Citoyennet? et usages des m?dias Andr? Vitalis
Pouvoir politique et médias ont partie liée. Certains attribuent le miracle de la démocratie athénienne à l'équilibre réalisé alors entre l'écrit et l'oralité. On connait le rôle essentiel de la presse dans la constitution de l'espace public de nos démocraties. On s'interroge aujourd'hui, à l'heure d'une société médiatisée et d'un "Etat séducteur", sur l'emprise croissante de la télévision (1).
Si les médias, et tout spécialement les médias audiovisuels, peuvent favoriser le débat public et la participation de tous à ce débat, ils peuvent être aussi des instruments de manipulation et conforter les phénomènes de domination. A cet égard, une étude de leurs usages dans le quotidien doit permettre d'évaluer au plus près leur contribution et les inconvénients de la situation présente. Encore faut-il, au-delà des fausses évidences, donner quelque consistance à cette notion d'usage, en l'envisageant dans une perspective socio-politique (2).
Une citoyenneté oubliée
L'usage, une notion ambiguë
La notion d'usage est complexe. Une façon de la considérer contribue à cacher les enjeux socio-politiques dont cette notion est porteuse. On parle généralement d'usages et d'usagers dans le prolongement direct des notions de consommateurs et d'administrés. Il s'agit, aussi bien pour la science économique que pour la science administrative, d'enrichir et d'humaniser la relation marchande ou la relation administrative. L'usage dans ces cas est une notion résiduelle, qui permet de donner un supplément d'âme à l'être par trop abstrait du consommateur et de l'administré. Appréhendé à partir de ces catégories centrales, l'usager ne parvient pas à s'en affranchir et est colonisé par elles. Il ne lui est concédé qu'un minimum de prérogatives, circonscrites à l'intérieur d'usages standardisés et évidents. Finalement, ce qui est surtout considéré, c'est le besoin que cet usager exprime, que ce soit par l'entremise d'une demande solvable sur un marché ou par le recours à un service public mis en place par la collectivité. Le peu d' autonomie concédée à l'usager permet une approche quantitative de son comportement, comme le montrent les nombreuses études d'audience, des lectorats et des publics. Avec l'avénement des nouvelles technologies, les économistes s'intéressent de plus en plus aux usages sociaux, dans la mesure où le concept de consommateur se révèle trop grossier pour être véritablement utile. Même si l'offre détient le rôle initiateur, c'est en définitive l'utilisateur qui a le dernier mot et qui, dans la surabondance des objets offerts, donnera son sens à l'innovation proposée. D'où l'attention particulière dont il bénéficie (3).
L'usager, considéré par les sociologues et mieux encore par les anthropologues, a par contre une vraie réalité. C'est lui qui mène véritablement le jeu à travers la description des phénomènes d'appropriation, de détournement, de piratage, de résistance, voire de rejet. Ces conduites ont été largement étudiées, surtout en ce qui concerne les nouveaux médias et outils de communication. La formation d'un usage social prend du temps et ne correspond pas toujours à ce qu'avaient imaginé les promoteurs de systèmes. De manière plus subtile et plus dissimulée, les pratiques d'utilisation au quoditien nous mettent en présence d'un ensemble de manières de faire particulières, avec leurs ruses et leurs braconnages. Les analyses sont ici particulièrement difficiles, dans la mesure où ce type d'activité ne se signale pas au grand jour par des produits particuliers, mais par un art d'utiliser ceux qui lui sont offerts ou imposés. M. de Certeau (4) parle à cet égard, d'une tactique d'usage, sans lieu propre que celui de l'autre, qui fait du coup par coup, en profitant des occasions qui se présentent. A cet égard, l'exemple de la lecture est particulièrement éclairant. Le lecteur, loin d'être un consommateur passif de signes, opère à travers eux, tout un travail de construction de sens (5). Lire, c'est être ailleurs, dans un autre monde, c'est pérégriner dans un système imposé, en conservant à l'insu des maîtres, son quant-à-soi. De Certeau met en cause la conception d'un consommateur passif ou d'un consommateur-réceptacle, qui n'aurait que la liberté de brouter la ration de simulacres que le système distribue. A travers une activité silencieuse, transgressive, ironique ou poétique, la tactique utilisatrice prend finalement sa revanche sur le pouvoir dominateur de la production. Une fois analysées les images distribuées par la télé et les temps passés en stationnement devant le poste, il reste à se demander ce que le consommateur fabrique avec ces images et pendant ces heures. L'analyse scientifique trouve cependant ici ses limites dans la mesure où toute pratique étant particulière, il n'existe aucun dénominateur commun entre les différents usages.
Considéré comme un supplément d'âme ou une activité en elle-même, dans les deux cas, l'usage reste maître du jeu. Dans le premier cas, l'usager a en définitive, le dernier mot sur le marché : il consomme ou non, choisit le produit le plus approprié dans la gamme des produits proposés, apporte ou non son suffrage au pouvoir politique pourvoyeur de services collectifs. Dans le second cas, c'est lui malgré les apparences qui a la première place et qui, par ses tactiques, se soustrait aux codes imposés ou à l'influence du producteur. On peut se demander si l'attribution d'un tel pouvoir et d'une telle autonomie au récepteur par tant d'études aujourd'hui, ne constitue pas une réaction contre des analyses précédentes, qui mettaient au contraire l'accent, sur le poids déterminant des structures ou des technologies disciplinaires. Toujours est-il que cela aboutit à surévaluer le pouvoir de l'individu et du récepteur, et finalement à taire et à laisser dans l'ombre le poids des déterminations de l'offre. En fait, pour faire apparaître tous les enjeux et notamment les enjeux socio-politiques, il convient de situer l'usage au carrefour de trois logiques principales : une logique technique qui définit le champ des possibles, une logique économique qui détermine le champ des utilisations rentables, et une logique sociale qui détermine la position particulière de l'usager avec ses besoins et ses désirs. Chaque logique a ses moyens d'expression, et c'est leur interaction qui va donner vie aux usages observés dans la pratique.
Des enjeux socio-politiques
A la différence des rapports de production, les rapports d'usage, c'est à dire les conditions de distribution et d'appropriation des biens, n'ont guère jusqu'ici retenu l'attention (6). Or, dans un monde saturé d'objets et de services de toutes sortes, ces rapports prennent une importance décisive, surtout s'agissant de produits informationnels et/ou de technologies facilitant la diffusion et le traitement des informations. Si l'individu se sert pour ses buts personnels de ces produits et de ces technologies, il n'en est pas moins soumis à leur logique propre et aux modalités de leur offre. Dans cette perspective, on peut légitimement s'interroger sur les inconvénients de la situation présente en ce qui concerne la qualité de la vie démocratique et du débat public.
Que ce soit l'écrit, l'image, la parole, les données informatiques, chaque support de communication présente des avantages et des inconvénients particuliers. En parlant d'information en général, on oublie que loin d'être un moyen neutre, le support d'information conditionne le contenu. Il existe assurément, comme l'a montré Goody (7), une logique de l'écriture comme il existe une éloquence propre aux images. C'est le mérite de l'approche médiologique d'avoir attiré l'attention sur cette importance du support, et également sur la domination, à chaque moment de l'histoire, d'un média par rapport aux autres. Harold Innis a été le premier à entamer une réflexion sur l'impact des moyens de communication sur les formes politiques, et à s'interroger à partir de cet angle d'approche sur les conditions nécessaires au maintien et au fonctionnement de la démocratie (8). Pour lui, une des explications du miracle de la démocratie athénienne réside dans la combinaison harmonieuse réalisée alors entre la tradition orale et la tradition écrite. En effet, chaque tradition a apporté des éléments qui ont contribué à la qualité du débat public : l'affirmation de la conscience individuelle, la souplesse, la pensée dialectique pour l'oralité ; le développement intellectuel, la mémoire, le recul critique pour l'écrit. Dans l'immédiat après-guerre, Innis s'inquiétait de la place seconde et marginale faite à la tradition orale, et de la perte des valeurs humanistes et individualistes que cette tradition portait. Dans le prolongement de cette réflexion, on peut se demander aujourd'hui si la vie démocratique ne souffre pas de la prédominance de l'audiovisuel et des langages machiniques. La dénonciation d'une société médiatique du spectacle, d'un Etat usant et abusant des techniques publicitaires, ou d'une télévision convertissant tout sujet en objet de divertissement, ouvre un débat salutaire. De Certeau montre que dans l'abord d'un texte, le lecteur bénéficie d'une tradition orale qui l'aide dans l'élaboration du sens. Nous abordons pour le moment la vidéosphère, pour reprendre une expression de R. Debray, avec le bénéfice d'une tradition écrite, mais cette tradition n'est pas inépuisable... Dans les années 8O, de nombreux discours ont mis en avant les vertus démocratisantes des NTIC. On avait envisagé ainsi d'utiliser la télématique pour renforcer les liens communautaires et pour créer une agora informationnelle. L'échec des différentes tentatives montre que l'on avait manifestement surestimé les possibilités du nouveau support. Selon les plus récentes (9) évaluations, loin de faciliter la participation, les NTIC renforcent au contraire dans nos sociétés, l'individualisation, la médiation et la simulation.
Compte tenu de la profusion des médias, la personne qui cherche aujourd'hui à s'informer, n'a que l'embarras du choix. Dans cette recherche, elle devra faire preuve de prudence et de vigilance, l'abondance des messages et des images ne constituant pas en effet une garantie de la qualité des informations. On sait, à travers plusieurs exemples récents, que les médias peuvent diffuser des informations qui, plus tard, se révéleront être des mensonges et de la manipulation. Cette diffusion de mensonges est d'autant plus pernicieuse dans le cas de l'audiovisuel, qu'elle concerne le plus grand nombre et qu'elle s'opère à travers des images perçues comme une représentation directe et fidèle de la réalité. Des études montrent que ceux qui restent le plus longtemps devant leur téléviseur ont tendance à prendre pour le monde réel la mise en scène télévisée quotidienne qui leur en est présentée (10). Ils font preuve en conséquence dans leurs attitudes et leurs jugements, du plus grand conformisme social. Le récepteur peut, certes, toujours lire ou corriger les messages qu'il reçoit à travers le filtre de ses propres opinions et de sa propre expérience. Il n'en reste pas moins que sa perception de la réalité est en fortement influencée : ce sont les médias qui établissent les priorités dans l'information et choisissent les sujets qui doivent retenir l'attention. Il est essentiel pour le débat public et démocratique de pouvoir disposer d'informations fiables et de programmes de qualité, qui sensibilisent aux grands problèmes qui se posent, et donnent les clés principales pour en comprendre les enjeux. A côté de leur fonction de divertissement, les médias, et spécialement une télévison omniprésente, doivent assurer cette fonction informative. Il est clair qu'une logique strictement marchande ne peut leur permettre de remplir convenablement cette fonction. Dans ce cas, ce n'est pas le critère de la qualité et de la rigueur qui oriente la programmation, mais bien la dictature de l'audimat et l'aptitude du produit diffusé à plaire au plus grand nombre. Il n'est pas besoin d'insister sur les dérives qui peuvent en résulter. Ce modèle commercial et publicitaire de diffusion a tendance à polluer tous les autres modèles et à homogénéiser l'offre. L'appauvrissement qui résulte de cette évolution, compromet le travail du récepteur et représente un danger pour la démocratie. Comme l'écrit E. Véron, "il est impératif pour la préservation du système démocratique de s'assurer que les logiques qui président à l'évolution/transformation des représentations sociales au sein de la société civile, restent hétérogènes par rapport à la logique de consommation, ne soient pas réductibles aux mécanismes de la concurrence économique." (11)
Pour des rapports d'usage moins dépendants
Dans une démocratie, l'usager des médias doit être considéré non seulement comme un consommateur, mais aussi comme un citoyen. En tant que consommateur, il doit pouvoir être en mesure d'exercer sa liberté de choix ; en tant que citoyen, il ne peut être laissé en totale extériorité par rapport aux conditions et aux modalités de l'offre de contenu et de programmes. Actuellement, les logiques techniques et économiques dominent trop largement la formation des usages. Afin de faciliter des rapports d'usages sur un mode moins inégal, il convient, d'une part de préserver la diversité de l'offre, et d'autre part de réduire la coupure producteur/usager, en donnant plus de pouvoir à ce dernier.
La diversité de l'offre permet l'expression de la liberté de choix du consommateur. Cette diversité concerne les supports. Dans une "vidéosphère" où le média audiovisuel prend de plus en plus d'importance, il est essentiel pour la réflexion et le débat démocratique de conserver une certaine place aux autres médias, comme par exemple le livre ou le journal. Cette diversité concerne aussi naturellement les contenus, ou en termes plus classiques, le pluralisme de l'information. En ce qui concerne le média dominant, le mouvement de privatisation l'a libéré d'une emprise excessive de l'Etat. La multiplication des chaînes, consécutive à ce mouvement, ne s'est cependant pas traduite par l'élargissement des possibilités de choix . La recherche de l'audience maximale a conduit en effet à un alignement vers le bas de la production, les chaînes publiques étant elles-mêmes contaminées. La logique économique ne doit pas imposer partout, sa loi et le service public de l'audiovisuel, dont une partie des ressources provient de la perception d'une redevance, doit tenir compte d'autres critères que l'audience, comme la rigueur ou la qualité des programmes. Même si elles ne s'intéressent qu'à des demandes solvables, les chaînes thématiques et à péage contribuent à élargir les possibilités de choix du consommateur. Dans l'avenir, la numérisation de l'information peut faciliter une plus grande intervention du téléspectateur dans le choix et le déroulement des programmes. Certains considérent qu'une navigation dans des sources chaînées d'informations imagées, sonores et textuelles, peut déboucher sur un autre mode de consommation des images que le modèle émission/réception instantanée d'aujourd'hui (12). Ces nouvelles possibilités d' hyper-choix, qui remettent en cause la télévision de masse, et peuvent préserver de sa médiocrité et de ses dérives ne sont toutefois pas sans limites et inconvénients : elles détruisent un espace jusqu'alors commun de représentation, aboutissent à une sectorisation des consommateurs selon leurs centres d'intérêts, et laissent de côté les demandes non solvables.
Donner plus de pouvoir à l'usager, ce n'est pas pas comme on le prétend trop souvent, suivre aveuglément les goûts et les attentes du plus grand nombre et entretenir l'illusion d'un pilotage par la demande. Dans un monde saturé de médias et de messages, la demande n'est plus désormais l'expression d'un manque ou d'une attente, mais une réaction à l'offre. Aussi bien, à trop vouloir mesurer les attentes, les méthodes de marketing ne détectent que les tendances immédiates et déjà confirmées (13). La créativité et les offres nouvelles sont ainsi pénalisées, et n'ont aucune chance de trouver un public et d'ouvrir d'autres voies. En toutes hypothèses, toute offre qu'elle soit publique ou privée, doit satisfaire à un certain nombre de conditions que des organismes de régulation indépendants comme le CSA (Conseil Supérieur de l'Audiovisuel) ou la CNIL (Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés) ont pour mission de faire respecter. Ces organismes sont en quelque sorte les mandataires légaux des usagers dans la défense de leurs droits de citoyens (14). Ils doivent par exemple faire respecter le pluralisme de l'information, veiller à ce que la production nationale ait une part suffisante, protéger l'enfance de la violence et de la pornographie, ou encore le droit à la vie privée des personnes dans la mise en place des nouveaux médias. L'usager peut s'exprimer plus directement à travers des associations qui se sont multipliées ces dernières années, spécialement dans le secteur de l'audiovisuel. Ces associations formulent un certain nombre de critiques et de propositions qui retiennent plus ou moins l'attention. Il est parfois reconnu à l'usager un véritable statut de co-producteur. Par exemple, dans le cas de technologies nouvelles, il peut être invité à participer à la définition des produits et des services ultérieurement offerts.
L'exemple du marketing direct
On ne pense pas spontanément au marketing direct (MD) dans une réflexion sur l'usage des médias. Aujourd'hui pourtant, les frontières s'estompent entre le monde des médias proprement dit et le monde de la consommation. On parle de médias marketing ; on expérimente de nouveaux systèmes qui établissent des relations encore inédites. Ainsi, en Californie, est actuellement testé, un système qui permet de déterminer la publicité pertinente à adresser à un individu à partir du relevé des émissions qu'il regarde... Dans le marketing direct, l'asymétrie entre les deux partenaires de la communication rend les choses plus évidentes qu'ailleurs. L'un, toujours pour de bonnes raisons, impose son message à l'autre, et l'enferme dans un statut de cible et de consommateur.
Le MD représente une nouvelle forme de communication commerciale qui, depuis quelques années, connaît un grand succès. Il s'agit pour une entreprise ou une organisation quelconque d'établir un contact direct et personnalisé avec un client potentiel afin de lui faire une proposition précise et ciblée. Le marketing direct fait désormais jeu égal avec la publicité ; il représente aujourd'hui environ 4O milliards de francs contre 55 milliards dépensés en publicité classique. Le consommateur peut mesurer cette importance au poids du courrier publicitaire qu'il reçoit, qui avoisine plusieurs dizaines de kilogrammes par an. Un tiers du trafic de la Poste est concerné !
Le succès de cette communication commerciale vient de ce qu'elle est plus adaptée que d'autres aux nécessités de l'heure. Le progrès des techniques et la mise au point de méthodes très sophistiquées ne sont pas non plus étrangers à ce succès. Reste cependant une limite importante. Il s'avère en effet que ce type de communication est de plus en plus mal accepté par les destinataires. Si on peut considérer que cette forme de publicité sert le développement économique et va dans le sens des intérêts du consommateur, on peut également estimer qu'elle constitue une intrusion illégitime dans la vie privée des personnes et une atteinte à leur droit d'être laissées tranquilles.
Une forme de communication commerciale adaptée aux nécessités de l'heure
Le marketing direct représente une alternative à la crise qui depuis 199O touche le secteur publicitaire traditionnel ; il est en phase avec la montée de l'individualisme et une personnalisation de plus en plus marquée de l'acte de consommation. Le MD bénéficie en premier lieu, de la crise de la publicité classique qui, après l'explosion des années 8O, connaît depuis I99O une sérieuse récession. En période de difficultés économiques, les entreprises sont particulièrement intéressées à mesurer les effets et les impacts de leurs dépenses et investissements. Or, en matière de publicité, il n'existe aucun outil d'évaluation fiable et précis. Cette situation est d'autant plus insatisfaisante que les supports se sont multipliés, et que l'on a assisté ces dernières années à des hausses tarifaires fantaisistes. Le MD ne présente pas ces défauts : il est souple, relativement bon marché et surtout, son efficacité est mesurable.
Au-delà de cette raison conjoncturelle de crise de la publicité, le MD est particulièrement adapté à une consommation de plus en plus personnalisée. La démultiplication des gammes de produits et de services tient compte désormais de cette évolution qui conduit à une extrême fragmentation des consommateurs chez lesquels le sentiment d'appartenance ne joue plus qu'un rôle second. Le MD se situe dans le droit fil d'une évolution qui privilégie une communication commerciale de plus en plus fine et ciblée. La communication de masse, s'adressant à un public de consommateurs anonymes, a été progressivement abandonnée dans les années 7O, au profit d'une communication tenant compte des différences introduites par les styles de vie et "les socio-styles". Aujourd'hui, compte tenu du moindre poids des catégories sociales et des appartenances dans la détermination des identités, ce dernier type de communication est supplanté par ce qu'un ouvrage récent appelle "le marketing de la personne". Il s'agit de considérer l'individu non plus comme faisant uniquement partie d'un ensemble, mais comme une entité en soi, avec ses goûts, ses motivations, ses habitudes. Pour le lancement d'un produit, il convient de cibler le message publicitaire en s'adressant personnellement à l'individu susceptible de l'acheter.
La mobilisation de techniques nouvelles très sophistiquées
Le MD constitue une forme de communication originale, qui implique que l'on connaisse l'individu auquel on s'adresse et que l'on ait les moyens de le toucher. Il est lié au progrès de l'informatique et à la mise en oeuvre de techniques très sophistiquées. Il déborde aujourd'hui l'activité strictement commerciale, et est pratiqué dans le domaine politique et associatif. Parfois, on observe d'étranges rapprochements, comme par exemple l'achat de listes d'adresses par des associations à but humanitaire auprès de grandes sociétés de vente par correspondance.
Un des slogans du MD est contenu dans la formule "Mieux vous connaître pour mieux vous servir". Pour adresser une proposition d'achat à une personne susceptible d' être intéressée, il est nécessaire de savoir quels sont ses goûts, son pouvoir d'achat ou ses motivations. Moyennant quoi, les professionnels du MD ont une connaissance des individus qui peut surpasser celle qu'en ont les policiers ou les médecins. Dans ce contexte, les fichiers et les techniques informatiques constituent des ressources fondamentales. Le fichier constitue l'instrument de base du MD. C'est à partir d'une liste d'individus que sont opérées les sélections et les segmentations de clients potentiels par rapport aux caractéristiques d'un produit donné, ou que sont établis des profils de clientèle. Le message sera élaboré à partir de ce que l'on sait de chaque personne. Pour ce faire, un fichier bien renseigné et régulièrement mis à jour est indispensable. Les entreprises de VPC sont à cet égard particulièrement bien dotées, certaines comme Les Trois Suisses pouvant stocker jusqu'à mille informations par personne ! Les fichiers clients n'étant pas suffisants, il est fait appel à des entreprises spécialisées dans la vente de données. Il existe dans ce domaine, toutes sortes de fichiers : foyers, célibataires, "seniors", etc... Une société britannique CMT s'apprête à diffuser en France à 4 millions d'exemplaires un questionnaire sur les habitudes de consommation du grand public, ne comportant pas moins de 59 questions. Elle espère ainsi générer 2OO.OOO adresses, et les années suivantes, en diffusant le questionnaire à 2O millions d'exemplaires, avoir un retour d'environ un million d'adresses. Naturellement, des bons de réductions sont prévus pour encourager les réponses. Les fichiers peuvent également être enrichis par des données provenant de sources publiques, comme par exemple l'achat de listes de l'annuaire du téléphone, via le service Marketis de France-Télécom, qui réalise ainsi un chiffre d'affaires de 6O millions de francs par an. L'information nominative a pris désormais une valeur stratégique de première grandeur, et toutes les traces informatiques qui enregistrent des comportements de consommation sont systématiquement exploitées. Ainsi, par exemple, si une carte bancaire est un moyen assurément de régler des dépenses, c'est aussi un moyen pour les banques de suivre à la trace tous les comportements d'achat de leurs clients. Dans cette perspective, un supermarché est non seulement un lieu d'achat, mais aussi un lieu d'identification du comportement du consommateur.
Grâce à l'informatique, des méthodes ont été mises au point pour améliorer la connaissance du consommateur, notamment la méthode des "géotypes", celle du "scoring" et celle de la segmentation comportementale. La méthode des "géotypes" utilisée par la COREF, filiale de la Caisse des dépôts et consignations dont le chiffre d'affaire a été multiplié par cinq au cours des cinq dernières années, consiste à établir à partir de pas moins de 6.OOO indicateurs socio-économiques, des entités locales homogènes en ce qui concerne les comportements de consommation. Les 36.5OO communes françaises ont été ainsi classées en 48 géotypes distincts. Pour les villes de plus de 1O.OOO habitants, la COREF a mis au point la méthode voisine de l'îlotype. A partir de 6OO indicateurs ont été définis 182.292 îlots, dont la taille représente un pâté de maisons de 12O ménages. Ces méthodes ne sont pas particulières à la France. En Grande-Bretagne par exemple, trois sociétés se sont spécialisées dans la constitution de bases de données sur les styles de vie des personnes. La méthode du "scoring" consiste, à partir d'un fichier client, à attribuer des points afin de classer les individus, et de ne leur envoyer que des offres précises après avoir déterminé les risques encourus. La méthode de la segmentation comportementale va plus loin, en établissant un portrait-robot des clients afin de définir une stratégie commerciale à leur égard. Une banque a ainsi déterminé 21 segments de clientèle : un de ces segments est décrit comme "laxiste, moderniste, fortement consommateur, mais au-dessus de ses moyens ; c'est un segment à risque qui sait tirer profit des avantages perçus et de la conjoncture, un segment, instable et fragile, qui ne s'améliorera pas avec le temps" ; un autre segment par contre, mérite une plus grande attention car "il connaît la valeur de l'argent, prudent et prévoyant, c'est un segment très rentable" !
Le support le plus employé pour établir un contact direct est le publipostage, qui représente 6O % des dépenses. Les coupons-réponses permettent d'analyser les retombées et éventuellement d'ajuster le tir. On a assisté ces dernières années, avec le télémarketing, à la multiplication de supports de plus en plus agressifs, comme la vente par téléphone, le marketing par télécopie ou les diffuseurs de messages préenregistrés. L'espace privé du consommateur est traversé de messages commerciaux qui appellent impérativement son attention. Avec les autoroutes électroniques, certains imaginent déjà la naissance d'un marketing interactif basé sur un dialogue permanent avec le client. L'entreprise de VPC, La Redoute, qui diffuse 8 millions de catalogues par an avec 25 versions différentes, se prépare au futur catalogue électronique. Le client, à partir d'un terminal, dialoguera avec l'entreprise et grâce à la conception assistée par ordinateur, pourra modifier la couleur d'un vêtement ou procéder à des retouches. Une entreprise américaine MTV teste en Californie un système où le téléviseur analyse les habitudes de chaque personne. Les données ainsi recueillies devraient permettre d'envoyer aux abonnés de la chaîne des propositions de produits correspondants exactement à leurs goûts. Dans un futur proche, les mondes virtuels peuvent offrir des opportunités intéressantes. Un déplacement dans la cuisine ou la salle de bain idéales, ou la modification de leur disposition et décoration, sont des actes qui pourront être effectués depuis un fauteuil. La manière de se servir de l'outil interactif, la manière de se déplacer dans les univers virtuels donnent des informations pouvant permettre d'enrichir les banques de données avec des paramètres de plus en plus pointus.
Une forme de communication mal acceptée
Le MD nous met en présence d'une forme de communication très asymétrique. Le terme de "cible" pour désigner un des partenaires de la communication est à cet égard très significatif, même si les professionnels du secteur mettent aujourd'hui l'accent sur les possibilités d'interactivité. Toujours est-il que le MD est souvent ressenti comme une agression et une atteinte à la vie privée et au droit d'être laissé tranquille. Si on en juge par le nombre d'inscrits à la liste rouge du téléphone, qui représente 5 millions d'abonnés sur un total de 3O millions, beaucoup de personnes entendent faire respecter ce droit. La profession, certes, a fait un effort d'autoréglementation, et a défini un certain nombre de principes et de règles à observer. Cependant, toutes les entreprises ne sont pas parties prenantes à cette réglementation, et il n'existe aucun organe central pour sanctionner les abus. La loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés qui a créé la CNIL apporte les premières garanties, mais son application est difficile dans un secteur qui avait pris de mauvaises habitudes, et dont le pouvoir est très considérable, comme l'a montré la discussion sur un projet de directive européenne relative à la protection des données. La situation tend, il est vrai, à évoluer plutôt favorablement depuis l'adoption, à la fin de 1993, d'un code de bonne conduite.
Les réactions défavorables de consommateurs et d'usagers de cette forme de communication se manifestent fréquemment. On présente les Etats-Unis comme le pays où le MD serait le mieux accepté. Pourtant, une étude, présentée à une conférence d'une association professionnelle en Californie en mars I992, montre que beaucoup de consommateurs américains réagissent négativement : la moitié des personnes interrogées ne répondent plus aux publipostages ; 6O % prévoient de diminuer leurs achats par correspondance ; 68 % estiment que les catalogues et les publipostages constituent une menace pour l'environnement. En France, à la même époque, deux associations de consommateurs, la Fédération des familles de France qui compte 164.OOO adhérents, et l'Union Féminine Civique et sociale ont lancé une campagne sur le thème "Pub, non merci" et "Rayez moi de vos fichiers". Cette campagne témoigne du refus du consommateur de jouer le jeu et de rentrer dans une relation qu'il estime non-bénéfique pour lui. Plus récemment encore, en avril 1993, l'Association FO-consommateurs a demandé l'accréditation des entreprises pratiquant cette communication, afin de pouvoir exercer un certain contrôle. La Confédération Syndicale du Cadre de Vie demande, quant à elle, que soit organisée une meilleure information sur la vente des fichiers et que l'on recueille l'accord préalable du consommateur pour la vente de renseignements le concernant.

Notes

  1. On aura notamment reconnu ici, les contributions d'Innis, Habermas et Debray.
  2. T. Vedel, A. Vitalis, "Pour une socio-politique des usages. Orientations pour une recherche sur le rôle des usagers dans les politiques des telecommunications, de l'informatique et des technologies de l'audiovisuel", Rapport à l'Association Descartes, février 1993.
  3. Y. Toussaint, Ph. Mallein, "Diffusion, médiation et usages des TIC" in revue Culture technique, N° 24; J.G. Lacroix, P. Moeglin, G. Tremblay. "Usages de la notion d'usages" in actes 8 ème congrès SFSIC, I992.
  4. "L'invention du quotidien. Arts de faire", TGE IO/I8, 1980.
  5. Par exemple pour le texte littéraire: M. Meyer, "Langage et littérature. Essai sur le sens", P.U.F. 1992
  6. Sur ce point M. Chauvière, J. Godbout, "Les usagers entre marché et citoyenneté", E. L'Harmattan, 1992.
  7. Dans les maitres livres que sont "La raison graphique" et "La logique de l'ecriture".
  8. "L'oiseau de Minerve" in revue "Communication information" . Vol 5. N° 2 et 3
  9. Y. Scardigli, "Les sens de la technique", PU.F., 1992.
  10. Entre autres, les travaux de G. Gerbner.
  11. in revue "Médiaspouvoirs" de I991.
  12. J.L. Weissberg, "Des reality shows aux réalités virtuelles" in revue "Terminal", Automne 1993
  13. P. Weil, "A quoi rêvent les annees 90", Ed. du Seuil, 1993
  14. A. Vitalis, "L'apport à la democratie des autorités de régulation indépendantes" in "Revue européenne des sciences sociales", N° 97. 1993

Bibliographie