Informatique et crise du management Alain Bron et Vincent de Gaulejac, Extraits de 'La gourmandise du tapir', Editions Descl?e de Brouwer
L'entreprise des années 80 a tenté de remplir le vide laissé par l'effondrement des grands courants idéologiques, religieux ou politiques. Elle s'est faite religion, avec ses prêtres, les managers, et ses rites, l'adoration de l'ordinateur. Ce culte a permis de réaliser des objets et des services que l'on imaginait à peine quelques dizaines d'années auparavant. Mais dans le même temps, il a créé une illusion, celle de l'entreprise comme seul référant moral et comme lieu privilégié de l'insertion sociale. Dans le même temps, le rêve informatique, né de la notion même de progrès scientifique et technologique, devait permettre de résoudre toute une série de questions sociales en donnant aux hommes des informations et des automates pour soulager les peines et vaincre les contraintes du temps. En fait, une contradiction est devenue de plus en plus évidente entre le développement des entreprises et celui de la société.
La plupart des analyses cherchent des réponses économiques. Comme si la croissance était la solution à cette crise. Ces "solutions" ne font qu'aggraver le mal. En augmentant la productivité et la compétitivité de façon aveugle, on ne fait qu'alimenter un système qui est en train de s'auto-détruire.
Ce qui devait aller vers plus de progrès et vers un travail plus satisfaisant débouche en réalité sur un bouleversement socio-économique que d'aucuns nomment chaos. Mais il s'agit moins d'une crise économique que d'une crise de l'imaginaire, d'une perte de sens. Les effets créés par l'idéologie managériale et le rêve technologique sont en telle contradiction avec le système social que la crise touche le sens, c'est-à-dire l'espace d'aspiration, d'espérance, non seulement pour l'individu pris à part, mais pour la société dans son ensemble. Il n'y a plus cohérence entre le progrès économique, le progrès technologique et le progrès social.
Le système du management des années 80
Le "cadre" des années 60-70 a fait place au "manager" des années 80. Dans le même temps, l'ordinateur s'est immiscé partout dans l'entreprise. En vingt ans de progrès technologiques, sa taille s'est faite discrète, sa puissance extraordinaire. Les évolutions de l'ordinateur ont influé sur le comportement des managers, et inversement. Car, depuis Taylor le management a été dominé par le paradigme scientifique déterministe : réduire l'incertitude et rendre l'avenir prévisible. L'entreprise a donc été conçue comme une machine avec des rouages d'une implacable fiabilité. Et quoi de plus merveilleux que l'ordinateur pour appliquer ce principe ?
Le management a, en effet, trouvé une formidable opportunité dans l'informatique pour faire appliquer ses principes. L'outil ordinateur a servi de support de transformation pour distribuer les rôles, enchaîner les tâches, communiquer les informations, rendre responsable jusqu'au bout de la chaîne de décision. La technique s'est imbriquée dans l'économique pour tisser un réseau de pouvoir. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 91% des cadres en France disent utiliser les technologies nouvelles (informatique, minitel, télécopie, vidéo). Un rapport du Ministère du Travail (1) note que les écarts entre groupes sociaux face à l'utilisation de l'informatique se sont réduits, mais qualifie de "véritable fossé" l'écart qui sépare les cadres des ouvriers. Le rapport ajoute que, loin d'être un accessoire, l'ordinateur est employé au moins trois heures par jour par la moitié des utilisateurs, et que les nouvelles technologies restent "un moyen et symbole du pouvoir de s'informer et de communiquer".
Ce phénomène a tendance à s'accentuer pour des raisons objectives qui tiennent à la place des managers dans la société. Comme leur fonction leur procure un statut social envié, ils ont besoin d'une assurance de stabilité sociale. Cette assurance est trouvée dans l'informatique, où ils peuvent capter une valeur ajoutée, notamment pour les informations qu'ils doivent apporter à leurs supérieurs. L'ordinateur se retrouve donc le point de convergence entre l'intérêt particulier des managers et celui des organisations qui les emploient.
Et, de fait, en interposant la machine entre le personnel et le management, ce dernier devient curieusement plus crédible. La machine est supposée renvoyer son utilisateur devant ses responsabilités, tandis qu'elle masque la réalité triviale du monde des managers. La machine, c'est l'autel où est présenté le Dieu organisation.
Dans la machine se trouve l'information nécessaire à la compréhension du monde des managers : le progrès des ventes, les courbes de satisfaction, les délais de livraison, les prix... Dans la machine se trouve le lien rationnel de l'appartenance à une organisation : son nom, son sigle, mais aussi les présences du personnel, ses absences, souvent son appréciation. Dans la machine se trouvent les codes d'accès au pouvoir : libérer ou conserver une information s'exécutera selon des rites organisationnels.
Par extension, l'informatique sera censée régler toute une série de problèmes de management : l'évaluation des performances d'équipe, la délégation de responsabilité, la régulation des conflits, la synergie entre les individus. L'ordinateur devient l'outil d'adhésion à une vision d'entreprise et d'identification à l'organisation. C'est sur lui que le manager projettera ses propres contraintes, voire son idéal de société.
Pour exister, un ordinateur nécessite des informaticiens. Pour le concevoir, mais aussi pour le mettre en oeuvre et l'entretenir. Or, c'est le flux d'information dans l'entreprise entre le management et le personnel, qui sera déterminant pour la productivité globale. Les médiations téléinformatiques, tant à l'intérieur de l'entreprise qu'à l'extérieur, restructurent en effet les relations d'échanges. Les industriels de l'informatique le savent bien, puisqu'ils fondent leur économie (investissement, marché, profit) sur la composition de pouvoirs des entreprises auxquelles ils vendent leurs produits ou leurs services. Ainsi, l'acte de vente d'un système d'information sera, certes, très sensible aux évolutions d'organisation, mais aussi à la sensibilité politique du directeur de l'informatique. Même si le type d'activité ne l'impose pas, un jacobin aura tendance à acquérir un système en étoile où tout tourne autour d'un ordinateur central omniprésent. Inversement, un manager du type "démocrate" favorisera une topologie décentralisée, même si la tâche de consolidation des informations s'avère difficile. Mais, au delà des tendances individuelles, le facteur déterminant reste l'environnement politique, c'est-à-dire l'idéologie dominante. La plupart des enquêtes sur les besoins en technologies d'information montrent que la principale préoccupation des Directeurs de l'Organisation et de l'Informatique (DOI) suit les modes idéologiques du moment : dans les années 80 il s'agissait d'éduquer le management aux techniques informatiques, alors que le libéralisme des années 90 les pousse à reconsidérer les processus de fabrication et à diminuer les coûts.
Les offreurs de systèmes d'information sont donc obligés de s'aligner, non seulement sur les structures de l'organisation, mais aussi sur l'idéologie -au sens large- des décideurs. La segmentation de l'offre informatique s'efforce d'épouser très précisément les styles et les inclinaisons managériales. La machine doit participer au rêve du management.
A titre d'illustration, les magazines et revues de business et de management contiennent tous une section sur les systèmes d'information, tandis que les périodiques sur l'informatique parlent presque toujours d'organisation et de management. Les deux disciplines de gestion de l'organisation et de l'informatique ont fusionné pour n'en faire qu'une. Organisations, managers et technologies de l'information sont consubstantiels.
Le couple management/informatique est considéré comme stratégique pour la réussite des entreprises. Il est donc très fortement corrélé et il n'est pas étrange que les vagues idéologiques affectent l'un et l'autre de ces mondes. S'il y avait une comparaison à donner, nous ferions référence aux architectes urbains et à la politique des élus locaux. Une très forte relation existe en effet entre ces deux mondes et le style des bâtiments ou des infrastructures est fortement dépendant des options politiques des bailleurs de fonds. Dans le cas de l'informatique, l'infrastructure dépend de l'idée de l'organisation que se font les décideurs, mais aussi de la représentation du monde qu'ils ont à un certain moment. Les décisions dépendent plus des facteurs socio-psychologiques que du mérite intrinsèque des technologies.
La communauté des informaticiens, elle-même très sensible aux facteurs environnementaux, a vu dans ce fait un intérêt objectif, tant pour exercer sa créativité que pour renforcer son pouvoir. Les années 80 ont vu précisément une congruence entre l'idéologie des managers et le rêve informatique. Sous une apparence utopique et bon enfant se cache en fait un véritable système où le management s'appuie sur l'informatique et où les informaticiens se nourrissent des évolutions d'organisations des entreprises. Les uns développent l'utopie des fins, les autres l'utopie des moyens. Sous couvert de la recherche d'un monde parfait, le technique et l'économique s'imbriquent pour tisser un réseau de pouvoir. Par sa position critique dans le tissu social, l'influence de ce couple devient très importante non seulement pour l'entreprise, où il entretient un rêve d'harmonie entre le profit et l'organisation du travail, mais pour la société toute entière.
Les années 90 : la fin du règne managérial
La production, nous l'avons vu, tend à échapper à la traditionnelle règle où les propriétaires des moyens de production, d'un côté achetaient de la force de travail, de l'autre renforçaient leur capital par la vente. Or, un troisième terme apparaît : l'organisation. Ce n'est plus la propriété du capital qui permet d'avoir le pouvoir dans l'entreprise, mais le pouvoir sur l'organisation qui donne la maîtrise sur le capital. Les vingt dernières années ont montré à l'envi des mutations profondes de l'entreprise classique vers des formes de holding, le développement de l'auto-actionnariat, l'utilisation des "stocks options". Le capitalisme patronal passe insensiblement au capitalisme managérial où le management devient un élément important de la maîtrise stratégique, avec des PDG managers par opposition aux PDG fondateurs de sociétés, les deux coexistant.
L'abstraction est arrivée à un tel niveau qu'on ne sait plus très bien où sont les capitalistes et où sont les travailleurs. Les entreprises appartiennent de plus en plus à des organisations qui appartiennent à des organisations, etc. Un maillage s'est développé avec des personnes morales (établissements financiers, entreprises, groupements d'entreprises, pouvoirs publics,...) et représente les intérêts non plus d'un groupe d'actionnaires physiques, mais de réseaux informels, mouvants, difficiles à identifier, actifs dans plusieurs pays en même temps. Le nombre de ces transnationales (non financières) a atteint 37 000 en 1992 et contrôlent environ le tiers des avoirs productifs détenus par le secteur privé dans le monde (2). Leur caractéristique nouvelle est de changer de forme à une très grande vitesse. Le stade ultérieur, en cours de préparation, est l'entreprise virtuelle qui pourrait bien devenir, selon Business Week, "la plus importante innovation en matière d'organisation d'entreprises depuis les années 20" (3). Le principe en est simple. Sur un projet industriel ou commercial donné, plusieurs entreprises, autrefois rivales, mettent en place un réseau informatique et partagent le savoir faire, les coûts et les accès aux marchés respectifs. Cette entreprise faite de toutes pièces pour réaliser le projet, n'a en principe ni organigramme, ni hiérarchie, ni intégration verticale. L'entreprise "virtuelle" disparaît quand le projet est réalisé. Cette "façon de s'agrandir sans s'alourdir" finira par créer un tel enchevêtrement qu'il deviendra difficile de dire où commence telle entreprise et où finit telle autre. Elle imposera de gérer différemment ses informations et ses relations au-delà des frontières de l'entreprise.
Ainsi, les systèmes abstraits -holdings et entreprises virtuelles- remettent-ils continuellement en question les modes de production et fragmentent-ils les organisations antérieures. D'une certaine façon, ils sapent une partie des entreprises qui les constituent pour assurer leur propre pérennité et se détruisent pour essayer de maintenir l'ensemble du système. Et ce dernier devient de plus en plus destructeur pour se maintenir. La recherche du profit reste toujours son but, mais la logique principale semble n'être plus que d'assurer sa reproduction en développant son champ d'intervention à la fois sur l'économique et sur le social. Ce type d'organisations cherche à s'auto-contrôler et devient à la fois le produit du développement économique et le producteur du système économique.
Dans le même temps, ces logiques de développement organisationnel ne sont possibles qu'en s'appuyant sur les technologies nouvelles d'information, de communication et d'automatisation. Ces technologies sont légitimées par souci de rentabilité et "rationalité", car réputées fiables, stables et beaucoup plus performantes que la rentabilité et la rationalité humaine.
Si, en plus d'un niveau d'abstraction de plus en plus élevé, le manager est aveuglé par la préoccupation de l'informatique, on comprend qu'il perde vite le sens social. Par conséquent, le développement des organisations obéit à d'autres lois, d'autres paramètres, d'autres exigences que le développement de la société. Il se produit une divergence d'intérêt entre le manager et le citoyen.
La fin du système managinaire
Avec les changements profonds des logiques de pouvoir, le système managinaire est remis en question. Les quatre pôles qui soutenaient son socle idéologique sont de plus en plus contestés dans la pratique, et les managers eux-mêmes n'y croient plus :
1. l'absence d'antagonisme entre l'intérêt individuel et l'intérêt de l'entreprise;
2. le travail, qui devait donner du sens;
3. l'entreprise, communauté qui devait être un lieu de réalisation globale de soi-même, et pas seulement le lieu où l'on gagne de l'argent. Bref, le lieu où l'on pouvait réussir son existence;
4. l'emploi, enfin, qui devait être un facteur d'égalité, de reconnaissance et de sécurité.
Or, ces quatre valeurs craquent à l'épreuve des faits. L'intérêt de l'entreprise et l'intérêt de la société divergent. Les symptômes apparaissent à l'évidence :
l'entreprise n'est plus créatrice d'emploi, le développement de l'utopie managériale ne conduit pas à donner du travail pour tous. Non seulement elle est élitiste, mais la performance de ces entreprises se paye au prix de licenciements. En raison des exigences de la compétitivité, il devient clair que les objectifs accrus de gains de productivité se traduisent par des plans sociaux répétitifs, voire, "par des plans permanents". Non seulement la perte d'emplois est un choc pour les salariés, mais de surcroît, le sentiment que l'engrenage n'aura pas de fin atteint les cadres qui constituent le moteur même du système managinaire. En plus de la perte d'emploi, l'avenir dans une compagnie devient fragile : le mot "carrière" est lui-même sujet à caution. Le long terme pour faire "carrière" dans les années 70 était dix à quinze ans, il est devenu maintenant deux ans, pas plus. Il y a donc disjonction entre le développement des systèmes organisationnels et les logiques de carrière et d'insertion sociale.
l'entreprise se dualise. L'expression : "les gagnants produisent toujours des perdants" acquiert une traduction organisationnelle : le développement de l'excellence et de la compétitivité est un des moteurs de la production de l'exclusion. Autour d'un noyau d'élites contentes d'elles-mêmes graviteront le personnel aux emplois non qualifiés, répétitifs, mal payés, mal protégés, puis les sous-traitants, puis les petits boulots, puis les chômeurs, puis les RMIstes avec leur cortège de situations précaires. Le système productiviste lié à la pure logique de marché ne sert que les catégories sociales les plus solvables et rejette les autres.
l'entreprise traverse une crise du sens. Le retour en force des valeurs du capital -l'injonction du profit avant tout- a balayé le culte de l'entreprise. Les contradictions sont trop fortes entre l'idéologie/utopie que proposait l'entreprise managériale et la réalité d'aujourd'hui. L'adhésion qui était portée par la culture de la firme, l'enthousiasme provoqué par les projets d'entreprise, les valeurs communes ferments de la réussite, sont en tel décalage avec la pratique effective, que le personnel ne peut plus adhérer. La confusion entre le travail mesuré et le désintéressement demandé est trop forte, si bien que les individus ont tendance à remplacer leur attitude rigide d'antan par une flexibilité non convaincante. Cela produit un cynisme effréné, une désillusion tragique, mais aussi une souffrance morale très grande due à l'abandon d'une croyance ("Je voudrais tellement y croire, mais je ne peux plus").
l'entreprise génère un stress sans précédent. L'antagonisme entre l'intérêt individuel et l'intérêt de l'entreprise est intériorisé par les managers et la contradiction, de plus en plus forte, est repoussée à l'intérieur de la sphère psychologique individuelle. Le symptôme de cette contradiction majeure est le stress et ce phénomène devient massif (4). Quand on sait que 40 à 50% des cadres -chiffres époustouflants- souffrent de cette maladie (5), le phénomène n'est plus individuel, mais social. Alors que le stress se vivait en cachette parce qu'il allait à l'encontre de la bonne image qu'il fallait donner de soi, il est aujourd'hui admis comme une des premières causes de non productivité. Le coût humain qu'il provoque est reporté -externalisé, devrions nous dire- sur la société.
Cette pression psychique, aujourd'hui évidente dans les systèmes d'organisations complexes est provoquée par des processus très subtils qui arrivent à toucher l'être et perturbent considérablement les modes de vie. Il est à noter que l'utilisation de l'informatique dans l'environnement de travail accélère ces processus.
Le premier processus est celui de la déterritorialisation/reterritorialisation (6). Il s'agit, pour que l'organisation survive, d'exiger une disponibilité permanente (mobilité, flexibilité, adaptabilité) de la part des hommes, particulièrement des managers. Pour ce faire l'organisation doit les couper de leur identité originelle (pays, langue, région, culture, habitude) pour les reterritorialiser à l'intérieur du système, c'est-à-dire dans la culture interne de l'organisation qui devient le seul référent non seulement à l'intérieur du cercle professionnel, mais aussi dans le champ social. Le symptôme le plus visible est celui de la langue qui finira par devenir celle de l'organisation, au point de faire oublier des mots, puis des syntaxes, puis la primauté même de la langue d'origine. L'informatique, et particulièrement le micro-ordinateur individuel, devient un redoutable outil de déterritorialisation puisqu'il pourra accélérer, grâce à des logiciels adaptés, l'acquisition de la nouvelle culture, l'intériorisation de nouvelles normes.
Le deuxième processus est celui de l'abstraction des tâches et des responsabilités. Ce processus provoque une déconnexion de plus en plus grande entre l'acte de travail et le résultat supposé du travail. Le rapport à la réalité est de plus en plus médiatisé par des procédures, des dispositifs, des organisations qui développent un sentiment d'impuissance devant des phénomènes impalpables. L'informatique en est à la fois le symptôme et l'expression. En effet, le rapport à la machine est à l'image du mot "écran". L'écran est à la fois ce qui rend visible l'information et ce qui fait écran à la réalité de l'information. L'information est codifiée et quantifiée de telle sorte que, arrivée sur l'écran, la communication acquiert un formidable niveau d'abstraction qui rend difficile la perception des enjeux de l'information. Le stade ultime de cette abstraction est une dépossession du rapport au monde et à la société environnante, une déconnexion aux besoins concrets, une fuite vers le futile rassurant.
Le troisième processus est celui du dédoublement des managers en charge d'organiser ces systèmes qui deviennent de plus en plus schizophréniques. Ces managers, eux-mêmes produits par les systèmes qu'ils font fonctionner, sont soumis à des injonctions paradoxales entre les exigences de l'organisation et celles qui concourent à leur identité d'homme. Une tension de plus en plus vive se fait jour autour des paradoxes tels que :
"Plus on va vite, moins on a le temps"
"Plus on est informé, moins on y voit clair"
"Plus on sait, plus l'incertitude est grande"
"Plus on maîtrise les choses, moins on a de pouvoir"
"Plus on met de l'ordre, plus on provoque du désordre"
"Plus on est libre, plus on se sent contraint"
"Plus on est rationnel, plus on génère de contradictions"
"Plus on progresse, plus on régresse"...
On sait que les injonctions paradoxales rendent fou. Or, dans le système managinaire, ce qui était un dysfonctionnement devient une norme. C'est le système dans son ensemble qui devient paradoxal et paradoxant pour ceux qui y vivent.
Ces trois processus, combinés et exacerbés par l'utilisation des technologies de l'information, provoquent un formidable sentiment de désenchantement.
Maîtriser les systèmes d'information
L'informatique, reflet des entreprises qu'elle sert, est non seulement en crise à cause de ses propres technologies, mais aussi parce que la société elle-même est en rupture. L'intérêt des entreprises qui diverge de l'intérêt de la société, entraîne, en retour, des questions sur la position de l'informatique, et la fin de l'utopie de l'informatique entraîne la fin du modèle managérial qu'elle sous-tendait. Est-ce à dire que l'informatique elle-même doit être remise en cause ? La réponse est négative, car les besoins en ordinateurs, services et logiciels croissent toujours globalement. La remise en cause est plutôt celle de l'utilisation de l'informatique, à l'aube de ce qui pourrait être la plus grande vague d'abrutissement idéologique des temps modernes. Il ne s'agit pas pour nous de rejeter, de condamner, de s'insurger. Il s'agit de s'échapper d'une illusion où l'informatique est présentée comme le moyen neutre de résoudre les problèmes de la société. Il s'agit de mettre en avant, non pas l'intelligence artificielle de la machine, mais l'intelligence de l'homme. Car les informaticiens ont une forte propension à s'attribuer des concepts humains et à les réduire à des techniques. Il s'agit donc de lutter contre la rationalité instrumentale, de libérer le temps et l'information, de valoriser l'informatique comme outil de créativité, et, en un mot, de révolutionner le rôle de l'informatique.

Notes

  1. Voir "L'usage des nouvelles technologies continue de s'étendre", Ministère du Travail, Premières synthèses, mai 1994. -7,3 millions de salariés en France utilisent l'informatique, et 9% des cadres déclarent n'utiliser aucune nouvelle technologie contre 80% des ouvriers non qualifiés- le taux d'informatisation ne cesse de progresser, au rythme annuel de 7%.
  2. Ces transnationales, ou multi-nationales, étaient à peine 7000 au début des années 70.
  3. "Les Etats-Unis entrent dans l'ère de l'entreprise virtuelle", par John A. Byrne, Richard Brandt et Otis Port in Busines Week, New-York; repris en français dans Courrier international, n°120, 18 Février 1993.
  4. Aubert/Pages, 1989
  5. Cf Actes de 2ième Colloque International "Stress, Santé et Management", LOGOS, 1992.
  6. [Pagès/ Bonetti/ de Gaulejac/ Descendres, 1979, op cit, p 130 et suivantes.