Après avoir subi de plein fouet pendant les années
1980 le mouvement de déréglementation provenant des Etats-Unis,
les télécommunications françaises entament une radicale
transformation. L'exploitant de télécommunications se trouve
confronté à de nouvelles contraintes et sa mission a changé
de nature. En effet, l'objectif originel de l'exploitant consiste à
réaliser un service téléphonique universel : c'est
le cas dès les origines des télécommunications aux
Etats-Unis, alors que cela ne le devient que dans les années 1970
en France, lors de la phase dite de "rattrapage téléphonique".
L'aboutissement récent du service téléphonique universel
modifie la fonction des exploitants, qui doivent non plus seulement fournir
un service indifférencié dans des conditions équitables
pour tous et partout, mais des services différenciés et adaptés
aux différents usages. On passe d'un service universel tiré
par l'offre à une différenciation qualitative tirée
par la demande.
La structuration de l'offre est ouverte, car les deux lois
de l'année 1990 (1) offrent un cadre souple
au développement des télécommunications. La question
est donc celle de l'interprétation des règles d'un droit
que l'on peut qualifier de "pragmatique", par le moyen de procédures
telles les cahiers des charges, commissions de contrôle, autorisations.
Les formes des réseaux à venir relèvent
de choix touchant essentiellement trois domaines :
- organisation de l'entreprise France Télécom,
notamment liée à la forme de l'intervention publique (politique
industrielle) ;
- stratégies des firmes en matière d'entrée
sur les marchés et de différenciation des produits ;
- dynamique européenne entre harmonisation et libéralisation.
Le présent article propose trois scénarios, qui
représentent trois modèles organisationnels pour l'offre
de télécommunications, dont la réalisation dépend
étroitement de décisions stratégiques (décisions
des organismes de réglementation et de normalisation, des exploitants
de réseaux, des prestataires de services). La configuration des
télécommunications françaises de demain repose sur
une capacité construite hier et sur des choix et des dynamiques
à lancer aujourd'hui, avec comme donnée initiale une centralité
de l'exploitant entouré d'une pluralité d'acteurs, dont ni
la réglementation, ni le marché, ni la coopération
n'assurent de façon univoque la coordination.
Dans un scénario néo-libéral, la libéralisation
des marchés est prioritaire par rapport au processus d'harmonisation
(notamment aux conditions d'accès aux réseaux publics) ;
la différenciation se fait alors par multiplication des réseaux
dédiés à de gros utilisateurs qui affirment leur domination.
En scénario intermédiaire de compromis se trouve la continuation
la plus linéaire entre l'esprit des textes européens, la
réforme française de 1990 et les conditions monopolistiques
d'exploitation du réseau. Enfin un scénario de service public
offensif tente de maintenir les conditions fondatrices des réseaux
universels pour l'ensemble des services, favorisant un espace d'accès
démocratique, vraisemblablement aux dépens des demandes spécifiques
des gros utilisateurs professionnels.
Scénario néo-libéral :
La différenciation par multiplication des réseaux
:
entre avantage compétitif et éclatement de l'infrastructure
Les choix publics à l'origine du scénario néo-libéral
sont caractérisés par une politique active de libéralisation
des télécommunications, consistant notamment en l'ouverture
à la concurrence de toutes les composantes du réseau. L'Etat
se désengage alors, tant de l'exploitation que des projets industriels.
Une telle libéralisation semble bénéficier essentiellement
aux grands utilisateurs qui sont en mesure de capter l'innovation, alors
même que l'innovation de masse est entravée par l'affaiblissement
de l'opérateur de service public. Ce scénario néo-libéral
de différenciation par multiplication des réseaux a comme
contrepartie l'éclatement possible des télécommunications
dans une situation "à l'américaine". La remise en cause du
monopole de la téléphonie vocale à l'horizon 1998
selon l'orientation des directives européennes est une évolution
probable, pouvant suivre l'exemple britannique.
Dans ce scénario, la structure interne de France Télécom
se recompose pour faire face aux nouveaux défis de l'adaptation
qualitative des produits et de la multiplication des fournisseurs. C'est
pour assouplir son fonctionnement que la réforme de juillet 1990
a transformé l'administration en établissement public. La
mutation de l'exploitant s'oriente vers la privatisation de droit, dans
la logique budgétaire du gouvernement Balladur. La dissipation des
différences de gestion entre entreprises publiques et privées
au cours des années 1980, la faiblesse des oppositions de principe
à la privatisation, et le besoin de liquidités de l'Etat
attestent la viabilité de ce scénario.
Au delà de la logique budgétaire du gouvernement
Balladur, l'objectif affiché de la privatisation de France Télécom
est de donner à l'exploitant les moyens d'affronter la concurrence.
Le contrat de plan de France Télécom proclame l'autonomie,
mais de façon relativement imprécise ; il y a ainsi une incertitude
sur sa position face aux projets européens (TVHD...) et sur les
marges de manoeuvre de l'Etat.
L'exploitant n'est plus vecteur de politique industrielle.
Il se fournit directement sur le marché mondial ; les télécommunications
ne sont plus un marché captif pour les producteurs d'équipement.
Les relations entre opérateurs et industriels nationaux perdent
leur caractère industrialiste et l'Etat se retire de fait de la
tradition des grands projets.
Aux options publiques ou privées pour la gestion de
l'exploitation du service public, s'ajoute la question essentielle de l'unité
du groupe France Télécom. Les filiales de l'exploitant, réunies
dans le holding COGECOM, semblent en mesure d'être dissociées,
voire vendues, pour agir comme des firmes concurrentes, notamment sur le
marché des services professionnels. France Télécom
perd alors une part de ses actifs, de ses compétences, et ne maîtrise
plus l'entière gamme des services professionnels. Il reste essentiellement
un opérateur de téléphonie vocale offrant des téléservices
de confort (types "mise en attente") en supplément du service de
base. La multiplication des offres spécifiques entrave la mise en
place d'un accès unique et empêche Numéris d'atteindre
sa masse critique. Le coût de l'intégration se révèle
trop élevé, alors que le prix des produits de substitution
est plus attractif ; Numéris s'établit d'abord comme service
de transmission de données.
Le démantèlement de France Télécom
limite les possibilités d'abus de position dominante et rend plus
étroite sa marge de manoeuvre sur les domaines concurrentiels. Cela
signifie qu'en situation de concurrence, France Télécom doit
pratiquer des tarifs basés sur les coûts, sans développer
un système de redistribution. Par exemple, France Télécom
ne peut plus, dans un tel scénario, tirer d'une liaison rentable
les moyens nécessaires pour soutenir un autre service (la première
liaison "subventionnant" la seconde). Dans ce sens la marge de manoeuvre
est réduite, et le service public, constitué de façon
résiduelle, tend alors à exclure l'offre de nouveaux produits
et l'évolution qualitative. En effet, les moyens financiers d'un
projet universel multimédia (par exemple) sont plus difficiles à
réunir pour un opérateur concurrencé et dépossédé
de marchés captifs. C'est donc une vision restrictive du service
universel qui s'impose (2).
Depuis le 1er janvier 1993, l'autorisation de revente de capacités
louées par des "grossistes" implique pour France Télécom
une concurrence directe avec ses clients en matière de transmission.
La mission de service public est ainsi réduite dans les faits, car
la concurrence par les prix limite les possibilités de péréquations
tarifaires, même si le cahier des charges de France Télécom
autorise les péréquations qui constituent l'un des moyens
permettant à France Télécom d'assurer ses missions
de service public.
Dans le scénario néo-libéral, les grands
utilisateurs prennent une place prépondérante et dictent
les caractéristiques des services ; pour ce faire ils s'investissent
directement dans l'offre. L'innovation est impulsée par adaptabilité
à la demande : l'offre évolue dans un contexte concurrentiel,
la compétition est basée sur des critères qualitatifs,
mais pour les produits plus faiblement différenciés (transmission
de données notamment), la concurrence s'établit par les prix.
La contrepartie de ce modèle d'innovation est la faible diffusion
des nouveaux produits au-delà des grands utilisateurs qui disposent
des moyens d'en garder l'exclusivité pour les utiliser comme avantage
compétitif.
La construction européenne, qui s'élabore selon
deux principes opposés (libéralisation et harmonisation),
privilégie dans ce scénario les décisions de libéralisation.
La vision libérale dominante conçoit essentiellement l'Europe
comme un marché : circulation des biens et des personnes, entrée
libre sur les différents marchés... La mise en oeuvre de
cet espace économique repose sur la libéralisation des entraves
: frontières physiques, frontières techniques (normes) et
frontières fiscales.
Cependant la normalisation européenne est en retard
(3) et des liens complexes existent entre régulation
par le marché et normalisation. Deux stratégies industrielles
peuvent coexister :
- multiplication de normes hétérogènes
privilégiant l'innovation avant la compatibilité ;
- processus actif de normalisation pour permettre la compatibilité
des initiatives parallèles et réduire les coûts d'adaptation
des produits. La normalisation impulse une rationalisation économique
; ainsi la compatibilité des produits, des procédures et
des techniques stimule la concurrence.
Dans le scénario néo-libéral, le faible
engagement dans cette seconde option induit une infrastructure fragmentée.
Pour les réseaux d'Echange de Données Informatiques (EDI)
par exemple, du fait du trop faible engagement en faveur de l'harmonisation,
les initiatives privées, hors programme communautaire, sont plus
vite matures que les programmes coordonnés par TEDIS (4).
Des systèmes avec des options ou spécifications distinctes
coexistent donc. Une compatibilité existe, mais la lenteur du processus
d'harmonisation et la large libéralisation débouchent sur
des systèmes qui ne sont pas compatibles de bout en bout.
Le retard de l'harmonisation entrave la fourniture de l'infrastructure
ouverte par les exploitants de réseau qui doivent, selon la directive
européenne Open Network Provision (ONP), fournir aux prestataires
de services des conditions d'utilisation du réseau identiques à
celles qu'ils se fixent pour eux-mêmes. L'espace européen
ne bénéficie donc pas d'une infrastructure homogène.
Les fournisseurs de services accèdent difficilement aux réseaux
des exploitants nationaux et doivent faire face à la diversité
des spécifications, comme c'est le cas aux Etats-Unis, ce qui limite
la possibilité de concurrence pour les prestataires de services.
Par contre les exploitants de réseaux se développent, même
si les coûts fixes élevés limitent l'entrée,
attisant ainsi la fragmentation de l'infrastructure.
Scénario intermédiaire de compromis :
vers une concurrence des services
L'ouverture des télécommunications à la
concurrence est un processus qui paraît irréversible. Pourtant
la dynamique de libéralisation s'infléchit. La politique
de champion national (i.e. un opérateur de taille mondial) reste
ancrée dans la conception française des relations Etat-industrie.
Au centre d'un scénario de compromis se trouve le maintien de la
puissance de France Télécom dans une autonomie croissante
face à l'Etat. Une concurrence entre prestataires de services se
développe, alors que la multiplication des réseaux dédiés
est proscrite.
Ce scénario est consensuel : c'est un compromis entre
la voie libérale d'un recours plus systématique au marché
et à la concurrence, et celle plus étatiste et monopoliste,
basée sur un service public offensif ; compromis avec les directives
européennes, qui sont suivies sans fuite en avant, ni contradiction
majeure ; compromis qui caractérise cette voie intermédiaire
entre Etat et marché, voie qui, selon la méthode même
de Paul Quilès (5), cherche un consensus entre
toutes les parties en présence ; et enfin, compromis entre concurrence
et monopole, où la mixité est un savant dosage, parfois plus
politique qu'économique, mais dont la viabilité est certaine
dans un secteur d'imbrication forte entre l'Etat, l'exploitant et l'industrie.
Bien que fortement profitable, la structure de l'exploitant
est frappée d'une certaine inertie, voire d'un immobilisme, qui
favorise un scénario de compromis entre autonomie et maintien d'un
statut public. La rigidité actuelle entrave en effet la possibilité
de vente, en l'état, du réseau, car la réforme de
1990 prévoit pour les agents la possibilité de rester fonctionnaires.
De plus l'ampleur de la dette de France Télécom grève
l'attrait des investisseurs potentiels.
Ce scénario passe par le maintien du caractère
public de France Télécom avec une certaine flexibilisation
de l'appareil productif. Il y a compromis entre la demande d'assouplissement
des critères de gestion (notamment du travail) et le refus de la
privatisation émanant du corps social.
Sans nécessairement qu'il y ait éclatement de
droit, la situation du groupe France Télécom peut déboucher
sur un surcroît de concurrence entre les filiales, limitant les synergies
de l'ensemble et les capacités de développement de Numéris,
qui se généralise difficilement et ne s'impose que sur quelques
niches compétitives face aux offres concurrentes: transmission d'images,
téléphonie incluant téléservices, transmission
de données rapide et à gros débit.
L'Etat impose une mission de service public limitée
à la téléphonie vocale. Mais l'exploitant maintient
une offre de qualité dans le cadre de sa mission, les prestations
offertes intègrent une évolution qualitative et proposent
l'intégration de téléservices. Il y a alors une interprétation
progressive du service universel.
Alors que dans le scénario néo-libéral,
un second opérateur de téléphonie vocale au moins
est autorisé, dans le scénario intermédiaire, certains
services peuvent être maintenus en exclusivité, mais disciplinés
par les possibilités d'écrémage. Les liaisons sur
les axes à plus fort trafic (les plus rentables compte tenu de la
décroissance des coûts de transmission) sont offertes aux
grands utilisateurs par des opérateurs privés. Radiotéléphonie
et transmission de données sont en situation oligopolistique, avec
dans les deux cas une tarification de monopole. Par coopération
ou de façon tacite, les firmes évitent une confrontation
coûteuse et destructrice.
L'expérience britannique montre que les externalités
(6) de réseau enracinent la domination du réseau
préexistant : la firme qui tente de pénétrer sur un
marché (que l'on appelle l'entrant) est concurrentielle sur un nombre
limité de niches (i.e. quelques services spécialisés
ou ciblés sur des segments précis de clientèle). La
concurrence par les prix est une stratégie intenable pour l'entrant,
qui s'expose à une tarification sélective de l'exploitant
du réseau en place : baisse des tarifs sur les liaisons en concurrence,
maintien sur les autres.
Le scénario mixte cumule une diffusion large des innovations
de France Télécom avec une diffusion individualisée
des innovations des fournisseurs de services spécialisés.
La position de France Télécom lui permet une activité
innovante dans des proportions massives, car la répartition des
coûts sur une grande échelle permet une diffusion plus large.
Cependant, une politique plus libérale d'autorisation de revente
de capacités louées rend moins confortable la position des
exploitants de réseaux vocaux et de transmission de données.
En proposant aux utilisateurs professionnels de participer
à la configuration de leurs services, c'est une individualisation
du service qui se développe. L'offre de ce niveau technique (ce
qu'on appelle le contrôle du réseau) permet aux prestataires
d'adapter le service sans duplication des infrastructures techniques. L'absence
de réseaux dédiés joue contre l'utilisation des télécommunications
en avantage compétitif, car les applications sont plus difficilement
préservées d'une diffusion.
La libéralisation de la fourniture de services (et non
des réseaux) en Europe est un principe fort de ce scénario
: la coexistence de fournisseurs concurrents doit offrir une grande variété
de produits différenciés. Pour autant le processus d'harmonisation
se poursuit, les programmes communautaires (EDI, radiotéléphonie
cellulaire, RNIS et IBC (7) ) bénéficient
d'une attention de la Commission des communautés européennes
et d'un financement en conséquence.
La compatibilité des réseaux est un apport qualitatif.
Cependant les opérateurs ne peuvent plus offrir un avantage compétitif
grâce à des arrangements non-standards. L'avantage global
de cette organisation est la fourniture de services compatibles sur l'ensemble
du réseau : la convergence des processus d'harmonisation et de libéralisation
favorise l'émergence et la diversité des projets, tout en
limitant l'éclatement de l'infrastructure qui caractérise
le scénario néo-libéral.
La fourniture d'un réseau ouvert, selon la directive
ONP, est en cours de réalisation. Les accès sont normalisés,
les offreurs de services peuvent donc utiliser une infrastructure ouverte,
mais les procédures demeurent partiellement distinctes selon les
opérateurs, et obligent les fournisseurs de services à un
coût d'adaptation. Le jeu concurrentiel auquel participent les opérateurs
de réseaux entrave la fourniture d'une architecture ouverte. Si
les prestataires de services ont accès aux infrastructures des exploitants
de réseau, reste la question sensible du prix : les charges d'accès.
Selon le niveau de ces charges, France Télécom conserve une
position dominante ou est au contraire neutralisé.
Les projets d'infrastructure intégrée sont retardés
par les offres concurrentes et le faible engagement dans les projets universels.
France Télécom s'engage essentiellement vers la demande professionnelle
et répond sur le terrain de la concurrence à l'arrivée
des nouveaux entrants (notamment par une alliance avec l'opérateur
allemand). Or, le réseau intégré européen requiert
une stratégie coopérative plus large.
Scénario de service public offensif :
émergence d'un réseau intégré
à accès universel
La forte tradition monopoliste de l'exploitation des réseaux
est en mesure de favoriser un scénario dans lequel les principes
du service universel intègrent tous les services. Ainsi, tous les
services sont potentiellement accessibles à tous sur une infrastructure
unique par des procédures standardisées.
Les conditions fondatrices du réseau universel sont
intimement liées, en terme d'arrangements institutionnels, à
la dynamique des grands projets. Un affermissement du reflux actuel de
la vague de libéralisation qui a touché la France dans les
années 1980 est en mesure de faire germer un regain des relations
Etat-industrie-recherche (8).
Dans ce cadre politique, l'entité France Télécom,
dont la mue en entreprise concurrentielle n'est pas effective, détient
encore l'état d'esprit et les moyens techniques pour tenter un réel
projet d'intégration de services sur le réseau universel.
Les choix techniques requis (large bande notamment) sont dès lors
conditionnés par un soutien politique fort, et une direction de
France Télécom jouant une carte délibérément
universaliste. Le service public hégémonique ne limite alors
pas sa mission au téléphone ; des projets grand public sont
envisagés, notamment à base audiovisuelle avec Numéris
et le visiophone.
La politique industrielle doit alors coïncider avec un
grand projet de France Télécom, ce qui suppose le maintien
du modèle français de "colbertisme high tech" (9),
avec comme objectif une infrastructure intégrée à
accès universel. Le résultat de la mission confiée
par le premier ministre à Gérard Théry (ancien directeur
général des télécommunications) (10),
laisse entrevoir le retour d'une politique volontariste. Il s'agit dans
le fond d'un projet symétrique à celui de Clinton et Gore
("The National information infrastructure"), qui consiste en un
cablage accéléré en fibre optique, pour tisser une
trame en vue d'une communication multimédia qui semble toujours
plus proche. L'idée de Théry est d'appliquer un volontarisme
impliquant la puissance publique, France Télécom et l'ensemble
des acteurs sectoriels. L'enjeu du multimédia universel (accessible
à tous d'ici 2015) lui paraît susceptible de dynamiser le
secteur, alors que la compétition est rude et que France Télécom
est en quête d'identité. C'est aussi un projet politique,
car c'est une conception interventionniste, qui dénote dans l'ensemble
des projets de libéralisation des télécommunications
qui sont développés depuis au moins dix ans. L'enjeu politique
se mesure dans l'architecture du réseau : il s'agit de favoriser
une infrastructure unique (supposant de fait ou de droit un monopole) et
un accès universel entravant le développement de réseaux
privés, dédiés à de grands utilisateurs.
Ce projet recèle différents avantages, notamment
pour le gouvernement celui de tenter une relance keynésienne, en
favorisant une dépense qualitative au profit d'une grande infrastructure
au service de la compétitivité de la Nation.
Pour France Télécom, c'est un moyen de ressouder
une organisation interne autour d'un grand projet fédérateur,
alors que l'objectif de compétitivité ne se traduit pas en
terme simple pour une ancienne administration. Le pilier central de ce
scénario est en effet la persistance de la puissance d'un exploitant
public, qui maintient certaines rigidités (notamment dans la relation
d'emploi), à l'image de la tradition constitutive des grands réseaux.
L'unité de stratégie de France Télécom
et de ses filiales permet d'affirmer la cohérence de l'offre de
services. La répartition des segments du marché entre les
différentes entités d'offre de France Télécom
évite la confrontation concurrentielle au sein du groupe. Il existe
une sorte de partenariat interne qui favorise la concertation et permet
une répartition des compétences et des marchés.
Un service public offensif, doté de l'exclusivité
pour les transmissions de la voix et des données, réalise
des économies d'échelle et de variété, qui
justifient le monopole selon la tradition pré-déréglementaire
des télécommunications. L'infrastructure physique du réseau
de télécommunications se justifie alors comme un monopole
naturel. Pourtant, la subsistance des péréquations tarifaires
inhérentes au service public, laisse un champ pour l'écrémage.
Ce scénario suppose pratiquement un (improbable) retour sur l'autorisation
de revente de capacités louées, car elle déstabilise
l'équilibre tarifaire du monopole. C'est d'ailleurs la nécessaire
limitation de la concurrence (de droit ou de fait (11)
) qui réduit la faisabilité de ce scénario. Une capture
de l'autorité de réglementation au service de la politique
industrielle et l'exploitant apparaît en effet nécessaire.
La concurrence est réglementairement restreinte (sauf
pour les services dits Réseaux et Services à Valeur Ajoutée
(12) ) pour permettre au réseau intégré
d'atteindre sa masse critique. La réglementation demeure centrale
dans l'organisation sectorielle en régissant notamment l'entrée.
L'entrée sur le marché des transmissions de données
reste très contrôlée, ne laissant place qu'à
un monopole (ou un duopole déséquilibré).
Pour le grand public, même si les autoroutes font peur,
l'infrastructure publique est un moyen plus sûr d'accès démocratique
à l'information que le développement de réseaux privés.
En réponse à Jacques Robin (13), on
peut dire qu'un réseau accessible à tous (autant pour l'offre
de services que pour leur utilisation), comme l'est aujourd'hui le Minitel,
rend possible la diffusion (voir la maîtrise) des informations, mieux
que des réseaux privés dominés par un oligopsone (14).
Une tarification et des conditions d'accès équivalentes à
celles établies pour les services Minitel sont essentielles à
la réalisation d'un service universel affermi.
La construction européenne ne se limite pas dans un
tel scénario à la création d'un marché ouvert
; il s'agit de créer les conditions de la prospérité
commune. L'harmonisation des réglementations nationales et des normes
techniques, l'accès équitable de tous aux technologies, et
la constitution des infrastructures de l'économie s'ajoutent à
la création d'un espace économique commun. Plus que la concurrence
en Europe, c'est la compétitivité de l'Europe qui est fixée
comme objectif de la politique industrielle de ce dernier scénario,
le moins probable. La limitation de la concurrence aux seuls services renforce
les exploitants des réseaux physiques et ouvre ainsi les portes
à des stratégies coopératives.
Les télécommunications ne peuvent pas, dans ce
scénario, être un avantage compétitif susceptible d'être
capté par un nombre restreint de firmes, car l'exploitant diffuse
ses produits et ses innovations, et les utilisateurs disposent d'un accès
identique aux services. On reste dans le cadre d'une politique d'offre.
Cette configuration est plus favorable à l'accès des petits
utilisateurs professionnels (mais aussi des particuliers, des associations...)
aux nouvelles technologies de l'information. Les télécommunications
deviennent un avantage compétitif (et démocratique) pour
l'ensemble de l'économie (et de la société) française.
En conclusion:
Quels choix politiques ?
La libéralisation du marché des télécommunications
constitue a priori la logique dominante de la construction européenne,
alors que l'harmonisation est un processus long et complexe qui se heurte
à une forte inertie, face à une idée simple et unidimensionnelle
: la concurrence. Une dynamique d'ouverture des marchés à
la concurrence est lancée (notamment la concurrence sur le téléphone
pour 1998), l'engagement européen étant fort. Dans ce sens,
le scénario néo-libéral est en cours de réalisation,
conduisant à une possible duplication des infrastructures. La configuration
des réseaux risque alors d'être profondément duale,
avec des services professionnels adaptés, hauts de gamme, mais captés
par quelques très grands utilisateurs, et un service public peu
évolué et d'accès plus onéreux du fait de la
destruction du système de péréquations tarifaires.
Il reste cependant une part d'interprétation des textes
par les opérateurs et la puissance publique, et les rapports de
force se modifient rapidement : l'absence de politique industrielle, le
primat des politiques de la concurrence et les directives européennes
dans leur ensemble suscitent un vent de critiques croissant.
Les inquiétudes américaines face au morcellement
des réseaux et l'absence de forces susceptibles de soutenir les
projets de réseau large bande limitent les ardeurs européennes
en faveur d'un scénario néo-libéral. C'est d'ailleurs
pour ces raisons que le démantèlement de NTT au Japon a été
repoussé à 1995. La présence d'un opérateur
central pouvant assurer la cohérence des réseaux et supporter
les grands défis techniques est un recours en cas d'échec
du marché. Dans ce sens, la politique de soutien à la prééminence
d'un "grand opérateur national de taille mondial" ne doit pas être
considéré comme un chapitre clos. Il semble que, aussi libéral
soit le discours (au Japon, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne), la dynamique
sectorielle ne fait pas l'impasse sur l'existence d'une firme dominante.
Les déréglementations dans ces trois pays n'ont finalement
pas entravé l'existence de structures oligopolistiques (voire monopolistiques).
L'engagement dans des grands projets ambitieux pour la constitution d'infrastructures
haut débit en fibre optique (symbolisées par les discours
sur les autoroutes de l'information), du Japon, des Etats-Unis et de l'Allemagne
montre de façon générale l'importance de l'engagement
de l'Etat et de l'exploitant en situation dominante (15).
L'ouverture complète des réseaux à la
concurrence apparaît alors comme une solution souhaitée par
les concurrents potentiels, mais inefficace tant pour les utilisateurs
que pour les opérateurs français. Le mouvement global en
faveur d'une ouverture du marché est confronté à une
donnée forte de l'économie des télécommunications
: le marché n'assure pas à lui seul l'efficacité en
matière de réseau interactif.
Dans ce sens, un scénario moins libéral, infléchissant
dans les faits la libéralisation, apparaît comme plus probable,
si ce n'est plus souhaitable. Le poids des souverainetés nationales
(notamment le difficile abandon des politiques de marché public
(16) ), l'inertie de l'intervention de l'Etat et la
domination encore réelle de l'opérateur orientent plutôt
la trajectoire de l'organisation des télécommunications vers
un scénario de compromis. La concurrence est ici reconnue pour les
services, mais la soumission de l'infrastructure à un cahier des
charges assure un réseau cohérent. France Télécom
reste l'opérateur d'un réseau à accès universel,
alors que les services peuvent être individualisés et autonomes.
Dans ce scénario intermédiaire de compromis, la concurrence
sur les services les plus évolués, est en mesure de limiter
l'aptitude de France Télécom à développer une
offre universelle pour les nouveaux services.
A l'échelle européenne dans le cadre d'une libéralisation
déjà avancée, la faisabilité d'un réseau
intégré à accès universel est peu probable.
Si l'alliance de France Télécom avec Deutsche Telekom est
un possible axe fort, une politique plus ambitieuse (à 12 ou 16)
pour les autoroutes de l'information, paraît lointaine. Dans ce sens,
le dernier scénario semble ne pouvoir se structurer que nationalement.
Sans regain politique, sans renouveau des relations de l'Etat
avec l'exploitant et sans redécouverte des vertus de l'universalité,
la dynamique nécessaire à la mise en oeuvre d'un grand projet
universaliste ne pourra voir le jour. La publication du rapport Théry
fait cependant resurgir une problématique volontariste, industrialisante
qui correspond à ce scénario de service public offensif pour
une offre de nouveaux services selon les principes de l'universalité,
lui donnant une force qu'il semblait perdre et l'engageant dans un débat
public (17). Pourtant, l'engagement de l'Etat dans
un tel projet n'est pas acquis.
Mais finalement, l'actuelle conversion (ou tentative de conversion)
en firme concurrentielle de France Télécom fait apparaître
un très grand contraste dans les motivations et les stratégies
des acteurs. Des questions essentielles restent en suspens et peuvent déboucher
sur un immobilisme, qui ne ferait qu'accréditer le scénario
néo-libéral qui repose sur une dynamique exogène (calendrier
européen notamment). La recherche d'autonomie de l'exploitant face
à une tutelle de l'Etat qui a été très forte,
mais qui s'amenuise, paraît faire freiner France Télécom
vis à vis du projet d'autoroutes de l'information, ce qui rend improbable
la réalisation d'un scénario de service public offensif.
Notes
-
Loi du 2/7/1990 sur l'organisation du service public
des PTT et Loi du 29/12/1990 sur la réglementation (délimitation
concurrence / monopole).
-
Cela peut même aller comme aux Etats-Unis jusqu'au
recul de l'accès au téléphone pour les bas revenus
(baisse de 93% à 91% de la population raccordée au début
des années 1980).
-
Voir : Communication de la commission, Livre vert concernant
le développement de la normalisation européenne: action pour
une intégration technologique plus rapide de l'Europe, CCE, 1990.
-
Trade Electronic Data Interchange Systems, TEDIS est
un programme communautaire lancé en 1988, visant à favoriser
l'EDI à usage commercial.
-
Ministre des PTT du gouvernement Rocard, initiateur
de la réforme de 1990.
-
L'analyse économique considère qu'il y
a un effet externe lorsque l'action d'un agent agit sur les autres agents.
Pour les télécommunications, les externalités sont
positives et déterminantes, car la décision d'un agent de
se raccorder accroît les possibilités de communication des
autres agents. Cela crée un effet d'attirance croissant, on parle
d'effet d'avalanche.
-
Réseau intégré à large bande.
-
Comme le note Claude Julien dans Le Monde Diplomatique
de septembre 1994: "Les bons apôtres du libéralisme sont en
train de perdre, dans l'opinion et dans les faits, la bataille qu'ils avaient
remportée voilà vingt ans et dont ils ont abondamment profité".
-
Cohen Elie, Le colbertisme "high tech". Economie des
Telecom et du grand projet, Hachette, 1992, 404 p.
-
Théry G., Les autoroutes de l'information, La
documentation franÿaise, 1994.
-
Cf. British Telecom qui détient 90 % du marché
après dix ans de concurrence.
-
La réglementation parle de services télématiques
ouverts à des tiers, tels les servcies d'EDI, de banques de données,
de réservation aérienne...
-
Qui exprimait notamment les risques d'"expropriation
de la démocratie", Cf. Transversales Science/Culture, mars-avril
1994, n° 26.
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Les notions de monopole et d'oligopole représentent
les situations avec respectivement un ou un nombre réduit d'offreur(s),
et les notions de monopsone et d'oligopsone représentent les situations
avec respectivement un ou un nombre réduit de demandeur(s).
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Il ne faut pas oublier que la situation de concurrence
américaine laisse cependant des monopoles locaux d'une taille proche
des opérateurs européens, et un opérateur (ATT) dont
le chiffre d'affaires est deux fois plus important.
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La politique des marchés publics dans les télécommunications
est un des fondements de la réussite d'Alcatel, qui est le premier
producteur mondial d'équipement. Or le conflit actuel (Cf. Le Monde
du 23/11/94) qui oppose Alcatel à France Télécom à
propos de surfacturations du matériel de transmission et de commutation
risque de laisser de profonds et dommageables stigmates. Comment en effet
imaginer la préservation de liens privilégiés, alors
que France Télécom se porte partie civile et que le PDG d'Alcatel-CIT
est mis en examen et placé sous mandat de dépôt. Cette
affaire apparaît, d'une part comme un résultat d'un processus
de libéralisation et de mondialisation qui pousse les firmes à
contrôler plus étroitement leurs coûts, d'autre part
elle pourrait catalyser la désagrégation des liens entre
l'exploitation et l'équipement. Derrière cela reste une question
: France Télécom doit elle encore financer l'équipement
et favoriser un "champion national" ?
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La publication en 1994 de l'ouvrage Les télécoms
en questions (Editions de l'atelier) par A. Leray (collectif de cadres
supérieurs des télécommunications devant garder l'anonymat
par obligation de réserve) est un signe supplémentaire d'un
attachement aux principes du service public et d'un refus de la conversion
en firme du secteur concurrentiel.