Nous engageons vivement les lecteurs de Terminal à découvrir
le dernier livre de Pierre Lévy. Ses mérites sont nombreux.
Outre une qualité d'écriture remarquable, la motivation sous-jacente
mérite d'être soulignée : il s'agit d'une proposition
politique, exercice peu courant dans le domaine de l'évaluation
critique des enjeux des technologies de la communication, et particulièrement
bien venu à l'heure des projets d'autoroutes de l'information. Mais,
disons le d'emblée, l'inspiration générale des idées
exposées concernant les rapports savoir/pouvoir nous semble poser
problème. Un projet social peut-il dépendre principalement
du degré de concrétisation d'agencements technologiques,
tels que des réseaux numériques maillant des collectifs (2)
? Les trois questions ci-dessous prolongent cette interrogation. Elles
forment l'ossature de ce premier article.
- les technologies d'information et de communication sont-elles
porteuses d'un nouvel ordre social basé sur la connaissance ?
- comment, les formes de présence à distance
convoyées par les réseaux, peuvent-elles se combiner (et
non se substituer) aux autres relations, articulés sur l'"ici et
maintenant" ?
- comment apprécier, enfin, le souhait de la disparition
de la transcendance comme condition de l'avènement de communautés
réellement démocratiques ?
Le savoir et son inscription matérielle.
La lecture de l'histoire selon P. Lévy repose sur une
proposition centrale : trois espaces anthropologiques se seraient succédés
: la Terre, le Territoire, l'Espace des marchandises et nous serions entré
finalement dans le quatrième : l'Espace du Savoir.
(3)
"En effet, c'est désormais (souligné
par nous) des capacités d'apprentissage rapide et d'imagination
collective des êtres humains qui les peuplent que dépendent
aussi bien les réseaux économiques que les puissances territoriales."
(4)
Selon un processus déjà vérifié
pour les deux mutations antérieures (Terre/Territoire, Territoire/Marchandise),
l'Espace du Savoir se subordonnerait les trois autres, sans les annihiler.
Il co-existerait avec eux en les ajustant à sa domination.
Cette affirmation est incontestable, au sens où les
professions de foi ne se contestent pas. Il est toujours possible d'entreprendre
une lecture de l'organisation sociale reposant sur une cause première,
de déduire les rapports de pouvoir de la distribution et de l'organisation
des réseaux de savoir. Mais l'inverse est tout aussi tentant.
Savoir égal pouvoir ou richesse, sont des équations
d'une grande naïveté. Le problème n'est pas de se demander
si le savoir a une fonction de distribution de pouvoir -c'est évident-
mais d'examiner les conséquences d'un discours unilatéral
qui postule une cause efficiente principale, ici le Savoir, mais ce pourrait
être aussi l'Intelligence, la Force militaire ou l'Harmonie.
Sur cette conception des rapports savoir/organisation sociale,
trois questions (au moins) se posent :
- comment séparer les connaissances, savoir-faire, compétences
de leurs inscriptions matérielles et sociales : systèmes
techniques et institutions, pour résumer ? Comment un adepte du
concept matérialiste de "technologie intellectuelle", peut-il imaginer
une "source" de richesse localisée principalement dans des acteurs
individuels ou, à plus forte raison, collectivement associés
(car qui dit association collective suppose des instruments très
concrets d'association : écrits, réunions, conciliabules,
institutions, réseaux formels et informels, matériels et
spirituels) ?
- comment séparer information et matière, savoir
et marchandise ? P. Lévy souligne pourtant que "la société
de l'information est un leurre", parce que l'information a déjà
pénétré l'univers de la production industrielle marchande.
Comment donc concevoir un échange social délivré
des pesanteurs de l'objet matériel, de la circulation marchande.
L'objet virtuel, quant à lui, n'est pas dénué de pesanteur,
même si son "poids" se manifeste surtout dans les procédures
d'appropriation. La marchandise concrétise un rapport social. Dans
cette perspective, le travail abstrait, immédiatement et nécessairement
collectif (inventeur, ingénieurs, ouvriers, investisseurs, commerçants,
etc.) suppose la circulation accélérée et élargie
d'échange informationnel. De la même manière qu'un
outil concrétise un programme "immatériel", mais qui lui
est indissolublement lié, une marchandise concrétise de l'information
(définition de l'information : qui donne forme).
On peut élargir l'abstraction de la valeur marchande
à d'autres horizons que le fameux "temps social moyen de travail",
(c'est-à-dire le travail abstrait de la théorie marxiste),
y adjoindre ou y mêler la valeur signe, la valeur culturelle, voire
comme P. Lévy, la valeur savoir (ce que l'échange convoie
et transmet comme savoir). Mais comment fonder une telle circulation sur
l'oubli de la marchandise classique, produit "pesant", nécessitant
camions, navires et wagons pour son transport ? Pourquoi détacher
de cette circulation "concrète", la circulation informationnelle
pure pour y loger des qualités de fluidité parfaite, d'échanges
démocratiques, de développement "personnel" et collectif
?
- le savoir existe dans les trois autres "espaces" antérieurs.
Il y est chevillé à des forces matérielles et sociales
(la nature, la communauté, le capital). Dans le quatrième,
il serait à lui-même sa propre base : "L'intelligence collective
: source et but des autres richesses, ouverte et inachevée, output
paradoxal puisque intérieur, qualitatif et subjectif" (5).
Postulat d'une entité "pensée collective", ne dépendant
que de ses réseaux d'élaboration et de circulation, pourtant
déjà très matériels, assis sur sa propre immanence,
lesté de sa radicale mobilité et de l'impossibilité
d'une appropriation privée. D'où la seule matière-savoir
: le vide (6). On pourrait postuler une quantité
d'autres espaces "anthropologiques" tout aussi légitimes : la bonté,
la fraternité, la communication, la compréhension, le partage,
la solidarité, l'équilibre et bâtir une anthropologie
sur chacune de ces qualités (pour certaines, c'est chose déjà
faite).
S'agissant plus précisément des technologies
d'information et de communication, il y a deux thèses principales
qui gouvernent la question de leur puissance sociale :
Thèse 1 : l'expansion des automatismes "soft" dessine
une société de l'intellectualité, du savoir, de l'immatériel
(7), des flux et réseaux : cette tendance est
dominante et remodèle l'organisation sociale malgré le poids
des conservatismes de tous ordres. Exemple : Internet tisse une forme de
communauté échappant au contrôle social marchand traditionnel
(encore que cette dernière logique est en train de réinvestir
le réseau : publicité, vente de pizzas et pornographie).
Cette première thèse sous-tend "L'Intelligence collective".
Thèse 2 : c'est l'ordre social, la répartition
des pouvoirs, le cadre politico-économique, ce qu'on appelle dans
le vocabulaire marxiste les "rapports de productions", qui dominent et
s'assujettissent, tout en subissant leur pression, les modes de conservation,
de transmission et de croissance des savoirs : l'avoir prime sur le savoir.
Exemples : les réseaux informatiques aident à la délocalisation
internationale, ou encore la micro-informatique permet le flux tendu et
réorganise les collectifs de travail autour de la soumission à
la culture d'entreprise.
Afin de prolonger l'analyse, esquissons une perspective tierce
: les deux plaques (technologies et pouvoirs) glissent l'une sur l'autre.
Parfois, il y a embrayage, et on revient à l'un des deux cas de
figure précédents. Mais il peut aussi y avoir superposition
sans embrayage : les logiques deviennent hétérogènes.
On pourrait aussi affirmer que, dans ces derniers agencements, technologies
et pouvoirs renforcent et altèrent simultanément les rapports
sociaux marchands. Exemple : les messageries télématiques
remplissent les poches d'investisseurs mais concrétisent des désirs
de relations "spectrales".
La délivrance du corps : quels types de connaissances
peuvent circuler sur les réseaux ?
Depuis les premières formes de transport à distance
des signes de la présence (missive, télégraphe, téléphone,
télévision...) la logique des télécommunications
est assez claire. Elle vise à se rapprocher des conditions du contact
"hic et nunc". Mais croire que cette tendance peut parvenir à
son terme relève d'un postulat positiviste. Un certain type de savoir
ou de savoir-faire, épuré, formalisé, décontextualisé
circule convenablement dans les réseaux, et ceci est déjà
source de grandes mutations (tel que l'usage à distance de systèmes
experts). D'autres exigent le déroulement temporel, affectif, d'une
expérience vécue. Et ceux-là résistent mal
à l'explicitation préalable. Une codification aussi dynamique,
iconique soit-elle, s'épuise à les symboliser.
Derrière le rêve d'une traduction transparente
des pensées et des relations -dont on traitera dans le prochain
article- se manifeste le fantasme actif des apôtres du "cyberspace"
: transférer l'interaction sociale dans les réseaux "immatériels",
en restituant toutes leurs composantes opérationnelles, pragmatiques
et affectives. Concevoir que la tendance télétechnique recherche
ces conditions "charnelles" de l'échange social est une chose, penser
ce mouvement totalement accompli en est une autre.
Ce qui fait problème dans la "cybermania", c'est l'illusion
de la substitution de la présence physique par la télé-présence.
Comme si on extrapolait la logique des télécommunications
jusqu'à leur faire jouer un rôle qu'elles ne peuvent tenir
: celui de concrétiser, à l'identique, la rencontre des corps.
Voix, visage, silhouette, présence virtuelle, retour d'effort, l'Espace
du savoir que dessine P. Lévy est un espace des réseaux,
de présence à distance, un milieu d'interfaces techniques.
Que de tels outils augmentent la puissance de transcription,
la lisibilité des relations, nul n'en disconviendra. (8)
Mais qu'une telle entreprise puisse, ne serait-ce que s'approcher de la
description réaliste des situations cognitives, relationnelles,
affectives, il y a tout lieu d'en douter. A supposer qu'un tel projet soit
réalisable, il sous-emploierait l'efficacité des outils informatisés
qui révèlent leur puissance en traitant les informations,
en les transformant, en exprimant des rapports cachés plutôt
qu'en essayant de les mimer.
A poursuivre un projet de vie sociale parallèle s'exprimant
dans les réseaux, on rate le génie propre à ces configurations
: jouer alternativement et simultanément sur les deux plans, celui
des relations ordinaires basées sur la présence physique
et celui de la présence virtuelle.
Il y a deux manières -complémentaires- d'être
déplacé. La première opère par modélisation/simulation
et, éventuellement, transport de ces modèles à distance
avec pour horizon la reproduction de l'existant. C'est ce qu'on pourrait
nommer le transport kinesthésique : déplacement de la voix
par le téléphone, de l'image par le visiophone, du toucher
par certaines applications de réalité virtuelle. La deuxième
s'écarte de cette tentation mimétique. Elle exploite la simulation
dans une autre perspective : augmenter ou transformer l'expérience,
créer de nouveaux êtres hybridants acteurs humains, animaux,
systèmes techniques (se déplacer comme une abeille dans un
environnement de réalité virtuelle, par exemple). Le projet
de télébureautique virtuelle DIVE (9)
concrétise, pour partie, cette direction. Les acteurs humains interagissent
sous forme de figurines. Chaque membre du collectif de travail y est représenté
comme individu "augmenté", prolongé" par des caractéristiques
relationnelles. S'il fixe un acteur, son image s'agrandit, le son de sa
voix augmente. A-t-il l'habitude de consulter son agenda ? Celui-ci clignote
lorsqu'il rejoint son univers de travail quotidien. L'espace de travail
devient un quasi-sujet, il enregistre, il concrétise des relations,
aussi bien avec les objets qu'avec des partenaires (10).
Mixte de représentations analogiques partielles (la figurine)
et de traits abstraits (la symbolisation graphique des relations d'intérêt,
d'attention), l'environnement DIVE transfigure la communauté de
travail.
D'une manière générale, avec les technologies
INFOCOM on attend à la fois trop et trop peu. Trop : façonner
un outre monde "cyber", indépendant du nôtre, voire contradictoire.
Trop peu : on néglige l'effet retour, comme si on pouvait ajouter
un épiderme en laissant le derme intact. En identifiant le "cyberspace"
à un outre monde, on sous-estime les effets de la commutation de
notre monde avec le monde de la présence augmentée (c'est-à-dire
transportée à distance, transformée, intensifiée,
mais distincte de la proximité corporelle).
L'espoir d'une fin de la transcendance.
Le projet social défendu dans "L'intelligence collective"
se veut dissipateur de l'illusion d'une fondation purement immanente de
la société. Le social pourrait ainsi se définir sans
référence à une instance qui le surplombe. (Nous verrons
dans le prochain article, que, de la même manière, la fonction
du langage comme opérateur d'institution du social est relativisée,
au profit de formes "plus directes" d'expression de la pensée, et
que sa vocation transcendante est, du même coup, négligée.)
P. Lévy n'a pas de mots assez durs pour condamner cette naïveté
coupable et trompeuse que serait la transcendance. Après avoir expliqué
que dans les "groupes organiques", les "principes organisateurs ne sont
pas fixés, réifiés ni déposés hors du
groupe" (11), l'auteur rapporte la naissance de
la transcendance à la spécialisation et à la concentration
de fonctions de gestion et de traitement de l'information dans les mains
de "leaders, chefs, rois et représentants divers" qui "unifient
et polarisent l'espace du collectif" (12) dans
des sociétés trop nombreuses pour être transparentes.
Aujourd'hui, de nouvelles technologies intellectuelles auraient
la capacité de rendre obsolète ce régime de fonctionnement
social (13). Pour illustrer cette idée, P.
Lévy réquisitionne la logique de l'auto-organisation en prenant
comme exemple le cerveau qui "pense en l'absence de centre pour le diriger"
(14).
L'idée que le social se construit de proche en proche
-ce qui ne veut pas dire localement, bien sûr, le proche peut être
lointain pourvu qu'un réseau mène de l'un à l'autre-
possède une valeur heuristique incontestable. Elle inspire notamment
le renouvellement épistémologique dont nous avons déjà
fait état à propos des technologies intellectuelles. L'ethnométhodologie
apporte sa contribution à la tentative de démonstration de
l'inutilité de l'hypothèse de l'existence d'une instance
surplombante fondant le lien social (ou la logique de la découverte
scientifique, de l'invention technique) -quel que soit le nom qu'on lui
donne et la fonction qu'on lui assigne : transcendance, idéologie,
culture, tradition.
La volonté de se libérer du passé fonde
la critique de la transcendance (15). Sur cette dichotomie
simplificatrice passé/présent se moule l'opposition oppression/démocratie,
où la démocratie signifierait la libération de la
domination du passé, l'épuisement de la transcendance.
A cette tentative de faire table rase, -qui rappelle l'appel
à un "au-delà du langage"-on opposera, ici, l'idée
que le social se construit à la fois par le haut et le bas. L'apport
de l'ethnométhodologie est incontestable, tout comme l'est la critique
des catégories a priori de l'expérience (le temps et l'espace
kantien) vues comme immuables, intemporelles. Mais comment négliger
le fait que l'univers social est toujours déjà collectivement
institué ?
On plaidera ici plutôt en faveur d'une transcendance
relativiste : on peut à la fois soutenir que nous sommes toujours
dans l'espace et le temps, mais que notre temporalité est toujours
déjà construite (par les technologies en général
et les télétechnologies en particulier). Notre espace social
est le fruit d'un double travail. Transcendant : réaménagement,
en particulier par l'exercice langagier, du legs de la tradition qui nous
surplombe. Immanent : invention/agencements moléculaires permanentes
de nouvelles configurations sociales obéissant au principe de la
diffusion par réseaux (proches et lointains). Dénoncer les
intermédiaires comme des profiteurs de la spécialisation,
souhaiter l'extinction de leur fonction au profit de relations directes,
c'est considérer la médiation comme un travail technique,
malfaisant qui plus est , et non pas comme une activité créant
des relations sociales. Peut-on se passer des passeurs ? Rien n'est moins
sûr.
Toute forme de transcendance étant dénoncée,
la notion de conflit n'a plus droit de cité dans cette fondation
toujours immanente des sociétés du savoir réparti,
cette vision des "cités calmes".
De ces évocations de "chorégraphie des corps
angéliques" (16), émane un parfum de
glissements harmonieux, diaphanes, délestés de la pesanteur
des corps réels et de leurs tourments. Le renversement humaniste
souhaité -l'inspiration qui irradie ne vient plus des cieux mais
ce sont les agents collectifs qui l'engendrent- conserve la forme de la
révélation sacrée : une harmonie sans faille -non
pas pré-établie comme dans les religions révélées,
mais toujours nécessairement reconstituée-, une communauté
en sympathie, une disponibilité de principe, un accès transparent
(17). Mais les prêches moraux n'ont jamais évité
les haines et les massacres. Les constructions angéliques intelligentes
sont plus inoffensives. En y regardant de plus près, elles ne le
sont pas totalement. Elles fournissent un soutien, à statut théorique,
aux projets de maillages à haute densité en cours, et contribuent
à décharger ces projets de leur efficacité culturelle
: puisque tout est dans la circulation, la formation d'entités en
dialogue, de communautés virtuelles, de société écraniques,
pourquoi se soucier des contenus, des formes de relations, des dispositions
? Désavouée, déconsidérée d'emblée,
une sociologie -non pas des usages, qui on en conviendra n'offre que peu
d'intérêt en la matière- mais des postures et des intentions.
Après ces multiples descriptions des mutations, différenciations,
réagencements à l'oeuvre dans les collectifs, on a envie
d'interroger : et si les émergences sont contradictoires, si deux
projets seulement issus des communautés virtuelles sont en opposition
de phase ? Que se passe-t-il ? Comment se règle le conflit, dès
lors qu'il porterait sur un projet engageant la vie concrète d'une
communauté ? Le présupposé implicite considère
le social comme formé de collectifs quasi-indépendants, en
recombinaison permanente, certes, mais glissants toujours sans heurts les
uns sur les autres.
"Comme les messages du cyberspace interagissent et s'appellent
d'un bout à l'autre d'un plan lisse déterritorialisé,
les membres des collectifs moléculaires communiquent transversalement,
réciproquement, hors catégories, sans passer par la voie
hiérarchique, pliant et repliant, cousant et recousant, compliquant
à loisir le grand tissu métamorphique des cités calmes"
(18). Un "calme", une pacification qui véhicule
une forte odeur de refoulement des conflits, propice au déchaînement
de tempêtes par rupture du couvercle/édredon.
On retrouve une même simplification dans la distinction
pouvoir/puissance. La puissance est intégralement positive ("Les
justes favorisent la puissance." (19)). Elle est
"bonne" parce qu'elle "grandit les êtres humains".
Lui est associé : "fierté, reconnaissance, communication,
intelligence collective".
Le pouvoir, en revanche, "...serait plutôt mauvais,
car il se mesure à sa capacité de limiter la puissance, à
son potentiel de destruction" (20). Lui est accolé
: "l'humiliation, la dépréciation, la séparation,
l'isolement."
Le postulat d'une parfaite séparation pouvoir/puissance,
d'une étanchéité à toute épreuve résout
d'emblée le problème avant même qu'il ne puisse se
déployer. Et si pouvoir et puissance ne pouvaient pas être
si facilement distingués, si les "bonnes" qualités en contenaient
de plus obscures, si précisément le lien social, la coopération
n'existaient que parce que la contradiction, la division, le clivage gisent
au plus profond des agents singuliers et collectifs ? (P. Lévy admet
la non-unicité des agents, mais uniquement sous les auspices de
la multiplicité, de la "différenciation", de la croissance
polymorphe, de la "métamorphose". L' "Espace du savoir"
y est paré de toutes les qualités, constituant pour les collectifs
"un mode nouveau d'identification, ouvert, vivant et positif
(souligné par nous)" (21).
Cette vision est celle d'une société "positive"
ouvrant "des espaces lisses à la circulation des nouveaux nomades."
(22), sans aspérités, où l'idéal
politique susciterait "la régulation en temps réel, l'apprentissage
coopératif continu, la valorisation optimale des qualités
humaines et l'exaltation des singularités." (23)
Une société en paix avec elle-même, constamment
et consciemment créative : on ne met pas en doute la sincérité
de l'auteur, tout au plus la naïveté de sa démarche.
Qu'il souhaite ardemment un monde sans domination cristallisée,
où les rapports de forces, de pouvoirs ne seraient plus le principal
paramètre orientant la solution des conflits, définissant
la dynamique sociale ; qu'il désire un monde plus "angélique"
, on ne lui disputera pas ce voeu. Tout le problème réside,
non pas tellement dans le projet, mais dans le trajet. Fameuse question
de la transition : on est en droit d'attendre quelques indications sur
le passage d'une société conflictuelle, hétéronome
à une société "pacifiée". Mais l'évitement
de la notion de conflits interdit évidemment une telle esquisse.
N'importe quel échange communautaire peut alimenter les places fortes
marchandes. Seule la croyance dans le cheminement inéluctable de
la dynamique du Savoir permet d'éviter de s'interroger sur une éventuelle
stratégie de renversement. La vision défendue prend le risque
de basculer d'une courageuse utopie à un credo moraliste ordinaire.
Encore que ce projet appelle commentaires. Quitte à jouer les mécanos
du lien social, inquiétons-nous des étranges agencements
qui pourraient naître d'une autonomie pure, sans référence
stable, au moins temporaire. Une telle perspective risque de verser dans
l'indifférence des collectifs les uns vis-à-vis des autres,
chacun poursuivant la quête d'une autodéfinition sans rapports
de mesure, d'évaluation.
Déterritorialisation ou changement de territoire
?
Si le capitalisme est coextensif au mouvement de déterritorialisation,
d'accélération des flux, de décentration, quelles
réponses y opposer ? Un retour à l'immuabilité des
sociétés du mythe, des "sociétés sans histoire"
est impossible. La poursuite d'une marchandisation tourbillonnante ne peut
susciter beaucoup d'enthousiasme. Par ailleurs, la précipitation
du soi-disant mouvement d'immatérialisation, prônée
de plus en plus souvent, ne constitue pas non plus -si tant est qu'elle
soit possible- une issue satisfaisante. (24)
Les fréquentes références marxisantes
à la société "sans classes" tranchent courageusement
avec la littérature courante sur les enjeux des technologies. Mais
l'appel à un communisme/collectivisme "intelligent" fait
malheureusement sien un vocabulaire un peu trop "communicationnellement"
correct. Absence de centre organisateur, connectivité massive, rapidité
de réaction, régulation, optimisation des chemins, temps
réel, nég-enthropie, les qualités techniques des réseaux
sont ici traduites en idéaux de fonctionnement social. La dynamique
décrite n'est finalement pas si éloignée de celle
prônée par les architectes d'une société que
le fonctionnement mondial, dématérialisé et permanent
de la Bourse résume assez bien. Avec le culte de l'échange
généralisé et l'appel à une mise en réseau
élargie, la socialité cyber s'apparente à une variété
de structuralisme. Seul compte finalement le dispositif de commerce social
au détriment des motivations des acteurs, du contenu de leurs projets
et des intérêts qui les meuvent. La sympathie que l'on peut
éprouver pour l'utopie dessinée trouve ici ses limites.
A la déterritorialisation généralisée,
il faut opposer non pas la reterritorialisation généralisée,
mais le changement de territoire. Ce changement, ce n'est pas le remplacement
du territoire géographique par celui des réseaux "immatériels",
de la marchandise "pesante" par l'information, mais l'interaction entre
ces niveaux, entre le réel et le virtuel, entre l'espace territorial
et l'espace des flux immatériels, entre la temporalité du
virtuel et celle du passé. Il s'agit de réinterprétation
du niveau "événementiel" par le niveau "informationnel",
et non pas de substitution. Le territoire demeure. Mais il est partiellement
redéfinit par les réseaux.
La définition d'une véritable démocratie
appelle sans doute des investigations plus subtiles que l'opposition entre
transcendance et immanence, pouvoir et puissance, centre et périphérie,
inscription territoriale et cyber-nomadisme. Il y a finalement un bon usage
à faire du livre de P. Lévy : en garder l'énergie
utopiste mais opter pour des figures moins imposées.
Notes
-
La Découverte, Paris, 1994.
-
Appelant de ses voeux une "appropriation de la parole,
normale, tranquille, instituée", P. Lévy se questionne
: "N'est ce pas ce dont rêvaient les surréalistes sans
en avoir les moyens techniques ?", L'intelligence collective,
op. cit. p.167. S'agit-il donc principalement de" moyens techniques" ?
-
P. Lévy se situe ici dans une lignée de
travaux qui tentent d'utiliser organisation des savoirs et techniques comme
analyseur de la dynamique sociale. On peut citer, à titre d'exemple,
Alvin Toffler, (La troisième vague, Denoël, Paris, 1980),
deux éditions de "La révolution de l'intelligence",
ouvrage collectif publié par le ministère de la Recherche
et de l'Industrie en 1986 et 1987, ou encore plus récemment par
Robert Reich, The Work of Nations, Random House, New York, 1991.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.23/24.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.47.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.228.
-
Il est toutefois un peu sommaire de mettre un signe
d'égalité entre informatique et immatérialité.
On oublie, ce faisant, le côté matériel des logiciels
: l'ordinateur et surtout les interfaces de communications.
-
Notons toutefois une limite à la cartographie
des savoirs des membres d'un collectif de travail, par exemple : les savoirs
et savoir-faire sont rarement individuels.Bien que les "curriculum vitae"
s'évertuent à décrire des qualités personnelles,
il est difficile d'isoler les compétences détenues en propre
par un agent, de les séparer des activités coopératives
d'un collectif.
-
Dive est développé au S.I.C.S. en Suède
pour une description plus précise, voir Lennart E. Fahlen, Actes
d'Imagina 1994, INA, p. 219.
-
Plus modestement, Bob, la dernière interface
graphique proposée par Microsoft, définie comme "interface
sociale", a la même ambition.
-
Mais alors on ne peut pas comprendre la naissance du
mythe, ni ensuite des religions, dans ces sociétés organiques,
peu nombreuses, où toute action "retentit" immédiatement
sur les autres membres du groupe
-
L'intelligence collective, op. cit., p61.
-
"L'évolution technique a rendu la transcendance
obsolète.", L'intelligence collective, op. cit., p. 63
-
L'intelligence collective, op. cit., p. 63.
La métaphore intéressante des réseaux neuronaux ne
doit pas faire oublier qu'aux phases d'apprentissages succèdent
celles de reconnaissances. Le caractère réparti des compétences
n'offre d'intérêt que s'il se condense dans une capacité
particulière (reconnaître une forme, par ex.). Si aucun ordre
n'apparaît, le réseau demeure un ensemble amorphe de circulation
de micro-courants, certes toujours inédit, mais aussi peu intéressant
que la notation aléatoire de conversations sur le réseau
téléphonique. Ce qu'on recherche, c'est si possible une régularité,
une forme caractéristique. Ou bien on s'abandonne à l'éventuel
plaisir esthétique de la morphogenèse toujours renouvelée
dans un système auto-reproducteur.
-
"L'être autonome a la puissance d'échapper
à son passé", L'intelligence collective, op. cit.,
p.85
-
L'intelligence collective, op. cit., p.95
-
"Les anges des vivants s'unissent pour former et
reformer perpétuellement l'Ange du collectif, le corps mobile et
flamboyant du savoir humain.", L'intelligence collective, op.
cit., p.107/108.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.63.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.41.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.41.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.33.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.48.
-
L'intelligence collective, op. cit., p.94.
-
Hypothèse : des conditions anthropologiques
minimum de permanence, d'identité, de contrôle sur les effets
de l'action, sont à postuler. Sans ces conditions, on perd non seulement
la possibilité de permanence identitaire, mais la notion même
d'identité (personnelle ou collective). Il y a une fausse-bonne
issue à mettre l'accent sur la multi-partition qui nous travaille
("Je est un autre"). Ces clivages qui affectent nécessairement
toute identité, qui la travaillent en sous-main, qui la déstabilisent
en permanence, n'équivalent pas à la disparition de la notion
d'entité ( à opposer à multiplicité). Un système
complexe, comprenant une quantité de sous-systèmes n'en est
pas moins délimité (c'est-à-dire séparé
de son environnement) ; il assure la permanence de son existence. C'est
de ce point de vue que les démonstrations sur l'illusion du "moi",
puisant par exemple leurs références dans le bouddhisme,
sont critiquables (voir en particulier "L'inscription corporelle de
l'esprit", F. Varela, E. Thompson, E. Rosch, Le Seuil, Paris, 1993,
Chapitres II et III).