Le "phénomène technique" apparaît sous plusieurs formes dont une est manifeste : un processus mental de décomposition méthodique et systématique des problèmes d'où découlent des réponses opérationnelles. Lorsqu'une masse de hooligans envahit un terrain de foot et provoque une centaine de blessés, on nomme un comité d'experts, chargé de donner un avis ; celui-ci décompose le problème politique en un problème spécifique de terrain de jeu d'où émane la réponse pratique : des grillages sépareront les joueurs des spectateurs ! "La technique" est cet acte de réduction de l'humain à de l'utile qui confine à l'absurde et au cynisme : une première fois, par l'appel à des experts (experts en quoi ?) ; une deuxième fois, en réduisant un problème social à une question technique ; une troisième fois en croyant que le matériel (le grillage), l'objet, la machine ou tout autre artefact peut sauver du désespoir. On peut se demander si cette dynamique ne produit pas d'elle-même sa propre fin. Voilà qui pose correctement la question d'Heidegger : est-il possible de pousser jusqu'à l'absurde les choses de ce monde en espérant des hommes un ultime retournement ?
Je cherche à montrer, d'un point de vue historique et anthropologique, que les représentations mentales techniciennes que nous véhiculons tendent à devenir irréversibles à mesure que le "temps" nous pénètre et que, de la rationalité économique à la rationalité technologique, le calcul et la méthode tuent tout ce qui pourrait encore relever de la passion et de l'insoumission : "l'innovation" est le nom donné à la création lorsque celle-ci est réduite à un pur calcul. C'est elle qui, de mon point de vue, est à l'origine de la suprématie du modèle occidental sur la planète qui fonde ce qu'on appelle, avec légèreté, "le sous-développement". De ce point de vue, je pense que nous n'avons aucun intérêt à trop attendre...
Un point de vue historique
Une nouvelle structuration du lien social, pratiquement en oeuvre au XIV ème siècle, apparaît au moment où l'ancien ordre est en voie de déliquescence : K. Polanyi a montré que l'autonomie de l'économique prend forme au XIII ème siècle, au moment où les institutions de la période médiévale s'affaiblirent (perte de la fonction militaire, développement des marchands, infiltration des nobles dans les nouvelles institutions). M. Weber, quant à lui, montrera que l'érosion de l'autorité de la loi divine et l'éclatement de l'unité chrétienne libéreront les hommes de l'angoisse du jugement dernier, laissant ouverte la voie au monde moderne, bien illustrée par ces mots de Nietzsche : "Tous les instincts qui avaient des raisons de demeurer secrets se déchaînèrent comme des chiens sauvages, les appétits les plus brutaux eurent soudain le courage de se manifester, tout semblait justifier ".
Rien n'est inscrit d'emblée dans l'histoire (selon la formule consacrée : "c'est inévitable" ou "c'est nécessairement comme ça"), même si la critique de l'historicisme par K. Popper n'épuise pas, loin s'en faut, la question des déterminations. Des contraintes sont levées, donc des espaces sont ouverts. Mais il n'y a rien de plus contraignant que l'absence de repères : l'histoire prend alors des virages décisifs autour d'une structuration particulière. Tel est l'effet du "temps" qui ressoude la société à travers une nouvelle norme ou un nouvel équivalent général, l'heure universelle. Il faut qu'il y ait eu plus qu'une convergence d'intérêts (gens de cour, bourgeoisie, travailleurs, etc.) pour que s'exprime, à travers cette volonté de mesurer le temps, l'invention de l'horloge.
Nous ne savons pas plus du temps aujourd'hui que ce que Saint-Augustin en disait jadis (Òsi l'on me demande ce qu'est le temps, je ne sais pas le dire"). La différence vient du seul fait que, comme le dit le maître en la matière, D.Landes (1983) : "Nul ne sait ce qu'est le temps ; et, sans doute, personne ne sait non plus le définir et l'expliquer à la satisfaction générale. Mais nous savons bien le mesurer" (p276).
La mesure du temps soulève un nombre important de questions de nature épistémologique dont quelque unes sont évoquées ici :
Avec l'horloge mécanique apparaît un objet technique dont les qualités sont manifestes au regard de la clepsydre ou du cadran solaire. L'usage du poids comme origine de la force motrice induit un entraînement régulier, indépendant des saisons et du soleil, rendant possible le transport, et capable de miniaturisation. Moins d'un siècle plus tard apparaissent les horloges de Wallingford et Dondi, véritables petites révolutions de l'horlogerie naissante. Les progrès futurs iront dans le sens de la précision.
Le signifiant est lui aussi manifeste : distribution homogène du temps calendaire, division hachurée et arithmétique de la journée, l'horloge mécanique est le symbole d'une partition du temps que nous vivons pleinement aujourd'hui. Aucun de nos actes quotidiens n'échappe à cette répartition uniforme du temps : la productivité, la tension du médecin, l'école de masse, le transport ferroviaire.
L'objet technique, en soi, est important et le signifiant manifeste : mais ils ne nous expliquent pas la relation que nous entretenons vis-à-vis du temps mécanique, comme si, au bout du compte, nous nous étions pliés à cette équivalence formelle de l'unité de temps. L'heure, l'unité de temps, se répète inlassablement tout au long de la journée, quelques soient les milieux où elle s'exerce ; ne sommes-nous pas familier de cette comparaison des professions sous le seul aspect du nombre d'heures effectuées comme si tout se valait et pouvait être ramené à une quantité en terme d'heures ? On se soumet à l'ordre quantitatif comme si ce dernier avait radicalement écrasé le qualitatif. L'heure universelle est donc un formidable vecteur du contrôle social : elle ordonne la diversité humaine en l'homogénéisant.
Pour finir, se plier à cette unité de temps dont le symbole est l'horloge mécanique, c'est reconnaître l'angoisse de n'être que quelque chose qui disparaît. Tant que l'ordre religieux offrait à l'homme une durée illimitée, au delà de sa propre existence et tant que le pouvoir politique, fortement imbriqué avec le pouvoir économique, offrait à ceux qui le détenaient et à ceux qui semblaient y être indéterminablement soumis la certitude d'une permanence ou d'un maintien, le temps avait une dimension infinie. Il en sera différemment lorsqu'on assistera à cette déchirure du lien social qui offre à l'homme sa nudité. Devant l'angoisse de la mort, l'homme répond par sa volonté de puissance qui cherche à rompre le temps et à compimer l'espace ; trois siècles plus tard, les nouvelles technologies peuvent toutes être lues de cette manière, car elles poursuivent cette même quête dont la vitesse s'accélère à mesure que le sentiment d'isolement social progresse. N'a-t-on jamais constaté, par simple observation de la vie sociale qui règle les pays les plus compétitifs, que la perte de sens d'une société accélère la vitesse de diffusion des technologies ? Comme si pour échapper Òà ce qui estÒ, c'est-à-dire "rien", on souhaitait aller toujours plus vite.
L'horloge porte en elle les fondements d'une maîtrise rationnelle, d'un ordre pondéré, du calcul, destructeurs de l'esprit spéculatif et contemplatif sur ce que nous sommes au profit de "ce qui compte" c'est-à-dire de ce que nous avons. "Plus tu as, moins tu es", disait Marx ; peut-être aussi que le désir d'avoir n'est que le reflet du manque d'être : "moins tu es, plus tu as", devrait-on ajouter. L'espace est alors libre pour que, canalisés par la seule mesure du temps, les objets puissent se développer et envahir l'espace social.
Ce n'est pas que l'objet n'ait pas de sens, comme on l'entend si souvent ; ceux qui le disent souhaitent toujours dissoudre l'objet dans sa relation avant même d'avoir étudié la structure et la logique qui les animent. Chaque objet porte un sens de sorte que l'accroissement des objets multiplie les sens au point de casser toute hiérarchie de valeur, ou "tout se vaut".
C'est au plus profond de ce manque de considération de l'être que réside la force des objets techniques qui, compte tenu de leur accroissement et de leurs différences de nature (un fer à repasser n'est pas une télévision), démultiplient alors leur capacité de puissance. Abandonné à leur seule logique, les objets vont se développer par lien de cohérence technique puisque l'homme ne fait qu'assister leur filiation.
Rien de la période qui débute au XVIII ème siècle et se poursuit aujourd'hui, et dont les fondements apparaissent deux siècles plus tôt, n'aurait pu voir le jour sans cette relation au temps mécanique, induite par cette angoisse d'être dans un monde sans repère. La régularité du mouvement de l'horloge masque, sous le symbole du démon de Laplace, l'angoisse de l'être déchiré.
La science est un projet qui repose sur la foi dans "le temps qui vient". C'est pour cela que le positivisme s'identifie aussi bien à la science et il n'est pas sûr que le paradigme de la science moderne y soit bien étranger.
Les artefacts, qui nous submergent, capitalisent "le temps passé". Une machine, n'est-ce pas une mémoire de l'histoire qui retrace les conditions des inventions, les luttes passées et les espoirs déçus ? Les capitaux sont des "avances de temps". N'est-ce pas ce que nous apprenons à nos étudiants lorsque nous leur parlons "d'investissement" ?
Enfin, le cadre institutionnel et organisationnel est du "temps domestiqué", encadré, canonisé, dompté.
Cet article pose les jalons de cette investigation ; un prochain article étudiera l'articulation de ces différents points.
La science, une foi illimitée dans le "temps qui vient"
R. Descartes, qui voit dans le comportement humain et animal une mécanique totalement explicable, posera le fondement de la science moderne. F.Bacon, qui voit dans la puissance humaine l'ambition de dominer la nature, préfigure ce que sera la méthode expérimentale. Associant une vérification empirique à une capacité mathématique, ils fondent la raison démonstrative, la science.
L'idée de la science sous-entend deux préalables : tout d'abord l'idée que "plus on va dans l'histoire et plus on sait", de telle sorte que le savoir s'approche de plus en plus de la vérité. Ensuite, la science étant d'emblée opératoire, elle se coupe de toute autre forme de savoir spéculatif, opérant une suprématie sur les autres formes de connaissance.
Voici le développement de ces deux points :
La science, par ses réalisations concrètes, montre à la fois les changements qu'elle occasionne et les espoirs qu'elle fait naître. Elle porte en elle les espérances eschatologiques que soutenait autrefois la religion. Le positivisme est évidemment la figure la plus forte de ce moment historique car A. Comte avait fondé ses trois états (l'état théologique, l'état métaphysique et l'état positif) sur la croyance que "plus la science progresse et plus la méthode scientifique va s'étendre aux autres disciplines et obtenir des résultats semblables". Il n'aura pas tort quant à l'extension de la méthode scientifique, que Nietzsche avait du reste parfaitement bien vu : "Ce qui distingue le XIX ème siècle, ce n'est pas le triomphe des sciences, mais le triomphe sur les sciences de la méthode scientifique".
Même si, aujourd'hui, le positivisme prend d'autres formes, on entend encore souvent des formules du type : "ceux qui ont la connaissance devraient ..." comme si la connaissance était quelque chose qui s'acquiert par capitalisation.
Donc, comme "modèle" de connaissance, la science s'est incontestablement imposée. En revanche, elle ne tiendra pas son projet d'éclaircissement de la réalité. En voici une illustration : on a attendu plus de trois mille ans pour lire les cartes de la biologie génétique : il s'agit là d'une innovation probablement très prometteuse mais celle-ci ne nous aide pas beaucoup à mieux penser notre monde et le fait de l'ignorer n'a pas empêché le monde passé de parfois bien se penser. En se débarrassant de tout questionnement ontologique, l'esprit scientifique ne pourra plus répondre aux questions majeures de notre époque. Devant cet obscurcissement, sa seule issue va être de se réfugier dans des espaces de plus en plus localisés et des champs de plus en plus circonscrits. Le témoin de ce mouvement va être K. Popper qui, d'une certaine façon, "sauve les meubles". D'une part, parce qu'il enfermera la pensée dans le champ clos de la "recherche" alors que le statut même de celui qui a fonction de "chercher" était, depuis longtemps, mis en cause. On concevait que "la rue" pouvait avoir la raison.
D'autre part, parce qu'en séparant les conditions subjectives des énoncés, il surdétermine la logique formelle au détriment d'autres approches. Ce que, de façon maladroite, P. Feyerabend lui reprochera.
Que certains soient amenés aujourd'hui à penser que notre histoire est faite de "hasards" et de "bifurcations", de "chances" et "d'opportunités", n'est pas une grande sottise ; elle le devient dès lors qu'on omet de souligner les degrés de liberté et les contraintes auxquelles cette latitude est soumise. Telle est le cas de cette "innovation intellectuelle" selon laquelle "le monde est plein d'incertitude". Nul ne peut contester que la situation économique actuelle est plus "incertaine" que celle des années 60. Mais il ne s'agit pas de cela dans ce nouveau discours car ce n'est pas le monde qui a changé, c'est le "regard" que les scientifiques portent sur lui (à la limite, ils assimilent la réalité à leur regard quand ils ne vont pas jusqu'à dire que "la réalité n'existe pas"). Autrement dit, le monde a toujours été "incertain". Or, ce que nous cherchons à comprendre n'est pas ce qui se passe dans la tête des prix Nobel, enfermés dans les polémiques de leurs laboratoires, mais la réalité qu'ils décrivent. La direction de la réalité technoscientifique, à l'intérieur de laquelle règne une forte incertitude quant aux choix des décisions, fait peser des menaces plus "certaines "que dans les années trente.
Donc, première conclusion : la conscience ne va pas de pair avec la science .
La deuxième constatation est que le savoir scientifique est par nature hégémonique :
- d'abord parce qu'il n'a pas besoin de l'assentiment général même s'il est le lieu de rivalité entre scientifiques. Par son caractère même, il laisse le débat social à l'écart car il n'en a fondamentalement pas besoin : "la science, c'est vrai". En ce sens, J.M Lévy-Leblond a raison de dire que la "science a un caractère non démocratique" ;
- ensuite, il est hégémonique parce qu'il sert de modèle aux autres sciences, dont la science économique s'est, par naïveté, le plus approchée. Plus généralement, il sert de modèle aux pratiques sociales. En restreignant leur champ d'investigation, les scientifiques sont pris dans leur propre piège lorsqu'ils cherchent ensuite à parler du monde. C'est l'ambiguïté de la démarche de R.Thom qui propose un système d'interprétation général qui ne peut pas être reconnu par les mathématiciens ;
- enfin et surtout, parce que la science est porteuse d'espoir.
S'étonne-t-on des déchets nucléaires versés dans la Méditerranée ? On nous répond que "la science pourra peut-être un jour en venir à bout". Et d'ajouter que rien de ce monde n'existerait si, au moment où les choses avaient été conçues, on avait anticipé leur généralisation. Reste que la potentialité de puissance des outils pose aujourd'hui une responsabilité de nature différente.
Le discours actuel des scientifiques reste en fait très entaché des origines de la science. Dans leur grande majorité, ils pensent que la société est "en retard" par rapport à leurs travaux et que "la nouvelle science promulguera une autre société". De ce point de vue, les scientifiques restent très positifs dans le temps qui vient. Je ne partage pas le point de vue de ceux qui prennent leurs désirs pour la réalité.
Les artefacts, le "temps qui passe"
La période qui démarre dans la seconde moitié du XVIII ème siècle est celle de progrès technique mesuré par des artefacts. On pense, au fil des siècles, à la machine à filer le coton d'Arkwright en 1769, au fer laminé en 1783, à la machine à vapeur de J.Watt en 1787. La véritable victoire est celle de la Machine -au delà de la machine-outil en 1799- de la passation du travail humain et vivant vers l'artefact, mort ou machinique, parce que la productivité y est devenue la traction principale du monde social. Derrière le mythe d'une diminution de la peine, c'est en fait le pouvoir de la machine sur l'homme qui est réfléchi, face à la rapidité d'exécution qui dépossède l'homme. Mais ce pouvoir de la machine n'est pas innocent.
Quand le geste est reproduit, qu'il répète inlassablement le même mouvement arithmétique que celui qui se donne à voir dans l'horloge mécanique, pourquoi ne pas transférer ce geste humain à une machine ? Que trouver d'étonnant à cela ? Récemment, dans un colloque, un monsieur, à qui on avait volé sa voiture, racontait qu'il avait téléphoné à un commissariat central, qu'il était tombé sur un disque et avait dû laisser un message. Fou de rage, le monsieur se plaignait de ne plus voir de gendarme. Ce serait bien la première fois que j'irais me plaindre de ne plus voir de gendarme ! Ce qui est en cause ici, ce n'est pas la machine, c'est qu'on soit arriver à faire faire à des hommes, en l'occurence un gendarme, des activités qu'une machine simple peut réaliser avec plus d'efficacité. C'est parce qu'on a réduit le geste humain à celui d'une machine qu'on a aujourd'hui une boulimie de machines qui se substituent aux hommes.
L'histoire de la machine est donc celle de l'anéantissement des capacités humaines : la machine est une sorte de loi juridique appliquée à l'économie selon laquelle elle stoppe, à un moment du temps, le conflit entre les dirigeants et exécutants. A ce stade, elle signifie à ces derniers l'étendue de leur misère. Plus la machine prend des formes complexes, c'est-à-dire qu'elle incorpore de la valeur ajoutée, et plus les conflits dirigeant/éxécutant sont brouillés ; soit parce qu'il se déplacent dans la concurrence des constructeurs entre eux, soit qu'ils épousent d'autres lieux (utilisateurs ou usagers).
La substitution du capital au travail est donc un transfert de conflits qui est fixé dans la matière. La machine est par définition un objet politique qui capitalise une histoire, celle du temps passé ; au moment où elle est implantée, le conflit, prenant appui sur elle est déjà ailleurs. Mais en disant cela, on ne dit pas seulement que la technique est du "pouvoir cristallisé", on dit qu'elle mesure la déchéance humaine, le moment où la servitude est devenue volontaire.
Aujourd'hui, la machine n'est plus un objet isolé. Ce que nous appelons "la technique" est un traitement du social, plus général que la somme des conflits individuels, dont la machine est un élément de meccano. Ce traitement réside dans la fixation de normes et de codes dont la technologie informationnelle est le principal vecteur (J.Prades 1985).
Les capitaux sont des "avances de temps"
Le "phénomène technique" n'a d'existence que parce qu'il est l'enjeu d'une formidable accumulation de capitaux. L'accumulation de capitaux est, à un double sens, une "avance de temps" :
- une "avance de temps" liée à l'investissement qui est, comme le disait Keynes, "un pari sur l'avenir" mais dans une acception beaucoup plus large que celle qu'il donnait. Ce pari n'est jamais rationnel. N'importe quel calcul d'actualisation en matière de choix d'investissement est lié au nombre d''années de vie du matériel. Quelques soient les calculs de la SNCF, il y a toujours une large partie d'aléatoire sur la durée de vie du TGV qui tient compte de variables qui, pour la plupart, n'existent pas encore. Or, la simple modification du nombre d'années change complètement les résultats du calcul d'actualisation et rend encore plus relatifs les résultats comptables. Donc, "l'avance de temps" dont il s'agit, est celle qui inscrit l'avenir dans le présent, ou qui fait de demain une forme quasi-identique à aujourd'hui. Keynes avait donc encore raison de dire que "l'investissement est un pont entre le passé et l'avenir" mais dans une acception beaucoup plus forte que celle à laquelle il pensait ;
- une "avance de temps" liée cette fois à la vitesse car ce qui compte est moins d'avoir du "courage" d'avancer des capitaux que de les avancer avant les autres.
Certains économistes ont noté que le concept de "productivité" était dépassé et qu'il fallait aujourd'hui parler de "compétitivité". La compétitivité est une avance sur le voisin, de sorte que le système devient une fuite en avant qui présente deux caractéristiques :
- la première est que la durée de vie des produits est accélérée alors que les investissements en R-D sont colossaux. Donc, la rentabilité est faible et on doit faire de plus en plus d'efforts pour obtenir un résultat toujours moindre. Les effets d'apprentissage nécessaires, car les sauts technologiques sont difficiles, vont à l'encontre des économies d'échelle ;.
- la deuxième conséquence est que "la vitesse" est un concept toujours dangereux car il met face à face la puissance des objets et la capacité de réaction des hommes. C'est cela la réflexion sur l'irréversibilité : le temps de l'irréversibilité des techniques face à la capacité de réversibilité des humains.
Ces investissements en artefacts, qui économisent le temps de travail direct, ne vont pas sans une formidable accumulation de capitaux dont l'origine est autant l'exploitation de la main-d'oeuvre (faible rémunération pour une quantité de travail importante) que celle provenant de pays qui fournissent les matériaux de base. En gonflant la part relative de valeur ajoutée dans le coût des produits, les pays riches accroissent le différentiel avec ceux qui produisent exclusivement des matières premières et dont la part de la valeur ajoutée est faible. Une telle disproportion existe également entre les couches des pays riches, industriels et agriculteurs, ces derniers étant condamnés à s'endetter s'ils se modernisent et à végéter s'ils ne le font pas, car devant toujours produire davantage pour maintenir les termes de l'échange (F. Partant 1987). Ainsi se crée un système hierarchisé de groupes sociaux, les pays riches étant ceux dont la part de la population occupée à produire des biens à forte valeur ajoutée l'emporte sur la population productrice de produits de base. Plus l'avance est considérable et plus les pays pauvres voient s'agrandir la distance qui les sépare des pays riches.
Mais la rationalité du couple "coût/performance" ne peut pas faire l'économie de transformations institutionnelles qui paraissent souvent mineures à l'observateur alors qu'elles participent de plus en plus à l'opérativité.
L'organisation ou le "temps domestiqué"
Les plus belles découvertes de produits ou procédés ne sont rien, en effet, si elles ne sont pas accompagnées d'innovations touchant l'organisation du travail et le cadre institutionnel A ce titre, le développement de la lettre de change, de l'assurance, sont aussi importants, sinon plus, que la machine de Watt. Et parmi ces techniques nouvelles, la comptabilité mérite une attention particulière (Sombart 1916) bien que contestée (F.Braudel 1979). Elle a tout d'abord séparé la famille de l'unité "entreprise", créant ainsi deux entités séparées que le passif du bilan allait refléter. Weber affirme par exemple que "dans les grandes familles commerciales florentines, celle des Médicis par exemple, les registres mélangeaient les dépenses domestiques et les transactions en capital ; dans les bilans, on faisait les comptes relatifs aux affaires extérieures de commenda, tandis que du côté intérieur tout restait confondu dans la marmite familiale de la communauté". La comptabilité a ensuite remplacé les liens coutumiers par les symboles algébriques qui se prêtent à des sommations ou à des déductions, rendant le plus petit fait subjectif justiciable du calcul. La comptabilité est de plus un apprentissage formel, logico-déductif, qui peut conforter l'individu le plus paresseux mais également le plus diabolique en le bornant dans un cadre structuré. La comptabilité est également susceptible de comparaisons entre différentes unités ; la société médiévale était une société guerrière qui ne se prêtait à des comparaisons que pour s'affronter physiquement ; là, on passe d'un registre physique à l'intégration mentale de la comparaison pour l'efficience. La comptabilité est enfin la preuve d'un exercice licite de l'activité commerciale et de la richesse. Le surplus de richesse dégagé provient de l'articu-lation, du poids relatif des dépenses (nous dirions aujourd'hui, des postes de charges) ; c'est dire qu'il est endogène à l'activité et ne provient ni de la fraude ni de la corruption. La comptabilité introduit donc un principe de sincèrité.
Rien n'indique de relation de causalité entre la comptabilité et le capitalisme. F Braudel rappelle que le premier livre de comptabilité date de 1211 alors qu'il est admis que le principe de la partie double décrit le plus systématiquement nous vient de la " Summa de aritmetica" de Luca Pacioli en 1494, redécouvert dans la deuxième partie du 19ème siècle. Si on ne peut pas déduire une relation de causalité linéaire, comme du reste aucun "fait" pris isolemment, on ne peut, malgré tout, sous- estimer la convergence des principes comptables avec ceux de la société naissante puisqu'on y retrouve les mêmes principes canoniques : l'enregistrement symbolique des activités dans "le temps comptable", quelle merveille de domestication ! Si la comptabilité est un symbole, c'est parce qu'elle est à la fois la manifestation de la rationalité économique et de la rationalité technique, entendue dans un sens non machinique.
Nous venons d'évoquer quelques traits significatifs qui laissent ouverte, sans la provoquer, la formidable transformation qui a eu cours en Europe, entre le XVI ème siècle et la fin du XVIII ème siècle.
Voici comment A. Koyré (1957) caractérise le nouveau monde :
- "un univers indéfini et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l'identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique (...)"
- "le rejet par la pensée scientifique de toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d'harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l'être, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits".
Un point de vue anthropologique
Un point de vue anthropologique permet d'approcher, sous un nouvel angle, l'étude de la technoscience et la singularité de l'Occident. S. Latouche (1983) a montré le caractère globalisant de l'Occident ; M. Beaud (1991) a traduit une idée différente au niveau du "système national-mondial hierarchisé". Tous deux admettent, selon la formule de J.C. Chesneaux, le caractère transposable mais pas généralisable du système.
On peut s'interroger sur ce qui a permis à cette petite partie de la planète de s'offrir le privilège de mettre à l'écart les 3/4 de l'humanité. Voici quelques remarques, posées telles quelles, à la manière weberienne avec, au centre, toujours l'idée du temps.
La croyance au Progrès : le "temps des autres"
La première remarque relève d'un constat : la majeure partie des innovations, que ce soit dans les pays de l'Est (M. Heller 1985 / A. Zinoviev 1978) ou dans les sociétés du Sud (F. Partant, 1983) est exportée de l'Occident et relève du mimétisme. Il ne s'agit pas des innovations matérielles les plus visibles mais du couplage entre les différents types d'innovations : de produits, de procédés et d'organisation du travail. Rapidement évoqué, on peut décrire le processus de la manière suivante : les innovations de produit tractent la consommation finale, donc une large partie de la demande solvable ; les innovations de procédé favorisent la substitution du capital au travail alors que les innovations d'organisation interne ou externe de la firme favorisent une intensification du travail ; ces deux derniers types d'innovation générent des gains de productivité. A leur tour, ces derniers provoquent une baisse de coût, donc de prix et, par là, un élargissement de la demande qui redouble la force des innovations de produit. L'impulsion de l'Etat est, dans ce mécanisme, à la fois essentiel et très subtil : trop souvent réduit au rôle quantitatif que lui prêtait Keynes, il est aujourd'hui plus qualitatif (veille technologique, etc.)
Ce processus combinatoire est étranger aux trois quarts de l'Humanité et cette étrange situation ne tombe pas du ciel et résulte d'un imaginaire occidental : la croyance au Progrès.
Voyons d'abord ce que cette croyance n'est pas, ensuite ce qu'elle signifie, enfin ce qui distingue cette croyance d'autres systèmes de valeur.
On aurait tort d'aller trop vite dans la dénégation du progrès selon des formules creuses comme : "Plus personne ne croit au Progrès" car sous cette formule lapidaire, les intéressés ne savent plus de quoi ils parlent.
Ce n'est pas, bien sûr, sous la forme morale que cette croyance a une signification, en ce sens que le Progrès apporterait le Bien et supprimerait le Mal. La seule traite que nous avons à l'égard de la dégradation écologique suffirait à montrer que nous n'allons pas dans le sens du "Bien"et que beaucoup en ont une claire conscience. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour clamer que personne ne croit au progrès.
Ce n'est pas non plus sous sa forme eschatologique en ce sens qu'à l'avenir nous serons tous riches et travaillerons peu. Là encore, la simple comparaison de notre niveau de vie avec la croissance du PIB montre que le premier augmente de moins en moins vite par rapport à la croissance du second ce qui signifie qu'il faut toujours plus de PIB pour couvrir une petite variation du second. Même à un niveau strictement quantitatif, la démonstration peut être faite. Mais ce n'est pas encore suffisant pour dire que nous ne croyons pas au progrès.
Ce n'est pas enfin sous la forme du Vrai ou du Faux que l'on peut s'autoriser à proclamer qu'on ne croit plus au progrès : tout le monde sait que le progrès n'est pas plus "juste que faux", ce qui n'entraîne pas le retrait d'une espérance, bien au contraire.
Venons-en à spécifier cette croyance.
Nous prétendons que nos sociétés "vivent", au sens fort, le changement technique et sont bousculées par sa présence. Nous en voulons pour preuve qu'elles réagissent sous les trois formes suivantes : soit elles refusent une innovation (lorsque la population nantaise refusait en 1973 le projet Gamin), soit elles l'acceptent (lorsque la population de Vélizy expérimentait les débuts de la télématique française), soit elles s'y plient, moyennant une réponse partielle des "innovateurs" (comme la carte d'identité européenne, par exemple).
En aucun cas, nos sociétés sont indifférentes au changement technique, ne succombent à un ordre de la résignation ou n'élaborent une véritable pratique de la distanciation. Cette approche circonstanciée est celle du soviétique de Zinoviev lorsqu'il n'offre pas de résistance verbale aux propos du Parti, que les évènements récents n'invalident pas totalement aux yeux de cet auteur. C'est également la manière dont au Bénin on écoutait avec sagesse les messages politiques comme des codes dont on ne croyait pas une ligne car on les "entendait". Entendre ne signifie pas ici "refuser", "accepter" ou se "plier".
Nous, Occidentaux, croyons au Progrès ; nous lui prêtons attention, nous y souscrivons ou nous nous y opposons sans jamais nous y soustraire.
L'Occident parle la Technique sans peut-être rarement évaluer que le langage qu'il utilise est déjà celui de l'ordre de la Technique. En ce sens, ces lignes sont déjà l'expression de cette croyance ! Mais que dire de cette incroyable production de livres et d'articles sur les sciences et les techniques dont les auteurs, à peine l'ouvrage terminé, réfutent le livre, refusent d'en parler et se mettent à travailler sur le prochain ouvrage
Le pouvoir d'attraction : "notre temps"
La deuxième remarque que nous inspire l'Occident dans l'espace est le pouvoir d'attraction qu'exercent notre façon de penser et surtout nos objets techniques. Pour faire image, on serait tenté de le comparer à ce pouvoir de captage d'attention qu'exerce une télévision allumée sur un enfant qui rentre dans une pièce. Une sorte de fascination à laquelle il est difficile d'échapper. Du coup, tout ce qui relève d'un autre imaginaire participe du retard, voire de l'exclusion. C'est la conclusion à laquelle arrive P. Feyerabend : "La montée de la science moderne coîncide avec la suppression des sociétés non occidentales par les envahisseurs occidentaux. Ces sociétés ne sont pas seulement physiquement supprimées, elles perdent aussi leur indépendance intellectuelle et sont forcées d'adopter la religion sanguinaire de l'amour du prochain-le christianisme. Leurs individus les plus intelligents obtiennent un bonus supplémentaire : ils sont introduits dans les mystères du rationalisme occidental avec à son sommet, la science occidentale".
Ce pouvoir d'attraction est terriblement effectif sur les objets techniques, beaucoup plus que sur les rites et les coutumes auxquels nous avaient habitué d'autres formes sociales : dès que l'Occidental possède quatre sous, il les affecte à l'acquisition d'objets qu'il consomme, ce qui nécessite, en amont, la production de nouveaux objets capable de capter de nouveaux besoins sociaux, en aval, l'acceptation de travailler plus pour posséder davantage.
L'équivalence : "le temps pour tous"
La troisième remarque que nous inspire l'Occident est sa capacité à assurer une équivalence entre le travail, l'effort, l'investissement et sa traduction le long de l'échelle sociale.
Loin de moi l'idée d'évacuer "le capital familial" ou social, comme dirait P.Bourdieu, dans le positionnement social ; c'est une banalité statistique que de montrer que les "genres" se reproduisent, tant au niveau du pouvoir industriel qu'au niveau politique ou intellectuel. Ni encore la fonction de revanche sociale qui existe dans beaucoup de promotions professionnelles. Nous n'étudions pas les raisons de cette réussite mais seulement la chose suivante : dans nos sociétés, la quasi-totalité des fonctions professionnelles, de bas en haut de la pyramide sociale, ne nécessite que de très faibles qualités : celle du travail (sa quantité), celle qui permet de l'imposer (l'autorité) puis celle qui la valorise (la promotion), ces attributs étant assis sur une compétence technique préalable, ouverte à suffisamment de "monde" pour que ce même "monde" y croie. Mais il n'y a pas que la compétence qui soit "technique", tout le reste l'est aussi : il existe des techniques d'organisation du travail (pour travailler plus), des techniques de management (pour s'imposer davantage) et des techniques de marketing (pour mieux se vendre).
Ceci ne serait rien si le système ne permettait pas de mouvement : or, ce qui frappe dans l'histoire de l'Occident, c'est le déplacement des fortunes familiales, des corps d'Etat, des religions, de la bourgeoisie, etc. qui assure au système sa pérennité alors même que la seule observation de l'histoire islamique nous montre les forces de rappel qui ramènent inexorablement les choses à leur position initiale.
Ce que l'on sait de la société soviétique avec ses privilèges secrets réservés aux cadres du Parti, le trucage systématique des données économiques, la hiérarchisation codée et statique des progressions interdit sur ce point une symétrie avec l'Occident. Nul ne sait encore si les événements récents pousseront le bloc soviétique vers l'occidentalisation ou la tiers-mondisation, mais il y a fort à parier que le chemin qui conduit à la première hypothèse sera long et périlleux.
De même, le rôle de l'économie informelle, le don et la supériorité du lien familial sur le marché, éventuellement les cultes pratiqués dans de larges régions du Sud sont autant de barrières à l'Occidentalisation. Loin de nous, s'il était besoin de le préciser, l'idée que les pays concernés pourraient en tirer le moindre avantage, si tant est que le choix puisse être posé en ces termes.
On l'aura compris : ce qui distingue l'Occident du reste du monde à la fois d'un point de vue historique et anthropologique, c'est son rapport au temps. Or, c'est la technique qui définit notre relation au temps. La fin ultime de ce processus, nous la nommons : "la technoscience". Il nous reste à préciser ce que traduit ce concept, ce qui le distingue du terme de "technique". Nous pourrons alors préciser la dynamique de la technoscience, et dire pourquoi nous lui attribuons un caractère durable ou passager.
* (sous la direction de) "La technoscience, les fractures des discours" L'Harmattan 1992