Pouvoir politique et médias ont partie liée.
Certains attribuent le miracle de la démocratie athénienne
à l'équilibre réalisé alors entre l'écrit
et l'oralité. On connait le rôle essentiel de la presse dans
la constitution de l'espace public de nos démocraties. On s'interroge
aujourd'hui, à l'heure d'une société médiatisée
et d'un "Etat séducteur", sur l'emprise croissante de la télévision
(1).
Si les médias, et tout spécialement les médias
audiovisuels, peuvent favoriser le débat public et la participation
de tous à ce débat, ils peuvent être aussi des instruments
de manipulation et conforter les phénomènes de domination.
A cet égard, une étude de leurs usages dans le quotidien
doit permettre d'évaluer au plus près leur contribution et
les inconvénients de la situation présente. Encore faut-il,
au-delà des fausses évidences, donner quelque consistance
à cette notion d'usage, en l'envisageant dans une perspective socio-politique
(2).
Une citoyenneté oubliée
L'usage, une notion ambiguë
La notion d'usage est complexe. Une façon de la considérer
contribue à cacher les enjeux socio-politiques dont cette notion
est porteuse. On parle généralement d'usages et d'usagers
dans le prolongement direct des notions de consommateurs et d'administrés.
Il s'agit, aussi bien pour la science économique que pour la science
administrative, d'enrichir et d'humaniser la relation marchande ou la relation
administrative. L'usage dans ces cas est une notion résiduelle,
qui permet de donner un supplément d'âme à l'être
par trop abstrait du consommateur et de l'administré. Appréhendé
à partir de ces catégories centrales, l'usager ne parvient
pas à s'en affranchir et est colonisé par elles. Il ne lui
est concédé qu'un minimum de prérogatives, circonscrites
à l'intérieur d'usages standardisés et évidents.
Finalement, ce qui est surtout considéré, c'est le besoin
que cet usager exprime, que ce soit par l'entremise d'une demande solvable
sur un marché ou par le recours à un service public mis en
place par la collectivité. Le peu d' autonomie concédée
à l'usager permet une approche quantitative de son comportement,
comme le montrent les nombreuses études d'audience, des lectorats
et des publics. Avec l'avénement des nouvelles technologies, les
économistes s'intéressent de plus en plus aux usages sociaux,
dans la mesure où le concept de consommateur se révèle
trop grossier pour être véritablement utile. Même si
l'offre détient le rôle initiateur, c'est en définitive
l'utilisateur qui a le dernier mot et qui, dans la surabondance des objets
offerts, donnera son sens à l'innovation proposée. D'où
l'attention particulière dont il bénéficie (3).
L'usager, considéré par les sociologues et mieux
encore par les anthropologues, a par contre une vraie réalité.
C'est lui qui mène véritablement le jeu à travers
la description des phénomènes d'appropriation, de détournement,
de piratage, de résistance, voire de rejet. Ces conduites ont été
largement étudiées, surtout en ce qui concerne les nouveaux
médias et outils de communication. La formation d'un usage social
prend du temps et ne correspond pas toujours à ce qu'avaient imaginé
les promoteurs de systèmes. De manière plus subtile et plus
dissimulée, les pratiques d'utilisation au quoditien nous mettent
en présence d'un ensemble de manières de faire particulières,
avec leurs ruses et leurs braconnages. Les analyses sont ici particulièrement
difficiles, dans la mesure où ce type d'activité ne se signale
pas au grand jour par des produits particuliers, mais par un art d'utiliser
ceux qui lui sont offerts ou imposés. M. de Certeau (4)
parle à cet égard, d'une tactique d'usage, sans lieu propre
que celui de l'autre, qui fait du coup par coup, en profitant des occasions
qui se présentent. A cet égard, l'exemple de la lecture est
particulièrement éclairant. Le lecteur, loin d'être
un consommateur passif de signes, opère à travers eux, tout
un travail de construction de sens (5). Lire, c'est
être ailleurs, dans un autre monde, c'est pérégriner
dans un système imposé, en conservant à l'insu des
maîtres, son quant-à-soi. De Certeau met en cause la conception
d'un consommateur passif ou d'un consommateur-réceptacle, qui n'aurait
que la liberté de brouter la ration de simulacres que le système
distribue. A travers une activité silencieuse, transgressive, ironique
ou poétique, la tactique utilisatrice prend finalement sa revanche
sur le pouvoir dominateur de la production. Une fois analysées les
images distribuées par la télé et les temps passés
en stationnement devant le poste, il reste à se demander ce que
le consommateur fabrique avec ces images et pendant ces heures. L'analyse
scientifique trouve cependant ici ses limites dans la mesure où
toute pratique étant particulière, il n'existe aucun dénominateur
commun entre les différents usages.
Considéré comme un supplément d'âme
ou une activité en elle-même, dans les deux cas, l'usage reste
maître du jeu. Dans le premier cas, l'usager a en définitive,
le dernier mot sur le marché : il consomme ou non, choisit le produit
le plus approprié dans la gamme des produits proposés, apporte
ou non son suffrage au pouvoir politique pourvoyeur de services collectifs.
Dans le second cas, c'est lui malgré les apparences qui a la première
place et qui, par ses tactiques, se soustrait aux codes imposés
ou à l'influence du producteur. On peut se demander si l'attribution
d'un tel pouvoir et d'une telle autonomie au récepteur par tant
d'études aujourd'hui, ne constitue pas une réaction contre
des analyses précédentes, qui mettaient au contraire l'accent,
sur le poids déterminant des structures ou des technologies disciplinaires.
Toujours est-il que cela aboutit à surévaluer le pouvoir
de l'individu et du récepteur, et finalement à taire et à
laisser dans l'ombre le poids des déterminations de l'offre. En
fait, pour faire apparaître tous les enjeux et notamment les enjeux
socio-politiques, il convient de situer l'usage au carrefour de trois logiques
principales : une logique technique qui définit le champ des possibles,
une logique économique qui détermine le champ des utilisations
rentables, et une logique sociale qui détermine la position particulière
de l'usager avec ses besoins et ses désirs. Chaque logique a ses
moyens d'expression, et c'est leur interaction qui va donner vie aux usages
observés dans la pratique.
Des enjeux socio-politiques
A la différence des rapports de production, les rapports
d'usage, c'est à dire les conditions de distribution et d'appropriation
des biens, n'ont guère jusqu'ici retenu l'attention (6).
Or, dans un monde saturé d'objets et de services de toutes sortes,
ces rapports prennent une importance décisive, surtout s'agissant
de produits informationnels et/ou de technologies facilitant la diffusion
et le traitement des informations. Si l'individu se sert pour ses buts
personnels de ces produits et de ces technologies, il n'en est pas moins
soumis à leur logique propre et aux modalités de leur offre.
Dans cette perspective, on peut légitimement s'interroger sur les
inconvénients de la situation présente en ce qui concerne
la qualité de la vie démocratique et du débat public.
Que ce soit l'écrit, l'image, la parole, les données
informatiques, chaque support de communication présente des avantages
et des inconvénients particuliers. En parlant d'information en général,
on oublie que loin d'être un moyen neutre, le support d'information
conditionne le contenu. Il existe assurément, comme l'a montré
Goody (7), une logique de l'écriture comme il
existe une éloquence propre aux images. C'est le mérite de
l'approche médiologique d'avoir attiré l'attention sur cette
importance du support, et également sur la domination, à
chaque moment de l'histoire, d'un média par rapport aux autres.
Harold Innis a été le premier à entamer une réflexion
sur l'impact des moyens de communication sur les formes politiques, et
à s'interroger à partir de cet angle d'approche sur les conditions
nécessaires au maintien et au fonctionnement de la démocratie
(8). Pour lui, une des explications du miracle de la
démocratie athénienne réside dans la combinaison harmonieuse
réalisée alors entre la tradition orale et la tradition écrite.
En effet, chaque tradition a apporté des éléments
qui ont contribué à la qualité du débat public
: l'affirmation de la conscience individuelle, la souplesse, la pensée
dialectique pour l'oralité ; le développement intellectuel,
la mémoire, le recul critique pour l'écrit. Dans l'immédiat
après-guerre, Innis s'inquiétait de la place seconde et marginale
faite à la tradition orale, et de la perte des valeurs humanistes
et individualistes que cette tradition portait. Dans le prolongement de
cette réflexion, on peut se demander aujourd'hui si la vie démocratique
ne souffre pas de la prédominance de l'audiovisuel et des langages
machiniques. La dénonciation d'une société médiatique
du spectacle, d'un Etat usant et abusant des techniques publicitaires,
ou d'une télévision convertissant tout sujet en objet de
divertissement, ouvre un débat salutaire. De Certeau montre que
dans l'abord d'un texte, le lecteur bénéficie d'une tradition
orale qui l'aide dans l'élaboration du sens. Nous abordons pour
le moment la vidéosphère, pour reprendre une expression de
R. Debray, avec le bénéfice d'une tradition écrite,
mais cette tradition n'est pas inépuisable... Dans les années
8O, de nombreux discours ont mis en avant les vertus démocratisantes
des NTIC. On avait envisagé ainsi d'utiliser la télématique
pour renforcer les liens communautaires et pour créer une agora
informationnelle. L'échec des différentes tentatives montre
que l'on avait manifestement surestimé les possibilités du
nouveau support. Selon les plus récentes (9)
évaluations, loin de faciliter la participation, les NTIC renforcent
au contraire dans nos sociétés, l'individualisation, la médiation
et la simulation.
Compte tenu de la profusion des médias, la personne
qui cherche aujourd'hui à s'informer, n'a que l'embarras du choix.
Dans cette recherche, elle devra faire preuve de prudence et de vigilance,
l'abondance des messages et des images ne constituant pas en effet une
garantie de la qualité des informations. On sait, à travers
plusieurs exemples récents, que les médias peuvent diffuser
des informations qui, plus tard, se révéleront être
des mensonges et de la manipulation. Cette diffusion de mensonges est d'autant
plus pernicieuse dans le cas de l'audiovisuel, qu'elle concerne le plus
grand nombre et qu'elle s'opère à travers des images perçues
comme une représentation directe et fidèle de la réalité.
Des études montrent que ceux qui restent le plus longtemps devant
leur téléviseur ont tendance à prendre pour le monde
réel la mise en scène télévisée quotidienne
qui leur en est présentée (10). Ils font
preuve en conséquence dans leurs attitudes et leurs jugements, du
plus grand conformisme social. Le récepteur peut, certes, toujours
lire ou corriger les messages qu'il reçoit à travers le filtre
de ses propres opinions et de sa propre expérience. Il n'en reste
pas moins que sa perception de la réalité est en fortement
influencée : ce sont les médias qui établissent les
priorités dans l'information et choisissent les sujets qui doivent
retenir l'attention. Il est essentiel pour le débat public et démocratique
de pouvoir disposer d'informations fiables et de programmes de qualité,
qui sensibilisent aux grands problèmes qui se posent, et donnent
les clés principales pour en comprendre les enjeux. A côté
de leur fonction de divertissement, les médias, et spécialement
une télévison omniprésente, doivent assurer cette
fonction informative. Il est clair qu'une logique strictement marchande
ne peut leur permettre de remplir convenablement cette fonction. Dans ce
cas, ce n'est pas le critère de la qualité et de la rigueur
qui oriente la programmation, mais bien la dictature de l'audimat et l'aptitude
du produit diffusé à plaire au plus grand nombre. Il n'est
pas besoin d'insister sur les dérives qui peuvent en résulter.
Ce modèle commercial et publicitaire de diffusion a tendance à
polluer tous les autres modèles et à homogénéiser
l'offre. L'appauvrissement qui résulte de cette évolution,
compromet le travail du récepteur et représente un danger
pour la démocratie. Comme l'écrit E. Véron, "il
est impératif pour la préservation du système démocratique
de s'assurer que les logiques qui président à l'évolution/transformation
des représentations sociales au sein de la société
civile, restent hétérogènes par rapport à la
logique de consommation, ne soient pas réductibles aux mécanismes
de la concurrence économique." (11)
Pour des rapports d'usage moins dépendants
Dans une démocratie, l'usager des médias doit
être considéré non seulement comme un consommateur,
mais aussi comme un citoyen. En tant que consommateur, il doit pouvoir
être en mesure d'exercer sa liberté de choix ; en tant que
citoyen, il ne peut être laissé en totale extériorité
par rapport aux conditions et aux modalités de l'offre de contenu
et de programmes. Actuellement, les logiques techniques et économiques
dominent trop largement la formation des usages. Afin de faciliter des
rapports d'usages sur un mode moins inégal, il convient, d'une part
de préserver la diversité de l'offre, et d'autre part de
réduire la coupure producteur/usager, en donnant plus de pouvoir
à ce dernier.
La diversité de l'offre permet l'expression de la liberté
de choix du consommateur. Cette diversité concerne les supports.
Dans une "vidéosphère" où le média audiovisuel
prend de plus en plus d'importance, il est essentiel pour la réflexion
et le débat démocratique de conserver une certaine place
aux autres médias, comme par exemple le livre ou le journal. Cette
diversité concerne aussi naturellement les contenus, ou en termes
plus classiques, le pluralisme de l'information. En ce qui concerne le
média dominant, le mouvement de privatisation l'a libéré
d'une emprise excessive de l'Etat. La multiplication des chaînes,
consécutive à ce mouvement, ne s'est cependant pas traduite
par l'élargissement des possibilités de choix . La recherche
de l'audience maximale a conduit en effet à un alignement vers le
bas de la production, les chaînes publiques étant elles-mêmes
contaminées. La logique économique ne doit pas imposer partout,
sa loi et le service public de l'audiovisuel, dont une partie des ressources
provient de la perception d'une redevance, doit tenir compte d'autres critères
que l'audience, comme la rigueur ou la qualité des programmes. Même
si elles ne s'intéressent qu'à des demandes solvables, les
chaînes thématiques et à péage contribuent à
élargir les possibilités de choix du consommateur. Dans l'avenir,
la numérisation de l'information peut faciliter une plus grande
intervention du téléspectateur dans le choix et le déroulement
des programmes. Certains considérent qu'une navigation dans des
sources chaînées d'informations imagées, sonores et
textuelles, peut déboucher sur un autre mode de consommation des
images que le modèle émission/réception instantanée
d'aujourd'hui (12). Ces nouvelles possibilités
d' hyper-choix, qui remettent en cause la télévision de masse,
et peuvent préserver de sa médiocrité et de ses dérives
ne sont toutefois pas sans limites et inconvénients : elles détruisent
un espace jusqu'alors commun de représentation, aboutissent à
une sectorisation des consommateurs selon leurs centres d'intérêts,
et laissent de côté les demandes non solvables.
Donner plus de pouvoir à l'usager, ce n'est pas pas
comme on le prétend trop souvent, suivre aveuglément les
goûts et les attentes du plus grand nombre et entretenir l'illusion
d'un pilotage par la demande. Dans un monde saturé de médias
et de messages, la demande n'est plus désormais l'expression d'un
manque ou d'une attente, mais une réaction à l'offre. Aussi
bien, à trop vouloir mesurer les attentes, les méthodes de
marketing ne détectent que les tendances immédiates et déjà
confirmées (13). La créativité
et les offres nouvelles sont ainsi pénalisées, et n'ont aucune
chance de trouver un public et d'ouvrir d'autres voies. En toutes hypothèses,
toute offre qu'elle soit publique ou privée, doit satisfaire à
un certain nombre de conditions que des organismes de régulation
indépendants comme le CSA (Conseil Supérieur de l'Audiovisuel)
ou la CNIL (Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés)
ont pour mission de faire respecter. Ces organismes sont en quelque sorte
les mandataires légaux des usagers dans la défense de leurs
droits de citoyens (14). Ils doivent par exemple faire
respecter le pluralisme de l'information, veiller à ce que la production
nationale ait une part suffisante, protéger l'enfance de la violence
et de la pornographie, ou encore le droit à la vie privée
des personnes dans la mise en place des nouveaux médias. L'usager
peut s'exprimer plus directement à travers des associations qui
se sont multipliées ces dernières années, spécialement
dans le secteur de l'audiovisuel. Ces associations formulent un certain
nombre de critiques et de propositions qui retiennent plus ou moins l'attention.
Il est parfois reconnu à l'usager un véritable statut de
co-producteur. Par exemple, dans le cas de technologies nouvelles, il peut
être invité à participer à la définition
des produits et des services ultérieurement offerts.
L'exemple du marketing direct
On ne pense pas spontanément au marketing direct (MD)
dans une réflexion sur l'usage des médias. Aujourd'hui pourtant,
les frontières s'estompent entre le monde des médias proprement
dit et le monde de la consommation. On parle de médias marketing
; on expérimente de nouveaux systèmes qui établissent
des relations encore inédites. Ainsi, en Californie, est actuellement
testé, un système qui permet de déterminer la publicité
pertinente à adresser à un individu à partir du relevé
des émissions qu'il regarde... Dans le marketing direct, l'asymétrie
entre les deux partenaires de la communication rend les choses plus évidentes
qu'ailleurs. L'un, toujours pour de bonnes raisons, impose son message
à l'autre, et l'enferme dans un statut de cible et de consommateur.
Le MD représente une nouvelle forme de communication
commerciale qui, depuis quelques années, connaît un grand
succès. Il s'agit pour une entreprise ou une organisation quelconque
d'établir un contact direct et personnalisé avec un client
potentiel afin de lui faire une proposition précise et ciblée.
Le marketing direct fait désormais jeu égal avec la publicité
; il représente aujourd'hui environ 4O milliards de francs contre
55 milliards dépensés en publicité classique. Le consommateur
peut mesurer cette importance au poids du courrier publicitaire qu'il reçoit,
qui avoisine plusieurs dizaines de kilogrammes par an. Un tiers du trafic
de la Poste est concerné !
Le succès de cette communication commerciale vient de
ce qu'elle est plus adaptée que d'autres aux nécessités
de l'heure. Le progrès des techniques et la mise au point de méthodes
très sophistiquées ne sont pas non plus étrangers
à ce succès. Reste cependant une limite importante. Il s'avère
en effet que ce type de communication est de plus en plus mal accepté
par les destinataires. Si on peut considérer que cette forme de
publicité sert le développement économique et va dans
le sens des intérêts du consommateur, on peut également
estimer qu'elle constitue une intrusion illégitime dans la vie privée
des personnes et une atteinte à leur droit d'être laissées
tranquilles.
Une forme de communication commerciale adaptée aux
nécessités de l'heure
Le marketing direct représente une alternative à
la crise qui depuis 199O touche le secteur publicitaire traditionnel ;
il est en phase avec la montée de l'individualisme et une personnalisation
de plus en plus marquée de l'acte de consommation. Le MD bénéficie
en premier lieu, de la crise de la publicité classique qui, après
l'explosion des années 8O, connaît depuis I99O une sérieuse
récession. En période de difficultés économiques,
les entreprises sont particulièrement intéressées
à mesurer les effets et les impacts de leurs dépenses et
investissements. Or, en matière de publicité, il n'existe
aucun outil d'évaluation fiable et précis. Cette situation
est d'autant plus insatisfaisante que les supports se sont multipliés,
et que l'on a assisté ces dernières années à
des hausses tarifaires fantaisistes. Le MD ne présente pas ces défauts
: il est souple, relativement bon marché et surtout, son efficacité
est mesurable.
Au-delà de cette raison conjoncturelle de crise de la
publicité, le MD est particulièrement adapté à
une consommation de plus en plus personnalisée. La démultiplication
des gammes de produits et de services tient compte désormais de
cette évolution qui conduit à une extrême fragmentation
des consommateurs chez lesquels le sentiment d'appartenance ne joue plus
qu'un rôle second. Le MD se situe dans le droit fil d'une évolution
qui privilégie une communication commerciale de plus en plus fine
et ciblée. La communication de masse, s'adressant à un public
de consommateurs anonymes, a été progressivement abandonnée
dans les années 7O, au profit d'une communication tenant compte
des différences introduites par les styles de vie et "les socio-styles".
Aujourd'hui, compte tenu du moindre poids des catégories sociales
et des appartenances dans la détermination des identités,
ce dernier type de communication est supplanté par ce qu'un ouvrage
récent appelle "le marketing de la personne". Il s'agit de considérer
l'individu non plus comme faisant uniquement partie d'un ensemble, mais
comme une entité en soi, avec ses goûts, ses motivations,
ses habitudes. Pour le lancement d'un produit, il convient de cibler le
message publicitaire en s'adressant personnellement à l'individu
susceptible de l'acheter.
La mobilisation de techniques nouvelles très sophistiquées
Le MD constitue une forme de communication originale, qui implique
que l'on connaisse l'individu auquel on s'adresse et que l'on ait les moyens
de le toucher. Il est lié au progrès de l'informatique et
à la mise en oeuvre de techniques très sophistiquées.
Il déborde aujourd'hui l'activité strictement commerciale,
et est pratiqué dans le domaine politique et associatif. Parfois,
on observe d'étranges rapprochements, comme par exemple l'achat
de listes d'adresses par des associations à but humanitaire auprès
de grandes sociétés de vente par correspondance.
Un des slogans du MD est contenu dans la formule "Mieux vous
connaître pour mieux vous servir". Pour adresser une proposition
d'achat à une personne susceptible d' être intéressée,
il est nécessaire de savoir quels sont ses goûts, son pouvoir
d'achat ou ses motivations. Moyennant quoi, les professionnels du MD ont
une connaissance des individus qui peut surpasser celle qu'en ont les policiers
ou les médecins. Dans ce contexte, les fichiers et les techniques
informatiques constituent des ressources fondamentales. Le fichier constitue
l'instrument de base du MD. C'est à partir d'une liste d'individus
que sont opérées les sélections et les segmentations
de clients potentiels par rapport aux caractéristiques d'un produit
donné, ou que sont établis des profils de clientèle.
Le message sera élaboré à partir de ce que l'on sait
de chaque personne. Pour ce faire, un fichier bien renseigné et
régulièrement mis à jour est indispensable. Les entreprises
de VPC sont à cet égard particulièrement bien dotées,
certaines comme Les Trois Suisses pouvant stocker jusqu'à mille
informations par personne ! Les fichiers clients n'étant pas suffisants,
il est fait appel à des entreprises spécialisées dans
la vente de données. Il existe dans ce domaine, toutes sortes de
fichiers : foyers, célibataires, "seniors", etc... Une société
britannique CMT s'apprête à diffuser en France à 4
millions d'exemplaires un questionnaire sur les habitudes de consommation
du grand public, ne comportant pas moins de 59 questions. Elle espère
ainsi générer 2OO.OOO adresses, et les années suivantes,
en diffusant le questionnaire à 2O millions d'exemplaires, avoir
un retour d'environ un million d'adresses. Naturellement, des bons de réductions
sont prévus pour encourager les réponses. Les fichiers peuvent
également être enrichis par des données provenant de
sources publiques, comme par exemple l'achat de listes de l'annuaire du
téléphone, via le service Marketis de France-Télécom,
qui réalise ainsi un chiffre d'affaires de 6O millions de francs
par an. L'information nominative a pris désormais une valeur stratégique
de première grandeur, et toutes les traces informatiques qui enregistrent
des comportements de consommation sont systématiquement exploitées.
Ainsi, par exemple, si une carte bancaire est un moyen assurément
de régler des dépenses, c'est aussi un moyen pour les banques
de suivre à la trace tous les comportements d'achat de leurs clients.
Dans cette perspective, un supermarché est non seulement un lieu
d'achat, mais aussi un lieu d'identification du comportement du consommateur.
Grâce à l'informatique, des méthodes ont
été mises au point pour améliorer la connaissance
du consommateur, notamment la méthode des "géotypes", celle
du "scoring" et celle de la segmentation comportementale. La méthode
des "géotypes" utilisée par la COREF, filiale de la Caisse
des dépôts et consignations dont le chiffre d'affaire a été
multiplié par cinq au cours des cinq dernières années,
consiste à établir à partir de pas moins de 6.OOO
indicateurs socio-économiques, des entités locales homogènes
en ce qui concerne les comportements de consommation. Les 36.5OO communes
françaises ont été ainsi classées en 48 géotypes
distincts. Pour les villes de plus de 1O.OOO habitants, la COREF a mis
au point la méthode voisine de l'îlotype. A partir de 6OO
indicateurs ont été définis 182.292 îlots, dont
la taille représente un pâté de maisons de 12O ménages.
Ces méthodes ne sont pas particulières à la France.
En Grande-Bretagne par exemple, trois sociétés se sont spécialisées
dans la constitution de bases de données sur les styles de vie des
personnes. La méthode du "scoring" consiste, à partir d'un
fichier client, à attribuer des points afin de classer les individus,
et de ne leur envoyer que des offres précises après avoir
déterminé les risques encourus. La méthode de la segmentation
comportementale va plus loin, en établissant un portrait-robot des
clients afin de définir une stratégie commerciale à
leur égard. Une banque a ainsi déterminé 21 segments
de clientèle : un de ces segments est décrit comme "laxiste,
moderniste, fortement consommateur, mais au-dessus de ses moyens ; c'est
un segment à risque qui sait tirer profit des avantages perçus
et de la conjoncture, un segment, instable et fragile, qui ne s'améliorera
pas avec le temps" ; un autre segment par contre, mérite une
plus grande attention car "il connaît la valeur de l'argent, prudent
et prévoyant, c'est un segment très rentable" !
Le support le plus employé pour établir un contact
direct est le publipostage, qui représente 6O % des dépenses.
Les coupons-réponses permettent d'analyser les retombées
et éventuellement d'ajuster le tir. On a assisté ces dernières
années, avec le télémarketing, à la multiplication
de supports de plus en plus agressifs, comme la vente par téléphone,
le marketing par télécopie ou les diffuseurs de messages
préenregistrés. L'espace privé du consommateur est
traversé de messages commerciaux qui appellent impérativement
son attention. Avec les autoroutes électroniques, certains imaginent
déjà la naissance d'un marketing interactif basé sur
un dialogue permanent avec le client. L'entreprise de VPC, La Redoute,
qui diffuse 8 millions de catalogues par an avec 25 versions différentes,
se prépare au futur catalogue électronique. Le client, à
partir d'un terminal, dialoguera avec l'entreprise et grâce à
la conception assistée par ordinateur, pourra modifier la couleur
d'un vêtement ou procéder à des retouches. Une entreprise
américaine MTV teste en Californie un système où le
téléviseur analyse les habitudes de chaque personne. Les
données ainsi recueillies devraient permettre d'envoyer aux abonnés
de la chaîne des propositions de produits correspondants exactement
à leurs goûts. Dans un futur proche, les mondes virtuels peuvent
offrir des opportunités intéressantes. Un déplacement
dans la cuisine ou la salle de bain idéales, ou la modification
de leur disposition et décoration, sont des actes qui pourront être
effectués depuis un fauteuil. La manière de se servir de
l'outil interactif, la manière de se déplacer dans les univers
virtuels donnent des informations pouvant permettre d'enrichir les banques
de données avec des paramètres de plus en plus pointus.
Une forme de communication mal acceptée
Le MD nous met en présence d'une forme de communication
très asymétrique. Le terme de "cible" pour désigner
un des partenaires de la communication est à cet égard très
significatif, même si les professionnels du secteur mettent aujourd'hui
l'accent sur les possibilités d'interactivité. Toujours est-il
que le MD est souvent ressenti comme une agression et une atteinte à
la vie privée et au droit d'être laissé tranquille.
Si on en juge par le nombre d'inscrits à la liste rouge du téléphone,
qui représente 5 millions d'abonnés sur un total de 3O millions,
beaucoup de personnes entendent faire respecter ce droit. La profession,
certes, a fait un effort d'autoréglementation, et a défini
un certain nombre de principes et de règles à observer. Cependant,
toutes les entreprises ne sont pas parties prenantes à cette réglementation,
et il n'existe aucun organe central pour sanctionner les abus. La loi du
6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés
qui a créé la CNIL apporte les premières garanties,
mais son application est difficile dans un secteur qui avait pris de mauvaises
habitudes, et dont le pouvoir est très considérable, comme
l'a montré la discussion sur un projet de directive européenne
relative à la protection des données. La situation tend,
il est vrai, à évoluer plutôt favorablement depuis
l'adoption, à la fin de 1993, d'un code de bonne conduite.
Les réactions défavorables de consommateurs et
d'usagers de cette forme de communication se manifestent fréquemment.
On présente les Etats-Unis comme le pays où le MD serait
le mieux accepté. Pourtant, une étude, présentée
à une conférence d'une association professionnelle en Californie
en mars I992, montre que beaucoup de consommateurs américains réagissent
négativement : la moitié des personnes interrogées
ne répondent plus aux publipostages ; 6O % prévoient de diminuer
leurs achats par correspondance ; 68 % estiment que les catalogues et les
publipostages constituent une menace pour l'environnement. En France, à
la même époque, deux associations de consommateurs, la Fédération
des familles de France qui compte 164.OOO adhérents, et l'Union
Féminine Civique et sociale ont lancé une campagne sur le
thème "Pub, non merci" et "Rayez moi de vos fichiers". Cette campagne
témoigne du refus du consommateur de jouer le jeu et de rentrer
dans une relation qu'il estime non-bénéfique pour lui. Plus
récemment encore, en avril 1993, l'Association FO-consommateurs
a demandé l'accréditation des entreprises pratiquant cette
communication, afin de pouvoir exercer un certain contrôle. La Confédération
Syndicale du Cadre de Vie demande, quant à elle, que soit organisée
une meilleure information sur la vente des fichiers et que l'on recueille
l'accord préalable du consommateur pour la vente de renseignements
le concernant.
Notes
-
On aura notamment reconnu ici, les contributions d'Innis,
Habermas et Debray.
-
T. Vedel, A. Vitalis, "Pour une socio-politique des
usages. Orientations pour une recherche sur le rôle des usagers dans
les politiques des telecommunications, de l'informatique et des technologies
de l'audiovisuel", Rapport à l'Association Descartes, février
1993.
-
Y. Toussaint, Ph. Mallein, "Diffusion, médiation
et usages des TIC" in revue Culture technique, N° 24; J.G. Lacroix,
P. Moeglin, G. Tremblay. "Usages de la notion d'usages" in actes 8 ème
congrès SFSIC, I992.
-
"L'invention du quotidien. Arts de faire", TGE IO/I8,
1980.
-
Par exemple pour le texte littéraire: M. Meyer,
"Langage et littérature. Essai sur le sens", P.U.F. 1992
-
Sur ce point M. Chauvière, J. Godbout, "Les usagers
entre marché et citoyenneté", E. L'Harmattan, 1992.
-
Dans les maitres livres que sont "La raison graphique"
et "La logique de l'ecriture".
-
"L'oiseau de Minerve" in revue "Communication information"
. Vol 5. N° 2 et 3
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Y. Scardigli, "Les sens de la technique", PU.F., 1992.
-
Entre autres, les travaux de G. Gerbner.
-
in revue "Médiaspouvoirs" de I991.
-
J.L. Weissberg, "Des reality shows aux réalités
virtuelles" in revue "Terminal", Automne 1993
-
P. Weil, "A quoi rêvent les annees 90", Ed. du
Seuil, 1993
-
A. Vitalis, "L'apport à la democratie des autorités
de régulation indépendantes" in "Revue européenne
des sciences sociales", N° 97. 1993
Bibliographie
-
J-P. Lehnisch, "Le marketing direct", Marabout, 1991
-
Y. Le Men, "Fichiers et bases de données. Une énergie nouvelle
pour mieux communiquer". Dunod, 1991
-
J-M Ronsse, "Media Marketing. L'influence des média sur la consommation",
De Boeck Université, 1991
-
S. Trochon, "Publicité: de la gestion des supports à la communication
directe", Mémoire de maîtrise, Université Rennes 2,
1993
-
P. Weil, "A quoi rêvent les annees 90. Les nouveaux imaginaires consommation
et communication", Seuil, 1993