Les formations d'ingénieurs sont nées dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, en France, et plus tardivement dans d'autres pays européens, en réponse à un besoin de compétences spécialisées pour la construction des infrastructures des pays et le développement de leurs industries. Des modèles pédagogiques différents ont vu le jour dans les divers pays, tenant compte des spécificités culturelles et se sont largement diversifiés depuis.
Mais, à quelques années de la fin du XXème siècle, qu'observe-t-on ? La plupart des responsables politiques, économiques, industriels des pays (d'Europe ou d'ailleurs) s'interrogent sur l'avenir de leurs systèmes nationaux de formation d'ingénieurs : difficile adaptation aux besoins de l'industrie, résistance forte à l'introduction de nouvelles filières ou modalités de formation, difficultés à suivre les évolutions sociologiques des pays industrialisés et à intégrer sérieusement de nouvelles perspectives (la libre mobilité des professionnels en Europe, l'accès généralisé à l'information grâce aux nouvelles technologies, la compétition économique mondiale, la nécessité de la recherche).
En d'autres termes, les formations d'ingénieurs semblent ne pas assez innover dans ce qui est l'essentiel et se contentent de préserver des positions acquises ou des rentes de situation, en vendant à grand renfort de "coups médiatiques" des gadgets pédagogiques ou programmatiques peu convaincants à terme.
Et pourtant la filière "formation des ingénieurs" reste une des mieux organisées du système enseignement supérieur et est souvent considérée comme un modèle à imiter. L'innovation y est bien une pratique sociale forte, qu'elle touche à la pédagogie, aux contenus enseignés ou à l'organisation même de la formation.
Mais aujourd'hui la question qui se pose aux responsables de ces formations d'ingénieurs est de savoir s'il ne faut pas toutefois rechercher de nouvelles approches éducatives réellement contemporaines et efficaces, qui articulent mieux formation, information, méthodologie, compétitivité, culture et technologie. N'est-il pas temps, pensent certains, de mettre sur pied des processus de transfert des savoirs qui s'affranchissent des murs des Ecoles, qui surmontent les frontières géographiques, sociologiques et disciplinaires et qui permettent de former des équipes mixtes pluridisciplinaires efficaces, des groupes performants et non plus des individualités ?
Ingénieur, oui, mais plus précisément quel ingénieur ?
Il existe, de fait, des conceptions différentes du rôle de l'ingénieur, selon que l'on considère l'ingénieur comme un généraliste ou comme un spécialiste et selon que l'on situe cet ingénieur dans la sphère de la science, de la technique ou du management.
En Grande-Bretagne et dans les pays influencés par la tradition britannique, on considère notamment l'ingénieur comme un professionnel, "super technicien", concevant ou gérant des objets techniques. D'engine à engineer, la liaison sémantique est forte et directe, naturelle et très prégnante. Il existe dès lors dans ces pays de fortes institutions d'ingénieurs (par exemple The Institution of Civil Engineers, créée en 1818 et dotée d'une charte royale) qui attestent de la compétence technique des ingénieurs affiliés et éditent de nombreuses revues permettant l'actualisation permanente des savoirs professionnels techniques. Historiquement, la formation des ingénieurs y apparaît souvent plus tardivement dans ces pays, les professionnels acquérant traditionnellement "sur le tas", dans l'entreprise, les connaissances techniques nécessaires. La contrepartie de cette approche pragmatique et technicienne de la formation des ingénieurs est, sans nul doute, le faible intérêt porté par la société à ses propres ingénieurs, une relative dévalorisation du métier, ainsi que la méfiance des milieux professionnels à l'égard des institutions universitaires formant les ingénieurs. A noter que dans le débat actuel sur l'harmonisation des formations européennes et sur le titre d'Euro-ingénieur (EUR-ING) la tradition britannique avec une formation académique courte des ingénieurs (en général 3 ans , 4 parfois) est perçue par les collègues continentaux, mais aussi par les Britanniques eux-mêmes, comme un handicap important. En Grande- Bretagne, la primauté est donc accordée aux données et savoirs à caractère technologique, et aux outils de transfert des savoir-faire pratiques.
Dans d'autres pays, comme par exemple l'Allemagne ou dans certains pays d'Europe centrale ou du Nord, l'ingénieur, traditionnellement, est avant tout un scientifique, c'est-à-dire un spécialiste de haut niveau d'une discipline scientifique. Selon les schémas conceptuels introduits au début du XIXème siècle par Wilhelm von Humboldt, le travail de laboratoire et de recherche constitue une composante essentielle de la formation supérieure. L'ingénieur formé dans les Universités techniques allemandes est en principe fortement "exposé" à la recherche et à la science, qu'elles soient fondamentales ou appliquées. En Allemagne, dans les Universités techniques, on est donc amené à insister sur la documentation à caractère scientifique et technique et sur le travail de laboratoire. La durée des études est généralement longue (6 à 7 ans) et le travail personnel est largement développé. Mais, depuis les années 70, l'Allemagne a diversifié ses formations et a introduit une nouvelle filière visant à former des ingénieurs de production, plus praticiens, directement opérationnels pour l'entreprise, et maîtrisant parfaitement des technologies sectorielles. Cette formation courte (3 ans et demi) est dispensée dans de nombreuses Ecoles spécialisées (Fachhochschulen). Et on sait bien aujourd'hui que la compétitivité des entreprises allemandes réside en grande partie dans l'existence de professionnels compétents aux différents niveaux hiérarchiques de l'entreprise.
Dans la tradition française (que l'on retrouve dans certains pays latins, latino-américains et africains), l'ingénieur doit apporter une réponse globale à des besoins des hommes et de la société. Il joue un rôle influent dans la société, véritable "assembleur" de techniques et gestionnaire ou manager de ressources diverses. En France, on cherche notamment à faire prendre conscience aux étudiants des enjeux de l'information économique, industrielle ou stratégique et de l'importance des méthodes générales de résolution de problèmes. L'ingénieur est plus un être social que l'homme d'une discipline. La formation de l'ingénieur met donc l'accent sur la multidisciplinarité et sur l'approche par les "besoins" et par l'économie. Elle s'appuie généralement sur une sélection rigoureuse à l'entrée dans les Ecoles d'ingénieurs et s'organise sur une durée de 5 à 6 ans. Mais contrairement à l'approche allemande, les formations françaises d'ingénieurs ont longtemps boudé la recherche, l'ingénieur étant tout sauf un chercheur.
Le poids des institutions de formation
Les formations d'ingénieurs, quels que soient les pays dans lesquels elles se développent, sont fortement marquées par les conditions d'apparition des premières institutions chargées, en Europe, de préparer les premières générations d'ingénieurs "modernes".
Ainsi, en France, à partir du milieu du XVIIIème siècle, l'ingénieur, parfait honnête homme, est formé avec l'objectif essentiel de contribuer à la conduite des affaires du royaume, de l'Etat ou plus tard de la grande industrie. Cet ingénieur, membre de l'élite du pays, participe à la plupart des grandes aventures du XIXème siècle, aventures industrielles, scientifiques ou coloniales.
Imprégnées d'idées saint-simoniennes, puis positivistes, les premières formations d'ingénieurs évoluent dans le sens d'un renforcement du pouvoir des ingénieurs dans la société française, mais aussi dans le sens d'une division croissante ou arborescente des spécialités scientifiques et techniques, au point de rendre inéluctable la multiplication, voire même la prolifération, des Ecoles d'ingénieurs. La loi de 1934, instituant un contrôle sur ces formations d'ingénieurs, témoigne, en ce sens, de la préoccupation des responsables tant politiques qu'industriels du moment, de reprendre le contrôle d'un processus de génération quasi spontanée des Ecoles et autres officines destinées à former des ingénieurs. Aujourd'hui, la situation n'a guère changé, si l'on observe les grands débats médiatiques français sur les nouvelles formations d'ingénieurs et surtout l'activité débordante de la Commission des Titres d'Ingénieurs habilitant de nouvelles Ecoles d'ingénieurs toujours plus spécialisées, sans parler de la création récente par le Ministère de l'Education nationale des nouveaux IUP, Instituts Universitaires Professionnels. Comme un siècle plus tôt avec les chemins de fer vicinaux, chaque préfecture, chaque sous-préfecture finira bien par obtenir son Ecole ou sa filière de formation d'ingénieurs, spécialisée dans le traitement des matériaux sous atmosphère raréfiée, mais néanmoins fractale, ou dans l'intelligence sur-artificielle des conurbatiques du troisième ordre.
En d'autres termes, modèle archaïque mais poussé à l'extrême de sa logique de développement, l'Ecole d'ingénieurs, née dans le giron d'un pouvoir centralisateur soucieux de maintenir son contrôle sur les activités techniques, industrielles ou économiques du pays, reste une référence incontournable en cette fin de XXème siècle, même si de nouveaux programmes universitaires sont habilités à délivrer des titres d'ingénieurs (mais de fait, la structure, les orientations et les pratiques pédagogiques y restent identiques à celles des traditionnelles Grandes Ecoles).
La situation à l'étranger est très proche de ce qui est décrit ci-dessus, même si les points de départ et les modèles canoniques ou historiques diffèrent. Les universités techniques allemandes, anglaises, néerlandaises et espagnoles restent fondamentalement des machines à enseigner héritées d'un XIXème siècle positiviste. Dans l'Europe du Nord, ce modèle va même plus loin que le modèle français en matière de division et de partage des territoires de la connaissance, dans la mesure où la professionalisation de l'enseignement et l'accent mis sur le développement de la recherche scientifique conduisent à une véritable balkanisation des disciplines, à la création de chapelles et de chasses gardées et, progressivement, à un abandon des objectifs pédagogiques et à une fuite vers les activités nobles de la recherche (un Herr Professor-Doktor allemand est d'abord, et avant tout, le patron d'un Institut de recherche, dont les activités lui permettent de dégager de bonnes marges bénéficiaires). Ce dernier point préoccupe du reste très sérieusement les spécialistes des Etats-Unis et du Canada, qui s'aperçoivent avec frayeur et affirment, dans de récents colloques, que les grandes universités techniques ne forment pas vraiment les gens qualifiés et communicants nécessaires à l'industrie nord-américaine.
Point n'est besoin d'évoquer la situation catastrophique de la formation des ingénieurs dans les pays en développement, les constats faits dans les pays du Nord y sont là-bas autrement plus douloureux.
Forces et faiblesses des systèmes de formation
Il n'est pas abusif aujourd'hui d'affirmer que les institutions de formation d'ingénieurs comprennent difficilement (et peut-être de moins en moins) les besoins réels et actuels des sociétés modernes, qu'elles ne participent pas aux vrais courants de transformation de ces sociétés (pensons aux évolutions des villes et de leurs banlieues, ou encore à la nécessaire protection de l'environnement). Et si les Ecoles et autres formations d'ingénieurs restent sourdes aux appels des responsables politiques ou industriels, la raison en est principalement qu'elles ne savent pas se dégager de leurs traditions académico-scientifico-corporatives. Les contenus des formations, les jeux de pouvoir autour des partages des territoires disciplinaires et un enseignement basé sur le transfert reproductif des connaissances sont autant de freins à une transformation profonde de la perspective éducative.
Des formations trop scolaires (pensons aux charges de travail des étudiants des Instituts Universitaires de Technologie, aux élèves des classes préparatoires aux Grandes Ecoles, aux surcharges en effectifs des grandes Universités Techniques allemandes...), l'incapacité à intégrer de façon moderne l'accès aux ressources informationnelles dans la formation des jeunes, l'absence de programmes qui permettraient de préparer des équipes mixtes et transdisciplinaires (des techniciens associés à des ingénieurs, des documentalistes ou des sociologues...), la difficulté quasi insurmontable à former les futurs ingénieurs à certaines méthodologies du travail intellectuel efficace (du "problem solving" aux techniques de créativité, en passant par les heuristiques de l'information, l'analyse de système ou la conduite des groupes mixtes), telles sont quelques unes des critiques que l'on entend souvent à propos des formations d'ingénieurs dès lors que l'on dépasse le niveau de l'autosatisfaction nombriliste sereine.
Il est en revanche vrai que des efforts sont faits en permanence par divers acteurs du système pour tenter d'améliorer ou d'adapter ces formations d'ingénieurs. Ainsi, au cours des vingt dernières années, a-t-on recouru plus systématiquement aux stages en entreprise, aux projets personnels, aux échanges avec des partenaires étrangers, aux activités extrascolaires ou extrauniversitaires ou encore à certains outils modernes, notamment l'ordinateur, véritable maître à bord des Ecoles d'ingénieurs. La formation continue a également connu un essor certain. Mais, au fond, la plupart de ces "innovations" ont existé et ont été mises en oeuvre tout au long des XVIII et XIXèmes siècles et on peut se demander si elles ne sont pas devenues aujourd'hui le signe le plus évident d'une médiatisation forcenée de ces affaires de formation d'ingénieurs. Quelle Ecole d'ingénieurs pourrait avouer aujourd'hui à des journalistes avides de "scoops" sur la concurrence entre établissements de formation qu'elle ne procède pas à des échanges d'étudiants avec des partenaires européens, qu'elle n'envoie pas ses étudiants en stage dans les entreprises, qu'elle n'utilise pas les derniers développements de l'intelligence artificielle ou qu'elle n'a pas de pépinière d'entreprises ?
Les Ecoles et autres formations d'ingénieurs tombent de plus en plus souvent dans le travers d'un marketing de façade (voir à cet égard les énormes budgets de communication de certains établissements, alors qu'aucun investissement n'est fait en matière de recherche pédagogique, de formation des enseignants ou de prospective éducative). L'apparence de l'institution prime sur sa capacité à trouver les bonnes réponses aux besoins de la société. On vend désormais des formations d'ingénieurs comme on vend des yaourts. L'emballage des marchandises enseignables prévaut sur l'analyse critique des modalités de transfert des savoirs et des savoir-faire. Les formations d'ingénieurs font désormais la "Une" des journaux, au même titre que les équipes de football ou les sous- vêtements de Madonna. Le débat s'emballe, "il faut former deux fois plus d'ingénieurs !", "l'ingénieur européen, une impérieuse nécessité !", "des doubles diplômes, c'est possible à l'Ecole X ou Y !", etc... Mais revenons aux choses sérieuses.
L'ingénieur, entre information et formation
Comment repenser le problème de la formation des ingénieurs dans le contexte de sociétés "post-industrielles", marquées par une mondialisation des économies, par une élévation incontestable du niveau de savoir et de curiosité des jeunes générations, par une imbrication accrues des diverses forces productives ? Peut-on inventer de nouvelles modalités de formation qui prennent mieux en compte l'accès de plus en plus généralisé à l'information et l'ouverture sur le monde ? Quels partenaires, quelles structures, quels réseaux de compétences peuvent intervenir dans une transformation profonde des modalités de formation des ingénieurs ?
Comparée à celle qui prévalait au milieu du XIXe siècle, la situation actuelle se caractérise surtout par une émergence de l'information et de la communication dans tous les aspects de la vie individuelle et professionnelle. Pour l'ingénieur, cette réalité est de plus en plus au coeur même de sa pratique, puisqu'au fond ce professionnel n'est qu'une courroie de transmission entre les poseurs de problèmes (la société, l'industrie, le grand public, le politique...) et les réalisateurs de solutions, les constructeurs techniques, les fabricants et diffuseurs de produits. L'ingénieur, qu'il soit chercheur-inventeur, maître d'ouvrage, maître d'oeuvre, technico-commercial, directeur de société, inspecteur... est au carrefour de l'échange et de la transformation d'informations spécialisées de toutes natures. L'ingénieur ne fabrique pas lui même les produits qu'il procure, par contre il gère des systèmes d'information à caractère décisionnel qui permettent d'apporter une réponse aux besoins exprimés. L'ingénieur navigue en permanence dans l'information, il la transforme, il fait des plans et des projets qui ne sont que des concrétisations informationnelles à un moment donné. Il véhicule aussi l'information, vend son projet, cherche à convaincre d'autres partenaires ou décideurs. Il est à cet égard symptomatique d'observer et d'écouter des groupes d'ingénieurs dans des transports en commun (train ou avion) : l'échange d'informations y est dense et intense, et l'on sent bien que sans ce partage de l'information, l'ingénieur ne pourrait pas exercer son métier.
A un niveau plus macroscopique, il est évident que les systèmes d'information spécialisée deviennent de plus en plus puissants et incontournables. Américains et Européens rivalisent d'ardeur et de milliards de dollars ou d'écus pour mettre en place ce que l'on appelle désormais les autoroutes de l'information. Des bases et banques de données aux systèmes experts, en passant par les chaînes informatisées de CAO, CFAO, XAO... par les flux transfrontières de données ou encore par les normes ou les brevets, toute l'activité des entreprises et des ingénieurs s'inscrit dans une perspective de développement des ressources informationnelles, véritable fer de lance de l'industrie et des services modernes.
D'ailleurs, il est important de souligner que cette information "professionnelle" (scientifique, technique, économique...) n'est pas la seule en jeu dans "l'entreprise du troisième type" : il faut désormais prendre en compte la légitime capacité d'expression de l'ensemble des salariés (cercles de qualité, groupes de progrès...), le dialogue indispensable avec des partenaires de cultures techniques ou géographiques différentes, la communication sociale avec le grand public, etc...
Dans ce contexte et dans ces conditions, la question de la formation des ingénieurs prend un tout autre relief et ne peut pas se limiter au seul transfert d'une "boîte" de connaissances figées. Si au milieu du XIXème siècle, il était évident que le rôle de l'établissement de formation était de permettre un accès à des données techniques peu répandues dans la société, il n'en est plus de même aujourd'hui, puisque tout un chacun est désormais en mesure (dans les pays du Nord, en tous cas) d'accéder à n'importe quel élément de savoir, à n'importe quelle information, y compris aux données disponibles à l'autre bout de la planète et à des renseignements quasiment confidentiels.
De façon schématique et volontairement provocante, on pourrait affirmer qu'il n'y a plus nécessité aujourd'hui de s'appuyer sur des Ecoles ou des Universités pour former des ingénieurs. Ou, plus exactement, il n'est plus nécessaire de concentrer géographiquement des étudiants en un lieu donné pour suivre des enseignements et accéder à des connaissances aisément transférables. Ou encore, si l'Ecole d'ingénieurs a encore un sens, pour quelle fonction et pour quel service l'a-t-elle : dispenser ce qui est aisément accessible de n'importe quel point de la planète, établir des liaisons entre des connaissances éparpillées et contradictoires, créer une vie culturelle spécifique, contribuer à la stimulation de la production et du transfert des savoirs ? Mais quel est donc, aujourd'hui, le rôle spécifique et juste nécessaire d'une Ecole d'ingénieurs ?
Au fond, n'est-il pas temps de mieux distinguer ce qui relève de la transmission des données ou informations constitutives des savoirs, de ce qui a trait à la consolidation des connaissances et à la préparation des futurs ingénieurs à la maîtrise des méthodologies de l'action efficace ?
Il est désormais impératif d'amener des étudiants, futurs ingénieurs, à savoir maîtriser leurs propres systèmes d'accès à l'information et à la connaissance. Dans ces conditions, la fréquentation des bibliothèques et des centres de documentation, la consultation des bases et banques de données, la lecture critique de nombreux ouvrages et articles, français ou étrangers, doivent constituer la première étape de toute formation d'ingénieurs. Cela doit remplacer, sans la moindre hésitation, plus de 50% des cours de premier cycle et un grand nombre d'enseignements ultérieurs qui, en fait, ne sont que des compilations d'informations. De telles ressources informationnelles et pédagogiques peuvent provenir de diverses origines et la formation des ingénieurs doit inciter les étudiants à naviguer dans cet hyperespace de l'information. Les moyens classiques que constituent les livres, les revues, la littérature grise, sont bien entendu à privilégier. Mais, désormais, les CD-ROM, les bases et banques de données, les vidéo-disques, les produits multi-médias, les satellites et les formations dispensées à distance constituent autant d'alternatives efficaces pour l'accès à l'information et à la connaissance. Les contacts en milieu industriel, les échanges avec des partenaires étrangers, le travail avec des techniciens ou avec des spécialistes d'autres disciplines, le développement d'activités culturelles extra-scolaires fournissent également autant d'occasions nouvelles aux étudiants d'enrichir leurs bases de données personnelles.
Un cursus de formation d'ingénieurs doit pour l'essentiel consister en un dispositif organisé, guidé, mais personnalisé, d'accès aux informations ou connaissances pertinentes. A côté de la stricte fourniture des modalités d'accès aux ressources informationnelles, l'Ecole d'ingénieurs doit mettre en place les procédures permettant de consolider les savoirs en constitution (travaux pratiques, projets, échanges pédagogiques...) et de contrôler les résultats des étudiants eu égard aux objectifs assignés.
Les nouvelles frontières de la formation
Les Ecoles situées dans une même région ou celles qui fonctionnent en réseau (la tendance au regroupement et au partenariat est patente depuis quelques années) sont ou seront amenées à investir dans de nouveaux équipements éducatifs lourds, véritables machines à dispenser de l'information structurante, consultables par des étudiants de diverses origines, sur place ou à distance, comme elles sont conduites aujourd'hui à renforcer leurs équipements pour la recherche. Déjà, les universités IBM, Mac Donald ou Siemens montrent la voie à leurs consoeurs plus traditionnelles. Dans le cas de la France, cette orientation pourrait signifier la fin de l'habilitation par la Commission des titres d'ingénieurs de nouveaux établissements dépourvus de moyens modernes et puissants d'accès à l'information et de structuration des connaissances nouvelles, comme elle est déjà amenée à s'interroger sur les capacités des établissements en matière de recherche.
Au niveau des étudiants, des efforts sont faits pour faciliter l'accès à l'information, son traitement et sa diffusion. Dans les meilleurs des cas, des travaux sont menés en partenariat avec des industriels pour concevoir des postes intelligents d'auto-apprentissage intégrant divers outils de gestion de l'information. Ces postes de travail et postes d'apprentissage personnalisés pourraient être utilisés par les étudiants tout au long de leur scolarité. Après l'obtention du Diplôme, les étudiants pourraient conserver l'essentiel du patrimoine de ressources accumulées et l'actualiser, dans leur vie professionnelle, grâce à la formation continue et aux diverses modalités d'entretien des savoirs. Des mécanismes financiers seraient du reste à inventer pour permettre le passage d'une formation de consommation à une formation d'investissement.
Les enseignants et chercheurs des Ecoles et autres formations d'ingénieurs sont poussés désormais à réaliser des produits d'information et de formation aisément transférables, échangeables. Il faut pouvoir alimenter des banques de cas et des bases de données didactiques ; il faut pouvoir créer des cours diffusables par satellite, le marché de la formation des ingénieurs se mondialisant. En d'autres termes, la rémunération d'un formateur doit de plus en plus privilégier l'investissement fait lors de la réalisation d'outils didactiques transférables et au contraire dissuader l'enseignant qui rabâche et répéte le même discours devant des auditoires assoupis et passifs.
Par ailleurs, la composante principale d'une formation d'ingénieurs a toujours été, et restera, la formation méthodologique. Celle-ci est acquise pour l'essentiel pendant les toutes premières années du cursus, mais est approfondie en fin de formation dans les domaines ou contextes précis d'ingénierie étudiés. Le développement de nouveaux processus d'information et de formation conduit les étudiants à recourir aux heuristiques d'apprentissage les plus riches et les plus efficaces. De même, on cherche à stimuler la découverte des milieux différents (l'entreprise, l'étranger, les autres disciplines). La communication sous toutes ses formes (orale, écrite, audio-visuelle, télématique,...), la dynamique des groupes mixtes, la maîtrise des langues sont autant de composantes d'une formation aux méthodologies de l'information active et du travail efficace.
Macropédagogie, qualité et management de la formation
Plusieurs colloques récents abordent la question de la qualité de la formation des ingénieurs et apportent d'intéressants éclairages sur ce que doit être le management d'un établissement de formation. Mais, dès le début des années 80, les Grandes Ecoles françaises d'ingénieurs confrontaient leurs idées et leurs réalisations en matière de "macro-pégagogie" et de gestion des alternatives de formation.
Plus que dans tout autre domaine de l'enseignement supérieur se pose la question de la façon dont on articule les différents moyens ou ressources pour atteindre les objectifs.
C'est d'abord la recherche du meilleur dosage possible entre enseignements (conférences plénières ou petites classes), travaux pratiques, travaux de laboratoire, projets personnels de fin d'étude, stages en entreprise, séjours à l'étranger ou autres formules pédagogiques. N'est-il pas symptomatique que nombre de directions d'Ecoles d'ingénieurs s'intéressent fortement aux activités extrascolaires des étudiants, quand elles ne les suscitent pas ? En d'autres termes, former un ingénieur (du moins dans la culture française), c'est mettre un étudiant en face de multiples façons de gérer son ouverture sur le monde, mais c'est aussi prendre le risque d'un certain dilettantisme (comme le font parfois remarquer des collègues allemands) si cette diversité des possibles pédagogiques n'est pas gérée.
Cette "macro-pédagogie" voulue est donc mise en oeuvre au sein des Ecoles par une multiplicité d'acteurs dont on imagine mal l'équivalent dans d'autres domaines de l'enseignement supérieur. Ainsi existe-t-il fréquemment, dans les Ecoles, un responsable des stages ou un chargé des relations avec la profession. Des directions pour la formation alternée, pour la formation continue ou pour la formation par la recherche complètent le dispositif traditionnel que constitue la direction des études ou de l'enseignement. Les centres ou unités de service spécialisés (informatique, documentation, audiovisuel...) concourent de même à cette démarche de macro-pédagogie. C'est dire que la formation est prise, au sein d'une Ecole d'ingénieurs, comme un tout et comme un processus collectif, au sein duquel chacun apporte sa touche, tout en permettant les libres parcours des étudiants.
Plus spécifiquement, la notion même de direction est intéressante, car elle conduit à évoquer le problème de formation en termes de management. Le Directeur d'une Ecole d'ingénieurs est en quelque sorte un patron d'entreprise, qui doit atteindre certains objectifs avec des ressources données. L'équipe de direction (avec différents directeurs spécialisés, en nombre variable selon la taille des établissements) met en oeuvre la politique de formation avec un schéma de fonctionnement original (par rapport aux entreprises classiques) selon lequel on doit nécessairement trouver des convergences entre la logique décisionnelle et économique (la gestion de la "boîte"), la logique éducative (les départements d'enseignement et de recherche, les enseignants, les disciplines) et la logique des standards, des finalités et du besoin (les filières de formation, les débouchés, les entreprises, les anciens élèves...). Il serait du reste extrêmement intéressant d'entreprendre des recherches sur le management des institutions de formation d'ingénieurs et d'examiner le rôle respectif des diverses composantes du système.
Il faut ajouter que, de plus en plus, les Ecoles s'orientent vers la conception et la mise en oeuvre de nouveaux programmes de formation spécialisée (les Mastères, par exemple) qui sont, d'une certaine façon, une ouverture des établissements sur le monde marchand et qui les conduisent à se positionner sur un véritable marché mondial du transfert des connaissances. Mais, qui dit marché de la formation dit automatiquement concurrence. Et qui dit concurrence dit nécessairement contrôle et validation de la qualité. C'est sur ce dernier point que des efforts sont faits dans différents pays pour apprécier la qualité des formations dispensées.
De façon plus innovante encore, les Ecoles d'ingénieurs se lancent, à l'image des entreprises, dans la réalisation de "Projets d'Ecole" (projets d'entreprise) ou dans la mise en place de cercles de qualité pour l'étude de tel ou tel aspect de la gestion de l'établissement. Cette vision plus "sytémique" de la formation est bien adaptée et permet de mobiliser l'ensemble des partenaires, l'ensemble des ressources disponibles (et pas seulement les enseignants) dans la recherche de nouveaux équilibres pour mieux former les ingénieurs de demain.
Et pour conclure, la question de l'économie de l'innovation
La seule véritablement cruciale question qui reste posée est celle de l'économie de la formation des ingénieurs. Dans le modèle allemand, l'enseignement de masse à l'université est une réalité incontournable qui conduit, par exemple, le professeur à dispenser des cours devant des auditoires de plusieurs centaines d'étudiants dont la relation avec la recherche n'est désormais plus qu'un mythe. Outre-Manche ou outre-Atlantique, la misère des formations d'ingénieurs est réelle, renforcée par un libéralisme économique privilégiant les rentabilités à court terme face aux investissements éducatifs du long terme. Le contexte français n'est guère meilleur, dans la mesure où nombre d'Ecoles d'ingénieurs ont mis en place, dans les années 70, de remarquables structures "macropédagogiques" de formation qui supportent malheureusement mal les contraintes économiques actuelles. En d'autres termes, vouloir former des ingénieurs selon des schémas innovants, n'est-ce pas un luxe que seules désormais les grandes multinationales industrielles pourront s'offrir ?
Innovation, oui... mais à quel prix désormais ?