques de carrière et
d'insertion sociale.
l'entreprise se dualise. L'expression : "les gagnants
produisent toujours des perdants" acquiert une traduction organisationnelle
: le développement de l'excellence et de la compétitivité
est un des moteurs de la production de l'exclusion. Autour d'un noyau d'élites
contentes d'elles-mêmes graviteront le personnel aux emplois non
qualifiés, répétitifs, mal payés, mal protégés,
puis les sous-traitants, puis les petits boulots, puis les chômeurs,
puis les RMIstes avec leur cortège de situations précaires.
Le système productiviste lié à la pure logique de
marché ne sert que les catégories sociales les plus solvables
et rejette les autres.
l'entreprise traverse une crise du sens. Le retour en
force des valeurs du capital -l'injonction du profit avant tout- a balayé
le culte de l'entreprise. Les contradictions sont trop fortes entre l'idéologie/utopie
que proposait l'entreprise managériale et la réalité
d'aujourd'hui. L'adhésion qui était portée par la
culture de la firme, l'enthousiasme provoqué par les projets d'entreprise,
les valeurs communes ferments de la réussite, sont en tel décalage
avec la pratique effective, que le personnel ne peut plus adhérer.
La confusion entre le travail mesuré et le désintéressement
demandé est trop forte, si bien que les individus ont tendance à
remplacer leur attitude rigide d'antan par une flexibilité non convaincante.
Cela produit un cynisme effréné, une désillusion tragique,
mais aussi une souffrance morale très grande due à l'abandon
d'une croyance ("Je voudrais tellement y croire, mais je ne peux plus").
l'entreprise génère un stress sans précédent.
L'antagonisme entre l'intérêt individuel et l'intérêt
de l'entreprise est intériorisé par les managers et la contradiction,
de plus en plus forte, est repoussée à l'intérieur
de la sphère psychologique individuelle. Le symptôme de cette
contradiction majeure est le stress et ce phénomène devient
massif (4). Quand on sait que 40 à 50% des cadres
-chiffres époustouflants- souffrent de cette maladie
(5), le phénomène n'est plus individuel, mais social.
Alors que le stress se vivait en cachette parce qu'il allait à l'encontre
de la bonne image qu'il fallait donner de soi, il est aujourd'hui admis
comme une des premières causes de non productivité. Le coût
humain qu'il provoque est reporté -externalisé, devrions
nous dire- sur la société.
Cette pression psychique, aujourd'hui évidente dans
les systèmes d'organisations complexes est provoquée par
des processus très subtils qui arrivent à toucher l'être
et perturbent considérablement les modes de vie. Il est à
noter que l'utilisation de l'informatique dans l'environnement de travail
accélère ces processus.
Le premier processus est celui de la déterritorialisation/reterritorialisation
(6). Il s'agit, pour que l'organisation
survive, d'exiger une disponibilité permanente (mobilité,
flexibilité, adaptabilité) de la part des hommes, particulièrement
des managers. Pour ce faire l'organisation doit les couper de leur identité
originelle (pays, langue, région, culture, habitude) pour les reterritorialiser
à l'intérieur du système, c'est-à-dire dans
la culture interne de l'organisation qui devient le seul référent
non seulement à l'intérieur du cercle professionnel, mais
aussi dans le champ social. Le symptôme le plus visible est celui
de la langue qui finira par devenir celle de l'organisation, au point de
faire oublier des mots, puis des syntaxes, puis la primauté même
de la langue d'origine. L'informatique, et particulièrement le micro-ordinateur
individuel, devient un redoutable outil de déterritorialisation
puisqu'il pourra accélérer, grâce à des logiciels
adaptés, l'acquisition de la nouvelle culture, l'intériorisation
de nouvelles normes.
Le deuxième processus est celui de l'abstraction
des tâches et des responsabilités. Ce processus provoque
une déconnexion de plus en plus grande entre l'acte de travail et
le résultat supposé du travail. Le rapport à la réalité
est de plus en plus médiatisé par des procédures,
des dispositifs, des organisations qui développent un sentiment
d'impuissance devant des phénomènes impalpables. L'informatique
en est à la fois le symptôme et l'expression. En effet, le
rapport à la machine est à l'image du mot "écran".
L'écran est à la fois ce qui rend visible l'information et
ce qui fait écran à la réalité de l'information.
L'information est codifiée et quantifiée de telle sorte que,
arrivée sur l'écran, la communication acquiert un formidable
niveau d'abstraction qui rend difficile la perception des enjeux de l'information.
Le stade ultime de cette abstraction est une dépossession du rapport
au monde et à la société environnante, une déconnexion
aux besoins concrets, une fuite vers le futile rassurant.
Le troisième processus est celui du dédoublement
des managers en charge d'organiser ces systèmes qui deviennent de
plus en plus schizophréniques. Ces managers, eux-mêmes produits
par les systèmes qu'ils font fonctionner, sont soumis à des
injonctions paradoxales entre les exigences de l'organisation et celles
qui concourent à leur identité d'homme. Une tension de plus
en plus vive se fait jour autour des paradoxes tels que :
"Plus on va vite, moins on a le temps"
"Plus on est informé, moins on y voit clair"
"Plus on sait, plus l'incertitude est grande"
"Plus on maîtrise les choses, moins on a de pouvoir"
"Plus on met de l'ordre, plus on provoque du désordre"
"Plus on est libre, plus on se sent contraint"
"Plus on est rationnel, plus on génère de
contradictions"
"Plus on progresse, plus on régresse"...
On sait que les injonctions paradoxales rendent fou. Or, dans
le système managinaire, ce qui était un dysfonctionnement
devient une norme. C'est le système dans son ensemble qui devient
paradoxal et paradoxant pour ceux qui y vivent.
Ces trois processus, combinés et exacerbés par
l'utilisation des technologies de l'information, provoquent un formidable
sentiment de désenchantement.
Maîtriser les systèmes d'information
L'informatique, reflet des entreprises qu'elle sert, est non
seulement en crise à cause de ses propres technologies, mais aussi
parce que la société elle-même est en rupture. L'intérêt
des entreprises qui diverge de l'intérêt de la société,
entraîne, en retour, des questions sur la position de l'informatique,
et la fin de l'utopie de l'informatique entraîne la fin du modèle
managérial qu'elle sous-tendait. Est-ce à dire que l'informatique
elle-même doit être remise en cause ? La réponse est
négative, car les besoins en ordinateurs, services et logiciels
croissent toujours globalement. La remise en cause est plutôt celle
de l'utilisation de l'informatique, à l'aube de ce qui pourrait
être la plus grande vague d'abrutissement idéologique des
temps modernes. Il ne s'agit pas pour nous de rejeter, de condamner, de
s'insurger. Il s'agit de s'échapper d'une illusion où l'informatique
est présentée comme le moyen neutre de résoudre les
problèmes de la société. Il s'agit de mettre en avant,
non pas l'intelligence artificielle de la machine, mais l'intelligence
de l'homme. Car les informaticiens ont une forte propension à s'attribuer
des concepts humains et à les réduire à des techniques.
Il s'agit donc de lutter contre la rationalité instrumentale, de
libérer le temps et l'information, de valoriser l'informatique comme
outil de créativité, et, en un mot, de révolutionner
le rôle de l'informatique.
Notes
-
Voir "L'usage des nouvelles technologies continue
de s'étendre", Ministère du Travail, Premières
synthèses, mai 1994. -7,3 millions de salariés en France
utilisent l'informatique, et 9% des cadres déclarent n'utiliser
aucune nouvelle technologie contre 80% des ouvriers non qualifiés-
le taux d'informatisation ne cesse de progresser, au rythme annuel de 7%.
-
Ces transnationales, ou multi-nationales, étaient
à peine 7000 au début des années 70.
-
"Les Etats-Unis entrent dans l'ère de l'entreprise
virtuelle", par John A. Byrne, Richard Brandt et Otis Port in Busines
Week, New-York; repris en français dans Courrier international,
n°120, 18 Février 1993.
-
Aubert/Pages, 1989
-
Cf Actes de 2ième Colloque International
"Stress, Santé et Management", LOGOS, 1992.
-
[Pagès/ Bonetti/ de Gaulejac/ Descendres, 1979,
op cit, p 130 et suivantes.