Savoir, pouvoir et r?seaux num?riques A propos de L'Intelligence collective de Pierre L?vy (1) Jean-Louis Weissberg
Nous engageons vivement les lecteurs de Terminal à découvrir le dernier livre de Pierre Lévy. Ses mérites sont nombreux. Outre une qualité d'écriture remarquable, la motivation sous-jacente mérite d'être soulignée : il s'agit d'une proposition politique, exercice peu courant dans le domaine de l'évaluation critique des enjeux des technologies de la communication, et particulièrement bien venu à l'heure des projets d'autoroutes de l'information. Mais, disons le d'emblée, l'inspiration générale des idées exposées concernant les rapports savoir/pouvoir nous semble poser problème. Un projet social peut-il dépendre principalement du degré de concrétisation d'agencements technologiques, tels que des réseaux numériques maillant des collectifs (2) ? Les trois questions ci-dessous prolongent cette interrogation. Elles forment l'ossature de ce premier article.
- les technologies d'information et de communication sont-elles porteuses d'un nouvel ordre social basé sur la connaissance ?
- comment, les formes de présence à distance convoyées par les réseaux, peuvent-elles se combiner (et non se substituer) aux autres relations, articulés sur l'"ici et maintenant" ?
- comment apprécier, enfin, le souhait de la disparition de la transcendance comme condition de l'avènement de communautés réellement démocratiques ?
Le savoir et son inscription matérielle.
La lecture de l'histoire selon P. Lévy repose sur une proposition centrale : trois espaces anthropologiques se seraient succédés : la Terre, le Territoire, l'Espace des marchandises et nous serions entré finalement dans le quatrième : l'Espace du Savoir. (3)
"En effet, c'est désormais (souligné par nous) des capacités d'apprentissage rapide et d'imagination collective des êtres humains qui les peuplent que dépendent aussi bien les réseaux économiques que les puissances territoriales." (4)
Selon un processus déjà vérifié pour les deux mutations antérieures (Terre/Territoire, Territoire/Marchandise), l'Espace du Savoir se subordonnerait les trois autres, sans les annihiler. Il co-existerait avec eux en les ajustant à sa domination.
Cette affirmation est incontestable, au sens où les professions de foi ne se contestent pas. Il est toujours possible d'entreprendre une lecture de l'organisation sociale reposant sur une cause première, de déduire les rapports de pouvoir de la distribution et de l'organisation des réseaux de savoir. Mais l'inverse est tout aussi tentant.
Savoir égal pouvoir ou richesse, sont des équations d'une grande naïveté. Le problème n'est pas de se demander si le savoir a une fonction de distribution de pouvoir -c'est évident- mais d'examiner les conséquences d'un discours unilatéral qui postule une cause efficiente principale, ici le Savoir, mais ce pourrait être aussi l'Intelligence, la Force militaire ou l'Harmonie.
Sur cette conception des rapports savoir/organisation sociale, trois questions (au moins) se posent :
- comment séparer les connaissances, savoir-faire, compétences de leurs inscriptions matérielles et sociales : systèmes techniques et institutions, pour résumer ? Comment un adepte du concept matérialiste de "technologie intellectuelle", peut-il imaginer une "source" de richesse localisée principalement dans des acteurs individuels ou, à plus forte raison, collectivement associés (car qui dit association collective suppose des instruments très concrets d'association : écrits, réunions, conciliabules, institutions, réseaux formels et informels, matériels et spirituels) ?
- comment séparer information et matière, savoir et marchandise ? P. Lévy souligne pourtant que "la société de l'information est un leurre", parce que l'information a déjà pénétré l'univers de la production industrielle marchande.
Comment donc concevoir un échange social délivré des pesanteurs de l'objet matériel, de la circulation marchande. L'objet virtuel, quant à lui, n'est pas dénué de pesanteur, même si son "poids" se manifeste surtout dans les procédures d'appropriation. La marchandise concrétise un rapport social. Dans cette perspective, le travail abstrait, immédiatement et nécessairement collectif (inventeur, ingénieurs, ouvriers, investisseurs, commerçants, etc.) suppose la circulation accélérée et élargie d'échange informationnel. De la même manière qu'un outil concrétise un programme "immatériel", mais qui lui est indissolublement lié, une marchandise concrétise de l'information (définition de l'information : qui donne forme).
On peut élargir l'abstraction de la valeur marchande à d'autres horizons que le fameux "temps social moyen de travail", (c'est-à-dire le travail abstrait de la théorie marxiste), y adjoindre ou y mêler la valeur signe, la valeur culturelle, voire comme P. Lévy, la valeur savoir (ce que l'échange convoie et transmet comme savoir). Mais comment fonder une telle circulation sur l'oubli de la marchandise classique, produit "pesant", nécessitant camions, navires et wagons pour son transport ? Pourquoi détacher de cette circulation "concrète", la circulation informationnelle pure pour y loger des qualités de fluidité parfaite, d'échanges démocratiques, de développement "personnel" et collectif ?
- le savoir existe dans les trois autres "espaces" antérieurs. Il y est chevillé à des forces matérielles et sociales (la nature, la communauté, le capital). Dans le quatrième, il serait à lui-même sa propre base : "L'intelligence collective : source et but des autres richesses, ouverte et inachevée, output paradoxal puisque intérieur, qualitatif et subjectif" (5). Postulat d'une entité "pensée collective", ne dépendant que de ses réseaux d'élaboration et de circulation, pourtant déjà très matériels, assis sur sa propre immanence, lesté de sa radicale mobilité et de l'impossibilité d'une appropriation privée. D'où la seule matière-savoir : le vide (6). On pourrait postuler une quantité d'autres espaces "anthropologiques" tout aussi légitimes : la bonté, la fraternité, la communication, la compréhension, le partage, la solidarité, l'équilibre et bâtir une anthropologie sur chacune de ces qualités (pour certaines, c'est chose déjà faite).
S'agissant plus précisément des technologies d'information et de communication, il y a deux thèses principales qui gouvernent la question de leur puissance sociale :
Thèse 1 : l'expansion des automatismes "soft" dessine une société de l'intellectualité, du savoir, de l'immatériel (7), des flux et réseaux : cette tendance est dominante et remodèle l'organisation sociale malgré le poids des conservatismes de tous ordres. Exemple : Internet tisse une forme de communauté échappant au contrôle social marchand traditionnel (encore que cette dernière logique est en train de réinvestir le réseau : publicité, vente de pizzas et pornographie). Cette première thèse sous-tend "L'Intelligence collective".
Thèse 2 : c'est l'ordre social, la répartition des pouvoirs, le cadre politico-économique, ce qu'on appelle dans le vocabulaire marxiste les "rapports de productions", qui dominent et s'assujettissent, tout en subissant leur pression, les modes de conservation, de transmission et de croissance des savoirs : l'avoir prime sur le savoir. Exemples : les réseaux informatiques aident à la délocalisation internationale, ou encore la micro-informatique permet le flux tendu et réorganise les collectifs de travail autour de la soumission à la culture d'entreprise.
Afin de prolonger l'analyse, esquissons une perspective tierce : les deux plaques (technologies et pouvoirs) glissent l'une sur l'autre. Parfois, il y a embrayage, et on revient à l'un des deux cas de figure précédents. Mais il peut aussi y avoir superposition sans embrayage : les logiques deviennent hétérogènes. On pourrait aussi affirmer que, dans ces derniers agencements, technologies et pouvoirs renforcent et altèrent simultanément les rapports sociaux marchands. Exemple : les messageries télématiques remplissent les poches d'investisseurs mais concrétisent des désirs de relations "spectrales".
La délivrance du corps : quels types de connaissances peuvent circuler sur les réseaux ?
Depuis les premières formes de transport à distance des signes de la présence (missive, télégraphe, téléphone, télévision...) la logique des télécommunications est assez claire. Elle vise à se rapprocher des conditions du contact "hic et nunc". Mais croire que cette tendance peut parvenir à son terme relève d'un postulat positiviste. Un certain type de savoir ou de savoir-faire, épuré, formalisé, décontextualisé circule convenablement dans les réseaux, et ceci est déjà source de grandes mutations (tel que l'usage à distance de systèmes experts). D'autres exigent le déroulement temporel, affectif, d'une expérience vécue. Et ceux-là résistent mal à l'explicitation préalable. Une codification aussi dynamique, iconique soit-elle, s'épuise à les symboliser.
Derrière le rêve d'une traduction transparente des pensées et des relations -dont on traitera dans le prochain article- se manifeste le fantasme actif des apôtres du "cyberspace" : transférer l'interaction sociale dans les réseaux "immatériels", en restituant toutes leurs composantes opérationnelles, pragmatiques et affectives. Concevoir que la tendance télétechnique recherche ces conditions "charnelles" de l'échange social est une chose, penser ce mouvement totalement accompli en est une autre.
Ce qui fait problème dans la "cybermania", c'est l'illusion de la substitution de la présence physique par la télé-présence. Comme si on extrapolait la logique des télécommunications jusqu'à leur faire jouer un rôle qu'elles ne peuvent tenir : celui de concrétiser, à l'identique, la rencontre des corps. Voix, visage, silhouette, présence virtuelle, retour d'effort, l'Espace du savoir que dessine P. Lévy est un espace des réseaux, de présence à distance, un milieu d'interfaces techniques.
Que de tels outils augmentent la puissance de transcription, la lisibilité des relations, nul n'en disconviendra. (8) Mais qu'une telle entreprise puisse, ne serait-ce que s'approcher de la description réaliste des situations cognitives, relationnelles, affectives, il y a tout lieu d'en douter. A supposer qu'un tel projet soit réalisable, il sous-emploierait l'efficacité des outils informatisés qui révèlent leur puissance en traitant les informations, en les transformant, en exprimant des rapports cachés plutôt qu'en essayant de les mimer.
A poursuivre un projet de vie sociale parallèle s'exprimant dans les réseaux, on rate le génie propre à ces configurations : jouer alternativement et simultanément sur les deux plans, celui des relations ordinaires basées sur la présence physique et celui de la présence virtuelle.
Il y a deux manières -complémentaires- d'être déplacé. La première opère par modélisation/simulation et, éventuellement, transport de ces modèles à distance avec pour horizon la reproduction de l'existant. C'est ce qu'on pourrait nommer le transport kinesthésique : déplacement de la voix par le téléphone, de l'image par le visiophone, du toucher par certaines applications de réalité virtuelle. La deuxième s'écarte de cette tentation mimétique. Elle exploite la simulation dans une autre perspective : augmenter ou transformer l'expérience, créer de nouveaux êtres hybridants acteurs humains, animaux, systèmes techniques (se déplacer comme une abeille dans un environnement de réalité virtuelle, par exemple). Le projet de télébureautique virtuelle DIVE (9) concrétise, pour partie, cette direction. Les acteurs humains interagissent sous forme de figurines. Chaque membre du collectif de travail y est représenté comme individu "augmenté", prolongé" par des caractéristiques relationnelles. S'il fixe un acteur, son image s'agrandit, le son de sa voix augmente. A-t-il l'habitude de consulter son agenda ? Celui-ci clignote lorsqu'il rejoint son univers de travail quotidien. L'espace de travail devient un quasi-sujet, il enregistre, il concrétise des relations, aussi bien avec les objets qu'avec des partenaires (10). Mixte de représentations analogiques partielles (la figurine) et de traits abstraits (la symbolisation graphique des relations d'intérêt, d'attention), l'environnement DIVE transfigure la communauté de travail.
D'une manière générale, avec les technologies INFOCOM on attend à la fois trop et trop peu. Trop : façonner un outre monde "cyber", indépendant du nôtre, voire contradictoire. Trop peu : on néglige l'effet retour, comme si on pouvait ajouter un épiderme en laissant le derme intact. En identifiant le "cyberspace" à un outre monde, on sous-estime les effets de la commutation de notre monde avec le monde de la présence augmentée (c'est-à-dire transportée à distance, transformée, intensifiée, mais distincte de la proximité corporelle).
L'espoir d'une fin de la transcendance.
Le projet social défendu dans "L'intelligence collective" se veut dissipateur de l'illusion d'une fondation purement immanente de la société. Le social pourrait ainsi se définir sans référence à une instance qui le surplombe. (Nous verrons dans le prochain article, que, de la même manière, la fonction du langage comme opérateur d'institution du social est relativisée, au profit de formes "plus directes" d'expression de la pensée, et que sa vocation transcendante est, du même coup, négligée.) P. Lévy n'a pas de mots assez durs pour condamner cette naïveté coupable et trompeuse que serait la transcendance. Après avoir expliqué que dans les "groupes organiques", les "principes organisateurs ne sont pas fixés, réifiés ni déposés hors du groupe" (11), l'auteur rapporte la naissance de la transcendance à la spécialisation et à la concentration de fonctions de gestion et de traitement de l'information dans les mains de "leaders, chefs, rois et représentants divers" qui "unifient et polarisent l'espace du collectif" (12) dans des sociétés trop nombreuses pour être transparentes.
Aujourd'hui, de nouvelles technologies intellectuelles auraient la capacité de rendre obsolète ce régime de fonctionnement social (13). Pour illustrer cette idée, P. Lévy réquisitionne la logique de l'auto-organisation en prenant comme exemple le cerveau qui "pense en l'absence de centre pour le diriger" (14).
L'idée que le social se construit de proche en proche -ce qui ne veut pas dire localement, bien sûr, le proche peut être lointain pourvu qu'un réseau mène de l'un à l'autre- possède une valeur heuristique incontestable. Elle inspire notamment le renouvellement épistémologique dont nous avons déjà fait état à propos des technologies intellectuelles. L'ethnométhodologie apporte sa contribution à la tentative de démonstration de l'inutilité de l'hypothèse de l'existence d'une instance surplombante fondant le lien social (ou la logique de la découverte scientifique, de l'invention technique) -quel que soit le nom qu'on lui donne et la fonction qu'on lui assigne : transcendance, idéologie, culture, tradition.
La volonté de se libérer du passé fonde la critique de la transcendance (15). Sur cette dichotomie simplificatrice passé/présent se moule l'opposition oppression/démocratie, où la démocratie signifierait la libération de la domination du passé, l'épuisement de la transcendance.
A cette tentative de faire table rase, -qui rappelle l'appel à un "au-delà du langage"-on opposera, ici, l'idée que le social se construit à la fois par le haut et le bas. L'apport de l'ethnométhodologie est incontestable, tout comme l'est la critique des catégories a priori de l'expérience (le temps et l'espace kantien) vues comme immuables, intemporelles. Mais comment négliger le fait que l'univers social est toujours déjà collectivement institué ?
On plaidera ici plutôt en faveur d'une transcendance relativiste : on peut à la fois soutenir que nous sommes toujours dans l'espace et le temps, mais que notre temporalité est toujours déjà construite (par les technologies en général et les télétechnologies en particulier). Notre espace social est le fruit d'un double travail. Transcendant : réaménagement, en particulier par l'exercice langagier, du legs de la tradition qui nous surplombe. Immanent : invention/agencements moléculaires permanentes de nouvelles configurations sociales obéissant au principe de la diffusion par réseaux (proches et lointains). Dénoncer les intermédiaires comme des profiteurs de la spécialisation, souhaiter l'extinction de leur fonction au profit de relations directes, c'est considérer la médiation comme un travail technique, malfaisant qui plus est , et non pas comme une activité créant des relations sociales. Peut-on se passer des passeurs ? Rien n'est moins sûr.
Toute forme de transcendance étant dénoncée, la notion de conflit n'a plus droit de cité dans cette fondation toujours immanente des sociétés du savoir réparti, cette vision des "cités calmes".
De ces évocations de "chorégraphie des corps angéliques" (16), émane un parfum de glissements harmonieux, diaphanes, délestés de la pesanteur des corps réels et de leurs tourments. Le renversement humaniste souhaité -l'inspiration qui irradie ne vient plus des cieux mais ce sont les agents collectifs qui l'engendrent- conserve la forme de la révélation sacrée : une harmonie sans faille -non pas pré-établie comme dans les religions révélées, mais toujours nécessairement reconstituée-, une communauté en sympathie, une disponibilité de principe, un accès transparent (17). Mais les prêches moraux n'ont jamais évité les haines et les massacres. Les constructions angéliques intelligentes sont plus inoffensives. En y regardant de plus près, elles ne le sont pas totalement. Elles fournissent un soutien, à statut théorique, aux projets de maillages à haute densité en cours, et contribuent à décharger ces projets de leur efficacité culturelle : puisque tout est dans la circulation, la formation d'entités en dialogue, de communautés virtuelles, de société écraniques, pourquoi se soucier des contenus, des formes de relations, des dispositions ? Désavouée, déconsidérée d'emblée, une sociologie -non pas des usages, qui on en conviendra n'offre que peu d'intérêt en la matière- mais des postures et des intentions.
Après ces multiples descriptions des mutations, différenciations, réagencements à l'oeuvre dans les collectifs, on a envie d'interroger : et si les émergences sont contradictoires, si deux projets seulement issus des communautés virtuelles sont en opposition de phase ? Que se passe-t-il ? Comment se règle le conflit, dès lors qu'il porterait sur un projet engageant la vie concrète d'une communauté ? Le présupposé implicite considère le social comme formé de collectifs quasi-indépendants, en recombinaison permanente, certes, mais glissants toujours sans heurts les uns sur les autres.
"Comme les messages du cyberspace interagissent et s'appellent d'un bout à l'autre d'un plan lisse déterritorialisé, les membres des collectifs moléculaires communiquent transversalement, réciproquement, hors catégories, sans passer par la voie hiérarchique, pliant et repliant, cousant et recousant, compliquant à loisir le grand tissu métamorphique des cités calmes" (18). Un "calme", une pacification qui véhicule une forte odeur de refoulement des conflits, propice au déchaînement de tempêtes par rupture du couvercle/édredon.
On retrouve une même simplification dans la distinction pouvoir/puissance. La puissance est intégralement positive ("Les justes favorisent la puissance." (19)). Elle est "bonne" parce qu'elle "grandit les êtres humains". Lui est associé : "fierté, reconnaissance, communication, intelligence collective".
Le pouvoir, en revanche, "...serait plutôt mauvais, car il se mesure à sa capacité de limiter la puissance, à son potentiel de destruction" (20). Lui est accolé : "l'humiliation, la dépréciation, la séparation, l'isolement."
Le postulat d'une parfaite séparation pouvoir/puissance, d'une étanchéité à toute épreuve résout d'emblée le problème avant même qu'il ne puisse se déployer. Et si pouvoir et puissance ne pouvaient pas être si facilement distingués, si les "bonnes" qualités en contenaient de plus obscures, si précisément le lien social, la coopération n'existaient que parce que la contradiction, la division, le clivage gisent au plus profond des agents singuliers et collectifs ? (P. Lévy admet la non-unicité des agents, mais uniquement sous les auspices de la multiplicité, de la "différenciation", de la croissance polymorphe, de la "métamorphose". L' "Espace du savoir" y est paré de toutes les qualités, constituant pour les collectifs "un mode nouveau d'identification, ouvert, vivant et positif (souligné par nous)" (21).
Cette vision est celle d'une société "positive" ouvrant "des espaces lisses à la circulation des nouveaux nomades." (22), sans aspérités, où l'idéal politique susciterait "la régulation en temps réel, l'apprentissage coopératif continu, la valorisation optimale des qualités humaines et l'exaltation des singularités." (23)
Une société en paix avec elle-même, constamment et consciemment créative : on ne met pas en doute la sincérité de l'auteur, tout au plus la naïveté de sa démarche. Qu'il souhaite ardemment un monde sans domination cristallisée, où les rapports de forces, de pouvoirs ne seraient plus le principal paramètre orientant la solution des conflits, définissant la dynamique sociale ; qu'il désire un monde plus "angélique" , on ne lui disputera pas ce voeu. Tout le problème réside, non pas tellement dans le projet, mais dans le trajet. Fameuse question de la transition : on est en droit d'attendre quelques indications sur le passage d'une société conflictuelle, hétéronome à une société "pacifiée". Mais l'évitement de la notion de conflits interdit évidemment une telle esquisse. N'importe quel échange communautaire peut alimenter les places fortes marchandes. Seule la croyance dans le cheminement inéluctable de la dynamique du Savoir permet d'éviter de s'interroger sur une éventuelle stratégie de renversement. La vision défendue prend le risque de basculer d'une courageuse utopie à un credo moraliste ordinaire. Encore que ce projet appelle commentaires. Quitte à jouer les mécanos du lien social, inquiétons-nous des étranges agencements qui pourraient naître d'une autonomie pure, sans référence stable, au moins temporaire. Une telle perspective risque de verser dans l'indifférence des collectifs les uns vis-à-vis des autres, chacun poursuivant la quête d'une autodéfinition sans rapports de mesure, d'évaluation.
Déterritorialisation ou changement de territoire ?
Si le capitalisme est coextensif au mouvement de déterritorialisation, d'accélération des flux, de décentration, quelles réponses y opposer ? Un retour à l'immuabilité des sociétés du mythe, des "sociétés sans histoire" est impossible. La poursuite d'une marchandisation tourbillonnante ne peut susciter beaucoup d'enthousiasme. Par ailleurs, la précipitation du soi-disant mouvement d'immatérialisation, prônée de plus en plus souvent, ne constitue pas non plus -si tant est qu'elle soit possible- une issue satisfaisante. (24)
Les fréquentes références marxisantes à la société "sans classes" tranchent courageusement avec la littérature courante sur les enjeux des technologies. Mais l'appel à un communisme/collectivisme "intelligent" fait malheureusement sien un vocabulaire un peu trop "communicationnellement" correct. Absence de centre organisateur, connectivité massive, rapidité de réaction, régulation, optimisation des chemins, temps réel, nég-enthropie, les qualités techniques des réseaux sont ici traduites en idéaux de fonctionnement social. La dynamique décrite n'est finalement pas si éloignée de celle prônée par les architectes d'une société que le fonctionnement mondial, dématérialisé et permanent de la Bourse résume assez bien. Avec le culte de l'échange généralisé et l'appel à une mise en réseau élargie, la socialité cyber s'apparente à une variété de structuralisme. Seul compte finalement le dispositif de commerce social au détriment des motivations des acteurs, du contenu de leurs projets et des intérêts qui les meuvent. La sympathie que l'on peut éprouver pour l'utopie dessinée trouve ici ses limites.
A la déterritorialisation généralisée, il faut opposer non pas la reterritorialisation généralisée, mais le changement de territoire. Ce changement, ce n'est pas le remplacement du territoire géographique par celui des réseaux "immatériels", de la marchandise "pesante" par l'information, mais l'interaction entre ces niveaux, entre le réel et le virtuel, entre l'espace territorial et l'espace des flux immatériels, entre la temporalité du virtuel et celle du passé. Il s'agit de réinterprétation du niveau "événementiel" par le niveau "informationnel", et non pas de substitution. Le territoire demeure. Mais il est partiellement redéfinit par les réseaux.
La définition d'une véritable démocratie appelle sans doute des investigations plus subtiles que l'opposition entre transcendance et immanence, pouvoir et puissance, centre et périphérie, inscription territoriale et cyber-nomadisme. Il y a finalement un bon usage à faire du livre de P. Lévy : en garder l'énergie utopiste mais opter pour des figures moins imposées.

Notes

  1. La Découverte, Paris, 1994.
  2. Appelant de ses voeux une "appropriation de la parole, normale, tranquille, instituée", P. Lévy se questionne : "N'est ce pas ce dont rêvaient les surréalistes sans en avoir les moyens techniques ?", L'intelligence collective, op. cit. p.167. S'agit-il donc principalement de" moyens techniques" ?
  3. P. Lévy se situe ici dans une lignée de travaux qui tentent d'utiliser organisation des savoirs et techniques comme analyseur de la dynamique sociale. On peut citer, à titre d'exemple, Alvin Toffler, (La troisième vague, Denoël, Paris, 1980), deux éditions de "La révolution de l'intelligence", ouvrage collectif publié par le ministère de la Recherche et de l'Industrie en 1986 et 1987, ou encore plus récemment par Robert Reich, The Work of Nations, Random House, New York, 1991.
  4. L'intelligence collective, op. cit., p.23/24.
  5. L'intelligence collective, op. cit., p.47.
  6. L'intelligence collective, op. cit., p.228.
  7. Il est toutefois un peu sommaire de mettre un signe d'égalité entre informatique et immatérialité. On oublie, ce faisant, le côté matériel des logiciels : l'ordinateur et surtout les interfaces de communications.
  8. Notons toutefois une limite à la cartographie des savoirs des membres d'un collectif de travail, par exemple : les savoirs et savoir-faire sont rarement individuels.Bien que les "curriculum vitae" s'évertuent à décrire des qualités personnelles, il est difficile d'isoler les compétences détenues en propre par un agent, de les séparer des activités coopératives d'un collectif.
  9. Dive est développé au S.I.C.S. en Suède pour une description plus précise, voir Lennart E. Fahlen, Actes d'Imagina 1994, INA, p. 219.
  10. Plus modestement, Bob, la dernière interface graphique proposée par Microsoft, définie comme "interface sociale", a la même ambition.
  11. Mais alors on ne peut pas comprendre la naissance du mythe, ni ensuite des religions, dans ces sociétés organiques, peu nombreuses, où toute action "retentit" immédiatement sur les autres membres du groupe
  12. L'intelligence collective, op. cit., p61.
  13. "L'évolution technique a rendu la transcendance obsolète.", L'intelligence collective, op. cit., p. 63
  14. L'intelligence collective, op. cit., p. 63. La métaphore intéressante des réseaux neuronaux ne doit pas faire oublier qu'aux phases d'apprentissages succèdent celles de reconnaissances. Le caractère réparti des compétences n'offre d'intérêt que s'il se condense dans une capacité particulière (reconnaître une forme, par ex.). Si aucun ordre n'apparaît, le réseau demeure un ensemble amorphe de circulation de micro-courants, certes toujours inédit, mais aussi peu intéressant que la notation aléatoire de conversations sur le réseau téléphonique. Ce qu'on recherche, c'est si possible une régularité, une forme caractéristique. Ou bien on s'abandonne à l'éventuel plaisir esthétique de la morphogenèse toujours renouvelée dans un système auto-reproducteur.
  15. "L'être autonome a la puissance d'échapper à son passé", L'intelligence collective, op. cit., p.85
  16. L'intelligence collective, op. cit., p.95
  17. "Les anges des vivants s'unissent pour former et reformer perpétuellement l'Ange du collectif, le corps mobile et flamboyant du savoir humain.", L'intelligence collective, op. cit., p.107/108.
  18. L'intelligence collective, op. cit., p.63.
  19. L'intelligence collective, op. cit., p.41.
  20. L'intelligence collective, op. cit., p.41.
  21. L'intelligence collective, op. cit., p.33.
  22. L'intelligence collective, op. cit., p.48.
  23. L'intelligence collective, op. cit., p.94.
  24. Hypothèse : des conditions anthropologiques minimum de permanence, d'identité, de contrôle sur les effets de l'action, sont à postuler. Sans ces conditions, on perd non seulement la possibilité de permanence identitaire, mais la notion même d'identité (personnelle ou collective). Il y a une fausse-bonne issue à mettre l'accent sur la multi-partition qui nous travaille ("Je est un autre"). Ces clivages qui affectent nécessairement toute identité, qui la travaillent en sous-main, qui la déstabilisent en permanence, n'équivalent pas à la disparition de la notion d'entité ( à opposer à multiplicité). Un système complexe, comprenant une quantité de sous-systèmes n'en est pas moins délimité (c'est-à-dire séparé de son environnement) ; il assure la permanence de son existence. C'est de ce point de vue que les démonstrations sur l'illusion du "moi", puisant par exemple leurs références dans le bouddhisme, sont critiquables (voir en particulier "L'inscription corporelle de l'esprit", F. Varela, E. Thompson, E. Rosch, Le Seuil, Paris, 1993, Chapitres II et III).