Je voudrais dans cet article présenter les principales hypothèses qui m'ont amené à parler d'une nouvelle révolution technologique : la "révolution informationnelle". Le mot, sinon le concept, n'est pas neuf, mais s'inscrit toujours, à ma connaissance, dans les théories dites de la société "postindustrielle" : or pour moi ces théories sont fausses dans la mesure où elles postulent, à tort, une substitution de l'information à la production, comme si la production matérielle (industrielle notamment) devait disparaître de notre univers économique. Pour l'avoir si fortement professé, les dirigeants américains, on le sait, s'en mordent aujourd'hui les doigts. Révolution "informationnelle" ne se réduit pas, d'autre part, à révolution "informatique", même si l'informatique y joue un rôle majeur, avec la télématique, les médias et les biotechnologies.
Il s'agit, beaucoup plus largement, du rôle nouveau et majeur joué désormais par la communication entre les hommes dans le travail comme dans les activités de loisir, avec en même temps un début de remise en cause des frontières, héritées de la révolution industrielle, entre travail contraint et temps libre.
Le lecteur trouvera peut-être que ces hypothèses rapidement présentées ici ont une forte coloration utopique : c'est l'enjeu d'un essai qui ne vise pas à présenter la "Cité radieuse" de demain, mais, chose infiniment plus compliquée, les potentialités nouvelles inscrites dans notre société, telle qu'elle est, avec son cortège de souffrances, de malheurs et d'exclusions. Penser ce que Friedmann appelait les Ònouveaux possibles" technologiques ressemble un peu au "surf" : il s'agit de jongler avec les vagues sans être englouti par elles, autrement dit de percevoir ce qui, dans les forces mêmes inventées par le capitalisme pour le servir (moyens matériels et humains de produire et d'échanger) permettrait de le dépasser, si les agents consentants de la reproduction du système parviennent à utiliser autrement les NTI (nouvelles technologies de l'information).
Des "machines" qui objectivent certaines fonctions du cerveau
Sur quelles preuves pouvons-nous nous appuyer, tout d'abord, pour parler aujourd'hui du début d'une nouvelle révolution technologique ? révolution de même ampleur que la révolution industrielle du XVIII¡ siècle,voire d'une plus grande ampleur ?
Alors que l'outil (révolution néolithique) et la machine-outil (révolution industrielle) s'inscrivent, en effet, tous deux dans des formes d'objectivation du travail matériel, les moyens de travail informatiques (et télémédiatiques) ouvrent une nouvelle ère dans l'histoire de l'humanité : celle de l'objectivation par la machine de fonctions abstraites et réflexives du cerveau et non plus seulement des fonctions cérébrales liées à l'activité de la main.
La corrélation établie par la paléontologie entre l'acquisition humaine de la technicité manuelle et la Òlibération" du cerveau (le "déverrouillage préfrontal") démontre certes indiscutablement la liaison étroite entre l'activité manuelle et un certain type d'activité cérébrale. Mais, évidemment, pas n'importe laquelle. Capable d'anticiper et de prévoir la forme de leurs bifaces, les Paléanthropes n'étaient pas capables de "lire un poinçon ou une sagaie dans une masse osseuse". (Leroi-Gourhan, A. 1964).
De même, chez l'enfant étudié par la psychologie génétique, l'acquisition du schème opératoire en liaison avec l'apprentissage de la motricité et donc de l'usage de la main, précède l'acquisition de l'intelligence abstraite, mais révèle également une association étroite entre activité manipulatoire et activité cérébrale : il s'agit de ce que Piaget appelle "l'intelligence sensori-motrice" (simple coordination de perceptions successives et de mouvements réels), par opposition à l'intelligence "réflexive" (représentation simultanée de l'ensemble de la réalité présente et absente ; action symbolique dépassant les limites de l'espace et du temps proche...), dont l'objectivation progressive spécifie justement la révolution informationnelle (Piaget, J. 1967).
L'outil objective les opérations de la main nue (liées notamment comme chez le singe à la recherche d'aliments), et permet ainsi le déplacement de l'activité humaine vers trois opérations fondamentales : la préhension, la rotation et la translation. Avec le déplacement de la fonction humaine vers le moteur, "la main cesse d'être outil pour devenir moteur", mais un moteur intelligent, tourné vers un but et qui, par conséquent, guide et dirige l'outil. C'est justement cet ensemble que va objectiver la machine-outil qui va déplacer à nouveau l'activité humaine : la main cesse alors d'être moteur pour devenir pleinement "l'intelligence qui rend et dirige la force utile". La "machine" informatique objectivera à son tour cette activité de régulation directe et immédiate de la machine, en libérant par là-même le troisième niveau de l'intelligence humaine : celui de la lucidité et de la conception des objectifs.(Leroi-Gourhan, A. 1964).
L'ordinateur peut désormais être utilisé non plus comme une machine mais comme un outil.
Les systèmes "ouverts" que sont, en effet, les "systèmes experts", "s'éloignent du modèle de l'automate de connaissance qui remplacerait le cerveau humain comme les machines industrielles remplacent le travail physique humain. Un système expert ne peut fonctionner seul. Il n'a de sens que pris dans un dialogue avec un sujet. ....Le système expert propose une forme de rapport homme/technique où le sujet humain rencontre une machine qui a incorporé auparavant certains de ses caractères (traitement de connaissances floues, incomplètes) et qui ne peut fonctionner sans sa sollicitation permanente". (Weissberg J.L. 1987).
Pour la première fois ainsi la "machine" informationnelle ne se substituerait pas à l'homme mais appellerait au contraire sa présence et l'interactivité entre sujets humains, prolongeant et libérant sa mémoire mais aussi son imagination créatrice. Au système technicien expulsant le sujet humain, le système expert opposerait la présence préalable du sujet dans le dispositif. Certes les formes antérieures d'informatisation et d'automatisation, en même temps qu'elles remplaçaient certaines fonctions humaines, en suscitaient toujours aussi de nouvelles : la conduite, la surveillance de la machine-outil, l'entretien, le diagnostic et la programmation de la machine-outil à commandes numériques comme système d'automatisation flexible.
Mais en même temps la régulation en boucle fermée de l'atelier flexible implique une centralisation accrue du traitement des informations par un ordinateur central : l'autonomie croissante de la machine informationnelle dans l'atelier flexible ne débouche pas nécessairement, selon les principes mêmes de sa conception, sur un dialogue croissant avec l'opérateur humain, au delà d'un enrichissement de la conduite des robots par des fonctions de maintenance .
On peut donc se demander si cette objectivation d'activités humaines n'est pas pour la première fois aussi une possibilité de couplage, d'échange entre l'homme et une machine qui est moins machine que "prothèse intellectuelle". Prolongeant le développement massif des services pour économiser les matériels, on assisterait ici au début de la substitution des hommes aux moyens matériels.
Mais potentialité n'est nullement nécessité inéluctable. Dans la mesure, en effet, où toute forme d'automatisation comporte une double fonction, de substitution et de prolongement des fonctions informationnelles, si le système socio-économique privilégie la substitution, c'est une logique de la domination qui refait surface ; si l'on privilégie au contraire le prolongement, on débouche sur une logique de la maîtrise. La conception même de l'ordinateur et de l'informatique n'est ni neutre ni monolithique : on peut construire d'autres types d'ordinateurs que ceux qui sont construits actuellement par les grands groupes américains (Blanc, M.C. 1982).
Les nouveaux systèmes de traitement intégré de l'information rendent ainsi possible un accès de tous les acteurs de l'entreprise à l'information dans toutes ses dimensions. Mais, encore une fois, le possible n'est pas nécessaire. Au centre de cette révolution technologique, qui n'en est qu'à ses débuts, ne se trouvent donc plus la manipulation humaine et la surveillance des machines, mais les processus de traitement de l'information dans la production matérielle et dans la production immatérielle (symbolique) de services.
Déjà l'on peut dire que la fonction intégrative de l'automation peut faire sauter les anciennes barrières qui séparaient et cloisonnaient bureau d'étude, bureau des méthodes, bureau d'ordonnancement, de contrôle qualité, maintenance et atelier de fabrication matérielle. Mais les nouvelles formes de communication à distance permettent d'aller beaucoup plus loin dans la connexion services-industrie ,en reliant directement, par exemple, un centre de recherche, un hôpital, un service de commercialisation et une usine de fabrication.
Alors que la révolution de la machine-outil restait dominée par les activités industrielles (comme la révolution de l'outil par l'agriculture), la révolution informationnelle met au premier plan, à travers le double processus d'objectivation et de développement des fonctions informationnelles, les interconnexions entre activités de production matérielle et activités des services. Loin d'être la propriété exclusive de l'activité non productive des services, comme l'ont soutenu à tort les théoriciens de la "société post-industrielle", la spécificité de la révolution de l'information est, au contraire, de bouleverser non le contenu mais les rapports entre activités productives et activités improductives, dans la production matérielle : l'interconnexion touche maintenant aussi le travail des opérateurs dont une part grandissante du temps de travail ne produit pas de plus-value, mais est cependant nécessaire à la production : temps de formation, de concertation, de gestion, d'entretien...
Mais cette interconnexion doit aussi de moins en moins être séparée de la liaison avec les clients ou partenaires de l'entreprise (fabrication à flux tendus de chaque modèle de voiture, informatisation des rapports de sous-traitance, etc.) et met alors au premier plan deux caractéristiques de la révolution informationnelle :
- le traitement "intelligent" de l'information l'emporte sur l'ancien rapport homme/machine/produit matériel dans le machinisme. La machine n'est plus un support aveugle de la seule force motrice, mais un substitut d'intelligence, qui émet également de l'information et avec qui l'homme peut dialoguer ; le "produit" n'est plus un objet matériel, mais une information immatérielle.
- le rapport homme/moyen matériel/produit est remplacé par le rapport homme /homme, qui met au premier plan les exigences nouvelles nées de la relation directe de prestation, ses aspects fondamentalement anti-marchands (même si on tente de leur donner un caractère marchand), mais aussi les rapports de pouvoir impliqués par la maîtrise de l'information.
La révolution industrielle capitaliste (il n'y en a pas eu d'autres ...) est caractérisée par la division entre ceux qui ont pour tâche de transformer la matière et ceux qui ont pour tâche de traiter l'information ; mais le traitement de l'information se subdivisait lui-même en trois niveaux au moins :
- le travail de traitement standardisé de l'information (pouvant être lié au contact avec le client, l'usager) : c'est la fonction exercée par l'employé de bureau ;
- le travail de sélection et d'interprétation de ces informations dévolu aux "cadres" chargés des décisions opérationnelles (cadres intermédiaires et cadres fonctionnels) ;
- le travail d'élaboration des décisions stratégiques (cadres de direction).
A partir du moment où non seulement le travail standardisé des employés, mais même certains éléments du travail des cadres intermédiaires sont progressivement objectivés dans les réseaux d'ordinateurs, toute l'architecture organisationnelle des entreprises, mais aussi celle des services, se trouve bouleversée.
Il ne s'agit certes pas de postuler un fatalisme technologique qui conduirait inévitablement à une "transparence" et un partage convivial de l'information. Loin de là. Mais, à l'inverse, on ne peut nier les contraintes nouvelles que la révolution informationnelle fait peser sur l'organisation comme sur les critères de gestion des entreprises capitalistes.
Dans la révolution informationnelle, l'information ne se substitue plus à la production mais l'innerve.
Selon les thèses de la Société post-industrielle (Bell, D. 1976), ce bouleversement technologique pourrait être analysé comme une substitution inéluctable, liée au "progrès technique", des activités fondées sur le traitement de l'information aux activités industrielles fondées sur la manipulation de la matière, de même que l'on a assisté au siècle dernier à la substitution de l'industrie à l'agriculture.
Cette substitution serait en même temps marquée par une intellectualisation des nouveaux métiers informationnels : le savoir abstrait de la "science" et des savants remplacerait le bricolage et l'expérience concrète des savoirs faire productifs ; une "technologie de l'intellect" substituerait aux jugements intuitifs des algorithmes incorporés dans des calculateurs pour les prises de décision.
Or c'est justement cette conception technocratique de l'innovation par le haut qui tend aujourd'hui à être remise en cause par de très nombreux économistes et gestionnaires occidentaux, y compris des américains.
Le mariage entre le savoir scientifique et les savoir faire des producteurs.
Nous nous appuierons ici tout d'abord sur une série d'études menées récemment par des chercheurs de la Harvard Business School.
Shoshana Zuboff a bien relié la volonté patronale de centraliser et de monopoliser les décisions et la logique économique toujours dominante qui motive les patrons américains quand ils achètent des machines "intelligentes" (smart machines) : la technologie est utilisée comme un moyen de réduire le personnel" (Zuboff, S. 1988).
Mais quelle est l'efficacité de cet usage de l'automation ? elle tient en un mot : les pannes. L'accroissement des temps morts dus à cette automatisation-substitution est constatée en effet par tous les spécialistes des Nouvelles Technologies de l'Information : "Les pannes d'ordinateurs... contribuent largement à faire baisser le taux d'utilisation des machines en deça du niveau prévu, au point que, dans certains cas, le taux d'utilisation est plus faible que celui d'un matériel moins complexe" (Shaiken, H. 1984).
En principe "éliminé" par la conception même du système, l'opérateur retrouve ainsi un rôle important dès que les choses vont mal... Pressés de mettre au point des systèmes qui fonctionnent sans à-coups et ne soient pas tributaires de la variabilité humaine, les concepteurs de systèmes ont commis une erreur tragique : ils ont tout simplement oublié que les êtres humains sont aussi des sources capitales de contrôle de la variabilité du système. L'optique patronale reste cependant ici d'arriver un jour à des systèmes suffisamment fiables pour se passer complètement d'interventions humaines : l'interaction homme-machine évoquée est encore conçue comme provisoire. Cette conception patronale "d'avant-garde" est pourtant encore bien loin de l'idée que tout système d'informatisation conçu pour réduire l'apport des opérateurs humains est finalement inefficace économiquement et techniquement.
Or n'est-ce pas ce qui ressort justement de l'opposition que mettent en avant ces sociologues entre deux logiques d'usage des nouvelles technologies de l'information : à la logique de l'automatisation-substitution (to Automate), ils proposent en effet de substituer la logique de l'Information (to Informate) :
"To Automate", c'est, pour eux, automatiser dans la logique du machinisme industriel, c'est à dire "éliminer le personnel, diminuer la dépendance du système de production à l'égard des jugements du personnel restant, réduire le niveau de formation qu'il réclame". Dans ces conditions, une performance adéquate est obtenue parfois par une stricte supervision et un système de récompenses et de punitions fondé sur le contrôle hiérarchique. Une toute autre organisation est utilisée quand la Technologie de l'Information est utilisée pour procurer aux opérateurs une nouvelle information qui leur serve de base pour améliorer leur prise de décision et leur production. (Zuboff, S. 1988).
Pour être efficace, cette organisation implique un haut degré d'engagement spontané, de savoirs cognitifs de haut niveau, et une influence considérable des opérateurs et de tous ceux qui font marcher le système. On a donc deux potentialités organisationnelles contradictoires "smart machines" : soit une logique de l'obéissance, de la sujétion, fondée sur le contrôle, la routinisation, la dépendance ; soit une logique de l'engagement des hommes allant même jusqu'au "self-management" (autogestion).
Mais jusqu'où peut aller ce "self-management" accepté par les promoteurs patronaux des NTI ? autrement dit jusqu'où vont la diffusion et le partage de l'information entre tous les acteurs de l'entreprise ? S. Zuboff note dans son livre les réactions hostiles de bon nombre de cadres supérieurs et de dirigeants dès lors que la Technologie de l'Information remet en cause le système hiérarchique.
Malgré l'ambivalence de ces alternatives patronales, on n'en est pas moins aux antipodes de l'automation-substitution de Daniel Bell : ce sont en effet les dysfonctionnements de ce système qui obligent aujourd'hui tous les dirigeants d'entreprise à tenter de trouver de nouveaux usages de l'automation et des technologies de l'information, tout en cherchant à préserver l'essentiel : le profit et le pouvoir stratégique. L'ensemble des expériences relatées montrent en effet très clairement que l'automation pourrait être utilisée non pas pour continuer à éliminer (et subordonner) le travail humain, mais pour augmenter au contraire sa place en inaugurant une interactivité homme/machine (intelligente) qui ne soit pas provisoire mais au contraire inhérente au système technologique lui-même.
Il ne s'agit donc pas d'éliminer, et de marginaliser, les ouvriers et les opérateurs au profit d'une minorité de cadres dirigeants chargés de la conception et des décisions, mais au contraire de briser cette conception pyramidale dont l'inefficacité est dÔautant plus frappante aujourd'hui qu'on commence à confronter des organisations où la "science" incorporée dans la technologie est "l'ennemie de la compétence", de l'expérience humaine (Shaiken, H. 1984), comme dans l'entreprise américaine, à des organisations comme celles des firmes japonaises, beaucoup plus déconcentrées, sinon décentralisées, où l'innovation est l'affaire de tous les services de l'entreprise, de la fabrication au service commercial, et non du seul groupe des ingénieurs de projet.
Il ne s'agit pas cependant d'idéaliser un système d'organisation qui a lui aussi ses limites, dans la mesure où il est subordonné, comme les autres, à la logique de la rentabilité. Ainsi dans l'industrie automobile japonaise (Jacot,H. 1990), la logique systématique d'intensification du travail (d'économie du travail vivant) entre en contradiction avec la logique visant à responsabiliser l'ouvrier dans le domaine de la programmation, de la gestion des flux et de la qualité.
L'interpénétration réciproque de l'informationnel et du matériel.
La part croissante des dépenses de recherche, de formation, d'organisation, de gestion, de marketing, de logiciels... dans la FBCF (Formation brute de capital fixe) des entreprises est une réalité indiscutable. C'est même l'une des manifestations les plus nettes de l'originalité de la révolution informationnelle. Mais on ne peut à aucun titre la réduire à une simple substitution de l'immatériel (l'intelligence) au matériel. Ce serait en effet passer sous silence l'essentiel, à savoir l'interaction nouvelle entre matériel et immatériel, forces productives matérielles et forces productives humaines, qui se développe dans la révolution informationnelle.
Par contre il est vrai qu'il faut aujourd'hui de moins en moins de matière, pour un coût qui ne cesse de diminuer, mais de plus en plus de dépenses en "ressources humaines" pour obtenir un produit, et notamment un produit qui incorpore des composants microélectroniques. Au Japon, par exemple, à production égale, la quantité de matières premières nécessaires a diminué de 60% entre 1973 et 1984. Ces faits, fondamentaux, irréversibles et indiscutables, ne sauraient nous faire oublier cependant l'autre face du même processus, à savoir la "matérialisation" de services et d'activités intellectuelles qui, pendant longtemps ne réclamaient que des moyens matériels très limités.
C'est à juste titre que les spécialistes du "tertiaire" insistent sur le changement de nature opéré dans les services depuis un siècle : les services personnels, prépondérants il y a un siècle (38,5% de la population active des services en 1870 aux USA, 36,2% en 1896 en France) sont aujourd'hui de plus en plus marginalisés (14,9% en 1980 dans les deux pays) au profit des "services collectifs" qui ont connu une évolution inverse : de 14 à 36% aux USA, de 27 à 40,5% en France (Delaunay et Gadrey, 1988).
Mais justement, à la différence des services aux particuliers, la croissance de ces services collectifs ne peut s'envisager sans prendre en compte la croissance corrélative des équipements matériels sans lesquels ils ne pourraient fonctionner : équipements médicaux, instrumentation scientifique, ordinateurs, réseaux infor-matiques et télématiques, etc.
Même si effectivement la part du matériel ne cesse de diminuer au profit des dépenses pour les hommes, on ne peut donc à aucun titre parler d'investissements "immatériels", puisqu'ils combinent toujours investissement en capital matériel et dépenses pour les hommes.
L'interpénétration des fonctions productives et des fonctions dites "improductives"
Ces relations nouvelles entre la production matérielle et le traitement de l'information ont évidemment des conséquences décisives sur les rapports entre travail productif et travail improductif.
Contrairement à des conceptions erronées qui tentent d'élargir le travail productif au travail collectif et aux services salariés (Delaunay, Gadrey, 1988), la part du travail productif ne cesse de baisser dans les grands pays capitalistes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et ce au profit du travail improductif des services. Mais en même temps les rapports entre travail matériel et travail informationnel sont bouleversés par les débuts de la révolution informationnelle. Confondre l'imbrication nouvelle productif-improductif avec un hypothétique élargissement de la sphère productive de plus value est à notre avis un contresens complet qui gomme la nouveauté de la situation actuelle par rapport à celle de la révolution industrielle où dominait un travail productif isolé du travail improductif.
L'ingénieur qui conçoit un logiciel, le technicien qui le réalise sont improductifs de valeur. Par contre, quand l'ingénieur, à l'aide de ce logiciel, met en route une nouvelle gamme d'usinage et contribue ainsi à la mise en oeuvre de produits matériels, usinés sur cette nouvelle gamme, il serait productif de valeur.
A l'inverse, quand un ouvrier cesse de manipuler ou de surveiller l'usinage d'une ligne de production informatisée, pour préparer un nouveau programme, diagnostiquer une panne, calculer le taux d'engagement ou de rebuts de son installation, participer à un cercle de qualité, suivre un stage de formation, il ne serait plus productif.
La révolution informationnelle bouleverse donc les rapports de chaque salarié avec le travail productif et improductif. L'ingénieur chef d'atelier est à la fois productif et improductif, comme le conducteur d'installation automatisée, mais pas au même degré ni avec le même contenu pour le travail improductif. Toutefois, à la différence de la division qui opposait l'esclave ouvrier et le scribe, l'OS et l'ingénieur de la révolution industrielle, avec la révolution informationnelle, le travail improductif cesserait, ou plutôt tendrait à cesser, d'être le monopole d'une catégorie sociale (Lojkine, J. 1992).
Les travailleurs productifs commenceraient à participer au travail improductif. C'est cela qui serait potentiellement révolutionnaire dans la nouvelle mutation technologique. A l'inverse de ce qui caractérise le système technologique de la révolution industrielle, le travail productif est donc aujourd'hui de moins en moins séparé ou séparable du travail improductif, même si la domination des critères de la rentabilité financière pousse à de nouvelles divisions et à de nouveaux monopoles (notamment pour la gestion financière et les coopérations interfonctionnelles).
Autrefois isolés de la fabrication les salariés des ateliers automatisés partagent maintenant leur temps entre le bureau et l'atelier ; certains même, comme les ouvriers d'entretien, doivent faire leur "mue" en s'intégrant dans le nouveau collectif des conducteurs et pilotes des installations automatisées. Leur budget-temps est donc lui aussi mixte maintenant, partagé entre des activités productives et des activités improductives (Durand, J. Lojkine, J. Mahieu, C. 1986).
Ce qui est vrai du travail productif dans les unités automatisées a aussi, sinon son équivalent, du moins sa correspondance, dans le travail de bureau. Nous ne prendrons ici qu'un seul exemple : l'impression des journaux. Le constat classique de la baisse globale des emplois ouvriers et de la hausse des emplois "tertiaires" dans le secteur de l'imprimerie-presse-édition doit, en effet, être corrigé par la prise en compte des nouvelles fonctions productives intégrées par ces emplois dits "tertiaires" : dans le secteur de la presse-édition, en effet, "des employés et cadres (parmi lesquels les journalistes) participent de façon très directe à la production" (Choffel, P. et Kramarz, F. 1988).
Avec l'informatisation de tout le circuit de fabrication (dans la presse) qui concerne désormais également la rédaction, les frontières entre la rédaction et la composition et en particulier entre les secrétaires de rédaction et les clavistes deviennent incertaines. L'idée fait son chemin que clavistes et monteurs, à l'aide d'une formation adéquate, pourraient accomplir les tâches de secrétariat de rédaction. La "tertiarisation" des emplois intègre donc en fait deux tendances à la fois opposées et complémentaires : d'une part l'augmentation du travail abstrait de manipulation symbolique dans le travail matériel comme dans le travail de bureau, et d'autre part le développement des tâches matérielles de traitement de l'information incorporées dans le travail intellectuel.
Le double mouvement de croissance des emplois de cadres moyens ou intermédiaires (ingénieurs informaticiens, analystes programmeurs, comptables, secrétaires de direction) et de déclin des emplois d'exécution (opérateurs de saisie, dactylos, employés à la comptabilité) ne doit donc pas être interprété de manière unilatérale,comme une "substitution" des professionnels de la relation aux opérateurs du faire, car le travail opératoire supprimé chez les uns est en fait réincorporé, pour une part, dans les nouveaux métiers polyvalents de la bureautique.